Sans étonnement, le Conseil constitutionnel vient de donner ses lettres de noblesse à la formulation, somme toute plus directe, de l’un des conseillers du gouvernement : organiser une « vie de merde » aux non-vaccinés et aux opposants au pass sanitaire. La loi du 5 août est inique, infecte et inefficace : on n’en attendait pas moins du pouvoir qui la porte.
Brutes, menteurs et bras cassés
On savait la brutalité macroniste ; on sait à présent son incompétence. Rappelons deux ou trois points à notre bon souvenir – c’est que le gouvernement a menti jusqu’à faire rougir l’idée même de mensonge. Donc : le risque d’importation du virus depuis Wuhan est quasiment nul ; l’utilisation du masque est d’une grande technicité ; il n’est, quoi qu’il en soit, pas recommandable aux simples citoyens (ce qui tombe bien : il faut planquer la pénurie) ; les écoles doivent rester ouvertes (juste avant d’être fermées) ; les enfants propagent le virus à grande vitesse (finalement, non, ils ont une faible contagiosité, quoique, tout compte fait, il faudra en évincer certains) ; la vaccination ne sera jamais obligatoire et aucun pass sanitaire ne différenciera jamais, ô grand jamais, les Français. Ces gens ont applaudi les professionnels de santé avant de les jeter en pâture, confié à la maréchaussée le soin de contrôler des attestations jurant sur l’honneur de qui la signe que, oui, c’est bien le chien qui va faire sa crotte le temps de cette sortie, déclaré une guerre dont seul le ridicule entrera dans l’Histoire. Et c’est à ces gens-là qu’on continue de confier notre avenir.
Un monarque contre l’OMS
« Nous sommes désormais dans un régime où un seul homme peut décréter de manière arbitraire les détails les plus infimes de nos vies », avançait récemment la philosophe Barbara Stiegler. Seul, à son bureau élyséen, le monarque a ainsi annoncé qu’un pass sanitaire – l’autre nom, ici, hypocrite, fallacieux et sournois, de l’obligation vaccinale – sera instauré à l’échelle nationale, que la réforme de l’assurance chômage sera conduite à son terme et que l’âge de départ à la retraite reculera de nouveau. Seul, jusque dans les « selfies » qu’il répand chaque jour sur les réseaux sociaux afin de rappeler à ses sujets le bien-fondé de ses décisions : voici le monarque qui philosophe sur la liberté, relève le col de son polo bleu marine, nous montre son joli jardin.
En décembre dernier, l’OMS a fait savoir : « Nous pensons qu’il est préférable d’encourager et de faciliter la vaccination sans ce type d’exigences [l’obligation]. […]. Nous devons convaincre les gens, nous devons persuader et nous devons dialoguer sur cette question. » Le 2 août 2021, l’Ordre des médecins – pourtant favorable au pass – a signifié son inquiétude, craignant que celui-ci n’en vienne à « limiter l’accès aux soins ». Le Syndicat national des professionnels infirmiers a quant à lui pointé les « aberrations » de cette nouvelle disposition et redouté « le retard de diagnostics ou de traitements » qui ne manquera pas de frapper les usagers non « urgents » démunis du laissez-passer en question. Mais le monarque reste inflexible. « Il maîtrise tout. Comment vous dire ? C’est quelqu’un avec qui vous ne pouvez pas apprendre », avouait l’un de ses valets de pied, ministre de son état, un certain Olivier Véran. Dès lors, on ne discute pas avec la foule ; on roule à marche forcée. C’est même là le sceau de ce régime. Réforme du Code du travail, réforme ferroviaire, Parcoursup, réforme des retraites : il passe sur le corps des mobilisations. Et lorsque celles-ci gagnent en puissance, il les écrase par la force armée – les gilets jaunes, bien sûr.
Un régime contre les travailleurs
Si les « Sages » du Conseil constitutionnel ont fait retirer la disposition visant à rompre le contrat de travail des salariés en CDD ou en intérim, l’essentiel demeure : le contrat de travail des salariés sans pass sera suspendu sans indemnités. Une aubaine, pour les patrons désireux de licencier sans s’embarrasser de justifications laborieuses. Romaric Godin, journaliste économique, résume : « La méthode choisie face au virus est bien la poursuite de la guerre de classe menée par Emmanuel Macron depuis 2017. » Le Conseil constitutionnel a pourtant reçu une copieuse « contribution extérieure » rédigée par un quartet de syndicats – CGT, Solidaires, FSU et SAF –, laquelle dénonçait, avec force arguments, l’atteinte « à plusieurs grands principes constitutionnels » : le droit à l’emploi, l’égalité et l’interdiction de discrimination, le respect de la vie privée et le droit à la protection sociale de la santé publique. Sans doute le Conseil l’a-t-il lue ; certainement en a-t-il fait des avions en papier – il faut bien justifier sa rémunération. Les syndicats et les avocats en droit du travail ont beau multiplier les interventions, jugeant le plan gouvernemental « dangereux et inquiétant », du vent : le monarque n’a rien à apprendre.
