Un jour, alors qu’elle court le long du front de mer sous un soleil de plomb, elle aperçoit un jeune sans-abri qui essaye de traverser une rue très fréquentée, entre le va-et-vient des voitures, suivi par son petit chien. Soudain, l’animal se fait écraser, laissant derrière lui l’enfant inconsolable, en larmes. Chantal se souvient de cette triste scène : « J’étais choquée et je n’ai jamais pu oublier cette image. » Le lendemain, elle tombe cette fois-ci sur un groupe d’enfants, eux aussi sans-abri, âgé·es de 7 à 13 ans, sur la plage avec quelques chiots. Elle s’approche d’eux, un peu craintivement, en parlant en portunhol (une expression populaire qui caractérise le mélange entre l’espagnol et le portugais), et leur a fait une proposition inhabituelle.
« Je leur ai proposé d’acheter un chiot pour le donner au garçon de la veille. Les enfants ont tout de suite été intrigué·es par mon geste », se souvient la photographe. Bientôt, elle est entourée d’autres jeunes, comme Graciele, Pam, Fumasa, Serginho, Geisiel, Natalia ou Robinho, curieux·ses de cette approche. Après tout, ce sont des gosses qui ont l’habitude d’être ignoré·es, voire même craint·es par les touristes et les locaux. C’est à ce moment qu’elle sort un petit appareil photo de son sac à main et commence à immortaliser ce moment. Elle se souvient que les enfants étaient excité·es et souriant·es devant l’objectif. Le lendemain, elle imprime ces photos et les apporte ; c’est le début d’une amitié qui, des années plus tard, donnera naissance à un projet intitulé The Undesirables.
Selon elle, il y a en eux une « énergie sauvage », qui s’est vite estompée lorsqu’elle s’est rendue compte que ce n’étaient que de jeunes enfants en manque d’affection et d’attention. Les rencontres deviennent de plus en plus fréquentes ; tout au long des sept années qui séparent ses allers-retours de son installation définitive à Rio, Chantal a suivi et capturé le rude quotidien de ces enfants qui errent dans les rues.
Geisiel est l’un de ces enfants. Il a perdu son père à l’âge de six ans et, incapable de s’occuper de ses six enfants, sa mère les a envoyé·es chez des proches. Deux ans plus tard, il a été mis à la porte et a vu dans la rue sa seule issue. Une fois inséré dans un groupe, qui est devenu sa nouvelle famille, le garçon à la peau et aux cheveux clairs est devenu une sorte de leader, sachant bien s’exprimer et soutenu par sa petite amie, Graciele.
Pam est une adolescente aux traits latins, mère aimante et très attentive à son bébé, malgré la précarité de leur situation. Plus introspectif, Robinho est un jeune homme noir avec des cicatrices tout autour du visage, tandis que Fumasa est un petit garçon toujours de bonne humeur. Ce ne sont là que quelques-uns des personnages que Chantal a croisés.
Ne connaissant rien à leur monde de sans-abri, Chantal leur fournit en retour un peu de son monde, qui leur est inconnu. Elle les emmène en voyage, au cinéma, au restaurant… Selon elle, c’est surtout le petit Serginho qui a gagné son cœur. Ce garçon maigre de 14 ans, amputé des bras et qui présente de graves blessures aux jambes, fait plus jeune que son âge, sûrement en raison d’une mauvaise alimentation. L’adolescent a perdu ses membres supérieurs à la suite d’un grave accident de rail-surfing (une pratique qui consiste à monter sur le toit d’un train et se pencher en position de surfeur, en évitant les câbles à haute tension et les viaducs). Chantal a rencontré la mère de l’adolescent, qui vit dans un bidonville ; elle est tombée enceinte de lui à l’âge de 11 ans et a déclaré qu’elle était incapable d’en avoir la garde. Peu de temps après leur rencontre, elle est morte de la tuberculose, laissant Serginho sans aucune référence familiale.
« Quand les enfants prenaient des drogues comme le crack, ils le faisaient loin de moi ; de peur que je sois déçue ou triste de les voir comme ça »
Chacun·e a son passé, une histoire à raconter, mais peu veulent en parler. La consommation de drogue est courante chez les sans-abri. Chantal se souvient qu’elle leur demandait toujours de ranger leurs bouteilles de colle et de les remplacer par des câlins. Mais difficile de résister à cette dépendance, surtout lorsqu’il s’agit de drogues dures. « Quand les enfants prenaient des drogues comme le crack, ils le faisaient loin de moi ; de peur que je sois déçue ou triste de les voir comme ça », se souvient-elle.
