Les lumières de la scène s’éteignent et l’air vibre au son d’un titre de trap. Des milliers de personnes applaudissent tandis que les commentateurs présentent le premier concurrent du match d’aujourd’hui :  Kiara, en provenance d’Australie, qui va affronter Kosaku, du Japon. Les deux combattants entrent dans l’arène depuis des cabines téléphoniques rouges éclairées par des flashs stroboscopiques. Kiara, 10 ans, s’assied derrière le bureau placé au milieu de la scène et pose son porte-bonheur à côté d’elle : une peluche de son Pokémon préféré, Glaceon.

Malgré toute cette mise en scène, il ne s’agit pas d’un match de boxe pour enfants. Si je suis venu ici, c’est pour voir ces deux-là entamer un combat Pokémon incroyablement sérieux, où les participants se disputent la victoire sur les dernières sorties de Nintendo Switch, Pokémon Sword et Pokémon Shield.

Pour les non-initiés, les tournois Pokémon impliquent que les deux joueurs (alias dresseurs) se constituent une équipe composée de leurs monstres préférés, puis qu’ils en fassent s’affronter quatre d’entre eux dans un combat au tour par tour. En gros, c’est un peu comme un match de tennis. Sauf qu’au lieu d’envoyer rageusement des balles jaunes, ce sont de mignons animaux virtuels qui se relaient pour se foutre sur la gueule avec des mouvements comme « Gladius Maximus » et « Boutefeu ». Lorsque les Pokémon apparaissent sur les écrans géants suspendus au-dessus de la scène, la foule est en délire. Et elle retient son souffle quand les joueurs portent des coups critiques inattendus à leurs adversaires.

La confrontation entre Kiara et Kosaku n’est pas mon premier match. J’ai passé tout mon week-end ici, à mater des fans de tous âges et de toutes nationalités s’affronter dans des jeux de cartes, des jeux mobiles et des jeux de combat. J’ai aussi mené mon enquête pour savoir qui avait le plus de produits dérivés et où étaient cachées les cartes les plus rares. C’est que nous sommes en plein Championnats du Monde Pokémon, une case du Pokécalendrier que les fans ont tous cochée. Et si l’excitation est à ce point palpable, c’est qu’il aura fallu attendre deux ans pour que l’événement se tienne finalement en août dernier à l’ExCeL de Londres, après avoir été reporté pour cause de COVID.

Malheureusement pour Kiara, le tournoi d’aujourd’hui se termine sur une défaite : le Tortank Gigamax (ne me demandez pas ce que c’est) de Kosaku a balayé l’équipe de son adversaire, faisant de lui le champion du monde de la division junior. Avec l’aide d’un traducteur, un Kosaku rayonnant s’adresse à la foule : « Je suis incroyablement heureux en ce moment. J’aimerais saluer mon père qui est assis dans le public et a assisté à tous mes matchs jusqu’à maintenant. »

« Personnellement, ça fait huit ans que je joue. Je m’entraîne, je teste des trucs et je joue cinq jours par semaine s’il y a un tournoi à venir. » – Liam, 16 ans

Alors que les juniors quittent la scène, deux commentateurs apparaissent sur les écrans pour discuter des capacités et des mouvements de l’équipe de Kosaku avec le sérieux des experts d’un plateau de BFM Business. L’atmosphère est tendue. Dans les coulisses, les finalistes suivants sont équipés de casques audio filtrants afin de rester concentrés. Autour de moi, les spectateurs brandissent des drapeaux et s’agrippent à des peluches Pokémon aux couleurs criardes.

Je fais la conversation avec Liam, 16 ans, qui vient de remporter le titre de champion du monde senior du Jeu de Cartes à Collectionner (JCC). Sa famille a fait le voyage depuis Washington DC, et il m’explique que ses parents ont d’ailleurs pris l’habitude de planifier les vacances en fonction de ses compétitions. « Être bon à Pokémon demande beaucoup de travail et d’efforts », me dit Liam. « Personnellement, ça fait huit ans que je joue. Je m’entraîne, je teste des trucs et je joue cinq jours par semaine s’il y a un tournoi à venir. »

Dans le hall principal, des bureaux sont occupés par des dresseurs — occasionnels ou compétitifs — qui jouent au JCC, à Pokkén (un autre titre Switch qui est une sorte de crossover avec Tekken) et à Pokémon UNITE (un jeu mobile calqué sur League of Legends).