À l’affront fait à la classe travailleuse s’ajoute la crapulerie dans son expression la plus pure : tous les travailleurs ne sont pas des travailleurs comme les autres. Non content d’« installer un système de tri ou de sélection des gens en fonction de leur statut sanitaire » (du Véran dans le texte, avant qu’il ne juge ses propres déclarations passibles de condamnation publique), le gouvernement trie les salariés entre eux. On découvre ainsi que la police jouit d’une propriété magique qu’on ne lui connaissait pas encore. Pouvoir violenter les corps sans être jugé pour ses méfaits et ses crimes, ceci, on savait ; être naturellement immunisé contre le virus et ses variants, voilà qui est nouveau. La police, pourtant férue de contacts rapprochés, se voit donc exemptée de pass. Qu’on ne cherche pas à questionner la chose – « complotisme », s’égosille déjà un éditorialiste ou un ministre. Exemptés, les routiers le sont également à l’heure du repas. Ils se rassemblent pourtant dans des relais bien remplis, avec des mains qui, possiblement, contaminent, et des bouches qui, potentiellement, font de même. Qu’on ne cherche pas non plus – « complotisme ».
Un pass contre les moins bien dotés
La cour LREM va répétant qu’il n’est qu’à se rendre dans le premier centre de vaccination venu pour disposer du précieux laissez-passer. On les savait perdus pour la décence ; la carte de la couverture vaccinale ne les désarme pas d’un pouce : c’est désormais la raison même qui renonce. Quels sont les espaces les moins vaccinés de l’Hexagone ? Les zones montagneuses, les territoires ruraux, les arrondissements populaires du Nord-Est parisien, la Seine-Saint-Denis, Vénissieux ou encore les quartiers nord de Marseille. La carte du décrochage vaccinal est, peu ou prou, un décalque de celle des inégalités socioéconomiques. Sans surprise, dans l’Ouest parisien, on a ses deux doses et on se ravit déjà des voyages en train sans gueux ni canailles à croiser. Le 4 août, Médecins du Monde a mis en garde : l’ONG « refuse toute forme d’opposition et d’inégalité de droits entre personnes vaccinées et non vaccinées, toute forme d’obligation de contrôle par les employeurs, toute entrave à la circulation des personnes ou à leur accès aux lieux de soins, administratifs, ou de culture ». Mais le monarque n’a rien à apprendre. Et l’organisation d’alerter dans le même temps contre « le risque de glissement vers des pratiques de surveillance sociale généralisée ».
Une société de contrôle technologique
Les autorités scientifiques le répètent : sabotage du climat, déforestation et destruction de la biodiversité obligent, nous aurons à connaître d’autres pandémies, d’autres situations d’urgence sanitaire de grande ampleur. Celle que nous traversons – déjà responsable de plusieurs millions de morts à travers le monde – a donc tout d’un prélude. Le pass sanitaire est présenté comme une mesure exceptionnelle et provisoire ; nul n’ignore ce qu’il en est, quand le pouvoir expérimente de nouveaux dispositifs liberticides au motif, inattaquable, du bien commun : on s’habitue au temporaire. On créée des précédents.
Les caméras de vidéosurveillance saturant l’espace public ? Plus personne ne songe à les briser. La reconnaissance faciale ? Le 19 juillet dernier, le conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes l’adoptait – à « titre expérimental », bien sûr – dans les gares et les trains. Elle sera donc généralisée. Dans les colonnes du Monde diplomatique, Serge Halimi s’élevait, il y a peu, contre « l’invasion galopante du numérique et du traçage de nos vies intimes » que favorise, à la manière des dispositifs de contrôle largement institués par le gouvernement chinois, l’entreprise macroniste en cours. Force est d’admettre que seule la littérature de science-fiction s’est montrée en mesure d’annoncer ce qui se trame sous nos yeux, en France comme ailleurs : la division hiérarchique du corps social supervisée par un code matriciel et la police en arme.
L’extrême droite à la barre ?
L’ancien vice-président du Front national, Florian Philippot, apparaît comme le porte-voix médiatique de la contestation de masse. L’examen est grossier, à tout le moins. Ne le serait-il pas qu’une seule conclusion s’imposerait : la responsabilité en incomberait au camp de l’émancipation sociale, incapable de recouvrir sa voix et d’asseoir ses revendications propres. Que la mobilisation soit confuse à ce jour, la chose est patente. Que la lutte contre le pass et son monde soit traversée de contradictions, grêlée de revendications troubles et délétères, c’est l’évidence. Deux fautes, une même impasse : nier la portée populaire et transpartisane de la mobilisation, chaque semaine plus conséquente et désormais approuvée par la moitié de la population ; nier son segment toxique et contre-révolutionnaire (libertariens, fascistes, antisémites, illuminés).
