Rentrée de chez Action, Miss Flo déballe ses courses sous sa ring light. Elle sort de ses sacs un bol à l’effigie de l’abeille des Miel Pops, une gamelle pour chien qui ferait un super récipient pour des olives si on arrache la mousse en dessous. Sur ses réseaux, l’influenceuse d’Epernay, fraîchement débarquée dans la Drôme où elle vit dans un garage aménagé en studio avec son mari, dévoile son quotidien en périphérie. Bouffe, trends TikTok, vie de couple, voyages : avec 86 000 abonnés sur TikTok et près de 19 000 sur Instagram, Miss Flo est une influenceuse comme les autres, le glam et le fric en moins. 

Depuis que l’ère TikTok a enterré Facebook et creuse consciencieusement la tombe d’Instagram, le métier d’influenceur s’est diversifié pour faire une petite place à celles et ceux qui ne connaissent ni les soirées mondaines, ni les buildings clinquants de Dubaï. Leurs contenus, moins lisses, moins esthétiques et très souvent bancals, séduisent autant des fans au premier degré que des personnes au niveau de vie supérieur. Pourquoi la France d’en haut mange-t-elle ses croissants devant des filles qui décrivent un quotidien d’une normalité évidente ? Lassitude des influenceuses qui vendent un rêve inaccessible, mépris de classe ou réel intérêt pour les hauls Lidl, les chorés mal montées et les photos de plats moyens ?

« C’est la cassosserie qui m’a fait kiffer, attaque Estelle, tout juste rentrée d’une semaine à taffer son bronzage sur un voilier en Sardaigne. Des copines m’avaient parlé de Miss Flo alors je me suis abonnée à son compte Instagram. Je ne sais pas si elle se rend compte que les gens se moquent de sa façon de parler ou de son comportement, mais c’est ça qui me fait rire ». La Marseillaise de 26 ans semble avoir suivi le même circuit raconté par d’autres personnes qui Miss Flo : quelqu’un tombe par hasard sur une vidéo et fait tourner le compte à ses potes, avec qui ces contenus deviendront un running gag.

« Ça nous faisait rire de la voir faire des trucs hyper randoms et hyper simples. »

Selon Vincent Manilève, journaliste spécialiste du numérique et de l’influence en ligne, les addicts aux influenceuses de classes populaires et inférieures à eux sont souvent jeunes, et passent beaucoup de temps à scroller les réseaux. « Ils ne vont pas seulement explorer les comptes populaires que les plateformes suggèrent en premier, mais ils vont digger un petit peu. Mine de rien, on ne tombe pas si facilement sur ces comptes ». Quelques heures perdues dans le vortex de TikTok plus tard, on découvre des filles qui reprennent les codes des influenceuses et les adaptent à la réalité de leur quotidien, dans des vidéos un peu cringe où le malaise a toute sa place.

Mais du mépris à la bienveillance il n’y a qu’un pas, et ceux qui consomment prétendument au 1000e degré finissent souvent par retourner leur veste. C’est pendant le confinement, dans l’appartement de ses parents dans le XIXe arrondissement de Paris, qu’Alma a découvert le compte de Tiffany la vraie, une influenceuse de Noeux-les-Mines (dans le Pas-de-Calais) suivie par 112 000 abonnés sur TikTok. L’étudiante à Sciences Po, qui se décrit elle-même comme une “parisienne bobo qui se pose aux Buttes Chaumont au moindre rayon de soleil”, a commencé à faire tourner les vidéos de Tiffany à une copine.

« Ça nous faisait rire de la voir faire des trucs hyper randoms et hyper simples. Elle faisait des hauls de ses courses chez Lidl, elle appelait le coca du “noir gazeux”, et on a commencé à reprendre ses éléments de langage entre nous… Tiffany a commencé à faire partie de notre relation ». Puis avec le temps, Alma a changé de regard sur la cible de ses moqueries : « Ça se voit qu’elle met du cœur dans ce qu’elle fait, je trouve ça cool. Tiffany c’est vraiment le sang maintenant ».

Parce que ces filles ne montrent pas un quotidien fantasmé, assument de se mettre en scène maladroitement, et s’affichent authentiques et imperméables aux commentaires de haters qui pleuvent sur elles, elles forcent une certaine forme d’admiration, ou a minima de respect. « Sur les réseaux on est souvent influencés par ce que les gens disent de nous, on porte un masque… On a l’impression que ces personnes n’en portent pas, et un certain respect finit par s’établir : malgré la haine, elles tracent leur route et postent ce qu’elles ont envie de poster », explique Vincent Manilève. Alors que Lena Situations, Enjoy Phoenix et le gratin de l’influence s’est radicalement éloigné de son public au fil des partenariats et d’un nombre exponentiel d’abonnés, les influences pop sont, elles, toujours relatable et accessibles.