Derrière l’un de ces pupitres, un garçon particulièrement adroit manipule Pokémon Sword d’une main, et de l’autre Pokémon GO sur son téléphone. Tout le monde est vêtu de visières rigolotes et de t-shirts floqués. Je suis presque surpris de ne pas croiser des Pokémons en train de se balader entre les tables. 

Luke, 23 ans, originaire de Plymouth, organise des tournois au Royaume-Uni depuis plusieurs années. Le jour, il est ingénieur en informatique. Mais pendant son temps libre, il se porte volontaire pour organiser des événements comme celui-ci. Luke a gravi les échelons lors de rassemblements locaux et régionaux et endosse désormais le titre officiel de « Professeur Pokémon ». Être présent aux Mondiaux est pour lui la cerise sur le gâteau. 

« Je me suis fait énormément d’amis grâce à ça. L’interaction avec les joueurs est vraiment spéciale. » – Luke, 23 ans

« C’est l’aspect communautaire qui est très attrayant », m’explique-t-il tout en distribuant gratuitement des paquets de cartes Pokémon, souriant lorsque le garçon à côté de lui en sort une particulièrement rare et commence à la manier avec fébrilité. « Je me suis fait énormément d’amis grâce à ça. L’interaction avec les joueurs est vraiment spéciale. Quelques familles jouent déjà ensemble depuis longtemps, mais beaucoup d’autres joueurs ne se sont jamais rencontrés auparavant. Tout le monde est tellement sympa. »

Toutes les personnes présentes ne sont pas là pour concourir ou regarder sagement. À l’extérieur du hall, je tombe sur un véritable marché noir de passionnés de cartes à collectionner, étalant devant moi moult accessoires et classeurs remplis de cartes rares. Bien que j’assiste à quelques échanges plutôt réglo, beaucoup de ces escrocs planquent un terminal de paiement dans leurs sacs à dos et sont prêts à encaisser gros.

Sam, 29 ans, est originaire de Liverpool et dirige une entreprise de collecte et de vente de cartes rares. Il a quitté son job de graphiste pour s’y consacrer à plein temps. M’indiquant une carte Pikachu posée devant lui, il me dit froidement qu’elle vaut plus de 1 150 euros. « J’aime tellement les Pokémon », me dit-il. « En tant que graphiste, j’apprécie l’artwork ».

Les cartes classées PSA peuvent clairement se vendre pour une coquette petite somme. Mais pour qu’elles soient reconnues comme telles, il faut que les collectionneurs envoient à leurs frais la carte en Amérique, où sa légitimité et son état seront examinés dans les moindres détails avant que la carte ne leur soit renvoyée dans un étui en plexiglas. Des centaines de ces objets sont disposés en éventail sur les tables autour de moi, chacune des cartes valant plus que la précédente. En parcourant la bibliothèque d’un autre collectionneur, je repère un Charizard — le Charizard — et lui demande combien il vaut. « 5 800 euros », me répond-il.

Certains visiteurs ont déjà dépensé entre 650 et 750 euros, tandis que d’autres ont été priés d’abandonner les objets de leur désir après avoir dépassé la limite d’achat du magasin

Avant de lui rétorquer un truc de boomer sur le fait que ça pourrait payer la totalité de ma facture d’énergie cette année, je lui demande quand même si je peux la tenir entre mes mains. Je regarde autour de moi, me demandant combien de millions d’euros de cartes à collectionner partiraient en fumée si un incendie devait se déclarer dans ce seul mètre carré.

La Pokémon Company, qui organise le tournoi, n’a pas l’air de se préoccuper de la présence de ces types sur le pas de leur porte, peut-être parce que la véritable source de revenus se trouve à quelques mètres de là. Un stand officiel de produits dérivés, judicieusement nommé « Pokémon Center », est ouvert tout le week-end au public (bien que son énorme popularité nécessite de prendre rendez-vous à l’avance). C’est l’un des exemples brillants de la raison pour laquelle Pokémon persiste depuis les années 1990, devenant la franchise médiatique la plus rentable de tous les temps.