Le pass sanitaire n’entretient, au vrai, qu’un rapport de circonstance avec le vaccin : on ne compte plus les citoyens vaccinés hostiles au pass. Superposer le rejet du premier et du second relève de la manœuvre gouvernementale. Le vaccin diminue, c’est établi, la transmission du virus, le nombre de cas symptomatiques, d’hospitalisations et d’admissions en soins critiques. Il ne saurait toutefois, comme vient de le rappeler l’OMS, être « le seul outil » : il convient de mener une « approche globale » à échelle internationale, soucieuse du déséquilibre Nord/Sud, et de se « concentrer sur les personnes les plus vulnérables ».
La discussion démocratique est, en tout lieu, essentielle au bon fonctionnement d’une société ; elle n’a pourtant plus sa place : le monarque se borne à ordonner, soumettre et punir. Les craintes, les réserves, les inquiétudes, les interrogations et les critiques des citoyens sont par principe légitimes ; elles se voient balayées d’un revers de la main, traitées avec un mépris aristocratique, renvoyées au fond des âges et à la barbarie. Le gouvernement est entièrement responsable de la gronde et des débordements : il ment comme il respire puis accable quiconque ne marche pas au son de ses tambours ; il brise la société en deux puis s’offusque de la violence qu’il provoque. La défiance de la rue est légitime. La colère, aussi. Pendant ce temps, Pfizer et Moderna se gavent sur le dos des peuples. Reste, pour les partisans de l’égalité, à structurer la riposte nécessaire.
Faire tomber le pass, amplifier la lutte
Année après année, les libéraux ont fracassé le service public. Année après année, ils ont supprimé des dizaines de milliers de lits d’hospitalisation. Les soignants se sont vêtus de sacs-poubelle pour affronter la première vague de Covid-19, qui, personne ne l’a oublié, a submergé les hôpitaux et endeuillé bien des familles – privées, du reste, du droit à un deuil digne de ce nom. Sur fond de confinement et de reconfinement, on constatait parmi la population une hausse des symptômes anxieux, des cas de dépression et des troubles du sommeil. Face à quoi, le gouvernement n’a eu de cesse de repousser les propositions de l’opposition parlementaire : réquisitions, nationalisations, injection de fonds dans l’hôpital public, création d’un pôle public du médicament, installation de purificateurs d’air, mise en place d’une société par roulement, etc.
Contraindre le pouvoir à abroger le pass, par l’engagement populaire et syndical, par la multiplication des formes de résistance, est capital. Mais ça ne suffira pas. Macron a, le temps d’une allocution, imposé un « paquet » : le pass, la réforme de l’assurance chômage et des retraites. Un modèle de société s’y dessine, avec sa cohérence, au lendemain des lois sur la « sécurité globale » et le « séparatisme » ; c’est ce modèle dans son entier dont il faut se défendre. Notre mot d’ordre n’est pas « la liberté » (qui, on le sait, peut devenir celle du plus fort), mais bien l’égalité. L’égalité comme socle et horizon. Autrement dit, associons – ainsi que le proposent notamment les syndicats, l’association ATTAC et l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament – l’abolition immédiate du « système de tri » entre les citoyens à l’augmentation des moyens pour le système de santé et des salaires pour le personnel en première ligne, la gratuité définitive des tests et la levée des brevets, la suppression de la barrière d’accessibilité au vaccin et la construction d’une confiance vaccinale par le seul consentement libre et éclairé, la liquidation des réformes du chômage et des retraites. On pourra, alors, parler d’une « politique sociale et de santé juste et démocratique ».
Écrivain, Joseph Andras est l’auteur du roman “De nos frères blessés” (Actes Sud, 2016), vibrant hommage à la mémoire de Fernand Iveton, militant communiste et anticolonialiste exécuté lors de la guerre d’Algérie, et de “Kanaky : Sur les traces d’Alphonse Dianou” (Actes Sud, 2018), enquête hybride sur le leader kanak mort suite à l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Il a publié en avril dernier “Au loin le ciel du Sud” (Actes Sud, 2021), déambulation dans le Paris du futur Hô Chi Minh, celui des barricades communardes ou des manifestations des gilets jaunes, et “Ainsi nous leur faisons la guerre” (Actes Sud, 2021), triptyque sur l’exploitation animale.
Crédits photo de Une : Manifestation contre le pass sanitaire. Paris, le 17 juillet 2021. Crédits : Serge d’Ignazio / Flickr – CC.