« Quand j’ai besoin de me remonter le moral je vais sur son Insta et je regarde ses stories, ça me fait sourire. »

Ce mélange d’attachement et de moquerie face au petit écran n’a rien de nouveau. On peut l’avoir déjà ressenti devant des émissions de télé-réalité qui basent leur programme sur le quotidien de personnes issues de classes populaires, comme c’est le cas de Tellement vrai, Pascal Le Grand Frère ou Strip Tease quelques années en arrière. Les galères des participants prêtent aux railleries, aux sourires compatissants, et peuvent même arracher quelques larmes si la production force sur le montage. À la différence près que sur les réseaux, les créateurs de contenus maîtrisent leur image et ne se font pas piéger par un montage ou un scénario qui les tourne en ridicule.

Un avantage considérable si on repense à certains candidats qui ne gardent que des mauvais souvenirs de leur passage en télé, comme Freddy dans la saison 5 de L’amour est dans le pré, qui avait reçu une prétendante venue après avoir perdu un pari. « La mécanique de consommation de ces comptes est similaire à celle des émissions qui montrent des personnes au parcours de vie accidenté, qui ont des difficultés à s’en sortir. C’est vieux comme le monde, mais les gens ont besoin de se rassurer et de se dire : “Ah il y a cette personne, c’est chaud. Moi, je ne suis pas comme ça” », poursuit le journaliste.

Loin de posséder des millions sur leurs comptes, de cocher tous les canons esthétiques et de squatter les hôtels 5 étoiles avec piscine à débordement, les influenceuses populaires rassurent ceux qui sont mieux lotis plus qu’elles ne frustrent. Du fond de son lit, Alma ouvre parfois TikTok en sachant pertinemment ce qu’il lui faut : « Quand j’ai besoin de me remonter le moral je vais sur son Insta et je regarde ses stories, ça me fait sourire ». Choper des complexes devant des meufs qui se gavent de gluten en gardant une plastique de rêve ou trouver du réconfort dans le quotidien de meufs en galère depuis son appart haussmannien : dans un sens comme dans l’autre, les réseaux continuent de creuser nos frustrations et d’entretenir des rapports malsains.

« Elles ont le mérite d’être transparentes, de ne pas être en totale opposition avec mes valeurs et de ne pas fausser la valeur du travail. »

« Je crois que je suis passée de la moquerie pure à de la moquerie gentille », réfléchit tout haut Manon, 27 ans et fraîchement propriétaire d’un appart avec vue sur le Vercors d’un côté, et sur Belledonne de l’autre. Habituée de Julien Tanti, Thibaut Garcia, Jessica et autres personnages emblématiques des Marseillais, Manon trouve quelque chose de différent lorsqu’elle va scroller les comptes d’influenceuses qui n’ont pas les moyens de profiter d’un paradis fiscal. « Elles ont le mérite d’être transparentes, de ne pas être en totale opposition avec mes valeurs et de ne pas fausser la valeur du travail. Une influenceuse que je suis vient de déménager dans ma ville, alors parfois je lui envoie des adresses de restos, je réponds à ses sondages. Je vais pas non plus liker ses photos parce que je les trouve dégueulasses, mais elle a ce côté attendrissant qui fait que j’aime bien la suivre ».

Alma ne vante pas non plus l’esthétique du compte de Tiffany la vraie, ni ses talents de lipsync. Ce qui lui plaît, c’est justement le décalage évident avec des influenceuses comme Nabilla ou Lena Situations, en place depuis la naissance du métier, à peu de choses près : « Elle a conscience de ce qui fonctionne sur TikTok, les vidéos où tu rajoutes ta voix, les Hauls, mais elle se les réapproprie en mode “France profonde”, elle les adapte à sa classe sociale. C’est ce décalage, voulu ou non, qui me fait rire ».

Miss Flo, Tiffany la vraie et les autres n’attirent pas les followers plus aisés qu’elles pour le fond de leurs contenus, mais pour la façon dont elles se présentent sur les réseaux sociaux : un appart avec un mur fracassé, une chorégraphie pas coordonnée, des courses banales au possible. Qu’elles représentent une oasis sur des plateformes où l’on s’y reprend à dix fois avant de poster un selfie faussement flou ou qu’elles fournissent une dose quotidienne de malaise, le résultat reste le même pour ces micro influenceuses : elles amassent les vues et atterriront bientôt dans vos feeds.

Pauline est sur Instagram.

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