Des peluches, des figurines, des vêtements et des cartes à collectionner tapissent les murs, tandis que des interprétations orchestrales des B.O. des jeux sont diffusées en fond sonore. Quand j’entre dans le Centre, on me remet une hotte de Père Noël pour entasser tous les trucs que je pourrais avoir envie d’acheter. Je croise d’ailleurs des dizaines de fans qui ont déjà rempli la leur de Pokégoodies.

Certains ont même pris le temps de s’asseoir sur le sol avec leur sac, se demandant peut-être s’il est bien raisonnable d’acheter tout ça, triant les articles absolument nécessaires de ceux qu’il va falloir remettre en rayon. Amusée, une caissière me confirme que certains visiteurs ont déjà dépensé entre 650 et 750 euros, tandis que d’autres ont été priés d’abandonner les objets de leur désir après avoir dépassé la limite d’achat du magasin.

Je fais connaissance avec des couples qui se sont rencontrés grâce à leur intérêt partagé pour la franchise, de familles qui jouent ensemble depuis plus de vingt ans et d’influenceurs qui gagnent leur vie en ouvrant des paquets de cartes en direct sur leurs chaînes.

« Quand un nouveau jeu sort, j’y joue et note chaque petit détail, comme l’emplacement des dresseurs et des objets. » – Joe Merrick, 36 ans, fondateur du site Serebii.net

Mais tous ces personnages hauts en couleur ne sont rien à côté de Joe Merrick, qui remporte sans aucun doute le titre de superfan Pokémon ultime. Depuis sa maison de Bournemouth, Merrick, 36 ans, est aux commandes de Serebii.net. Un site sur lequel il publie des infos et updates à propos de tous les jeux et anime de la série, ainsi que des reportages en direct où il couvre des événements comme celui-ci. Il a créé le site il y a 23 ans et continue à le gérer tout seul. Il m’explique que le site aurait un jour accueilli trois millions de visiteurs en une seule journée, un trafic bien plus important que celui des sites de certains grands médias.

« Je peux passer entre deux et 24 heures par jour à m’occuper du site », explique-t-il. « Quand un nouveau jeu sort, j’y joue et note chaque petit détail, comme l’emplacement des dresseurs et des objets. »

Si je me définis moi-même comme un grand fan de Pokémon — difficile de ne pas l’être quand on voit ces petits personnages si mignons et leur pouvoir nostalgique — je sens quand même que j’ai besoin de m’éloigner un peu de l’adorable visage de Pikachu après un week-end entier passé à le croiser. Merrick n’en a-t-il jamais assez ? « Jamais », me répond-il. « Il m’est parfois arrivé de ne plus trop prendre de plaisir avec le site, mais c’est surtout dû à la culture Internet. Le jeu auquel j’ai le plus joué de ma vie reste Pokémon Sword. »

« Serebii est toujours en pleine croissance, mais je sais que ça va sans doute s’arrêter à un moment donné », ajoute-t-il. « Pour l’instant, je suis heureux comme ça. J’ai reçu des offres de rachat — mais pour que je m’en sépare, il faudrait que le montant soit vraiment alléchant. Ça fait 23 ans que dirige ce site, c’est un peu comme mon propre enfant. Je ne veux pas le laisser partir ».

Mon Pokenthousiasme s’épuise petit à petit. Je grimpe dans le téléphérique à Greenwich avec l’impression d’être en pleine descente de festival. J’enlace rêveusement la peluche de mon Pokémon préféré, Sceptile. Les cabines ont toutes été pokéifiées avec différents types de monstres, et « Pallet Town », le thème des jeux GameBoy originaux, résonne dans la station. Apparemment, ça a duré tout le week-end et rendu fou le personnel.. 

Je m’attendais à ce qu’un événement Pokémon de cette ampleur soit un gros rassemblement de nerds — et c’était le cas — mais je ne peux pas nier ce que Luke a dit à propos de la gentillesse des gens. De parfaits inconnus m’ont patiemment appris à jouer aux cartes, montré avec enthousiasme leur cosplay et chaleureusement accepté comme l’un des leurs. Au milieu de tout ce joyeux bordel, il a été facile et réconfortant d’oublier qu’il existait un monde en dehors de celui des Pokémon. Pendant un week-end au moins.

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