Bien qu’elle ne soit pas assistante sociale, Chantal a essayé d’aider ces enfants de plusieurs manières. Elle les a notamment emmené·es dans des refuges de la ville, mais les enfants sont habitué·es à la liberté de la rue et il est difficile de s’adapter aux règles strictes que ces endroits imposent. Elle a aussi donné des serviettes hygiéniques aux filles et a fait venir du Canada des prothèses pour Serginho, qui avait à l’époque été arrêté, soupçonné d’avoir commis un vol. Après sa libération, un médecin a refusé de fixer les prothèses parce qu’il était sans-abri.
La Canadienne a essayé de le placer, lui et Geisiel, dans une ferme biologique pour enfants des rues gérée par une organisation caritative britannique située à l’extérieur de la ville. Mais elle a rapidement été confrontée à une série de blocages propres à la bureaucratie qui ont rendu la chose impossible. « Je ne pouvais pas battre le système, dit-elle. En général, ils ne voulaient pas avoir de contact avec eux ; la ferme n’acceptait pas les enfants toxicomanes, qui devaient d’abord suivre une cure de désintoxication. Et la cure ne voulait pas de Serginho parce qu’il était handicapé. »
« Ce groupe d’enfants m’a rappelé Les Misérables de Victor Hugo. Une classe indésirable pour ce qu’elle représentait – une menace. La situation de la rue les déshumanise, ce qui permet à la plupart de la société de les ignorer et donc de les oublier. »
Chantal comprend qu’il s’agit d’un problème social complexe qui comporte de nombreux questionnements plus profonds tels que la pauvreté, le racisme structurel ou encore le manque de réseaux de soutien et de services sociaux pour protéger les citoyen·nes les plus vulnérables de la société. « On ne peut pas ignorer l’héritage de l’esclavage et la façon dont ça continue d’affecter les communautés racisées, poursuit-elle. La violence à l’encontre des personnes noires et métisses, y compris les enfants, s’est normalisée et, en tant que société, nous y sommes devenus insensibles. » Après avoir établi ses racines à Rio, mariée et mère d’un enfant, elle a gardé un contact régulier avec sa « deuxième famille brésilienne », jusqu’à ce qu’elle apprenne que les enfants avaient été chassé·es de la plage d’Ipanema.
« J’ai retrouvé Serginho, plus ou moins douze ans plus tard, dans un autre quartier de la ville. »
La politique des autorités locales est plus connue sous le nom de « nettoyage social » : les sans-abri sont déplacé·es vers des régions plus éloignées, en particulier dans les périodes qui accueillent de grands événements tels que les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football ; c’est une façon de cacher la pauvreté aux yeux des touristes. Ça s’applique également dans le cas de réévaluation immobilière d’une zone touristique. Chantal a découvert que, dans le cadre de ce processus de nettoyage social forcé, les enfants avaient été emmené·es dans une zone plus centrale de la ville, puis à Manguinhos, un quartier au nord, composé de plusieurs favelas, où le taux de violence y est très élevé. Après ça, les contacts se sont raréfiés jusqu’à disparaître. En plus de se consacrer à son bébé, se rendre dans ces endroits était risqué pour elle : « Pas à cause d’eux, mais à cause des prédateurs – proxénètes, pervers et autres trafiquants de drogue -, qui veulent les exploiter. »
« J’ai retrouvé Serginho, plus ou moins douze ans plus tard, dans un autre quartier de la ville, poursuit Chantal. C’était très touchant. Il était devenu un homme, il n’avait plus de dents et avait lutté pendant des années contre la dépendance au crack et à d’autres drogues dures ; il vivait encore dans la rue. »
Natalia et ses sœurs faisaient partie des filles invisibles qui avaient vécu dans la rue pendant presque toute leur vie. Chantal a appris par l’une des sœurs que Natalia avait contracté le VIH à l’âge de 13 ans et en était morte peu de temps après. « Elle était très malade et avait été emmenée à l’hôpital, mais personne ne savait ce qu’elle avait jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard. Elle est morte seule, sa famille n’a même pas pu lui rendre visite. » Après avoir été transférée dans le centre-ville, près de la gare routière, Pam a perdu la garde de son bébé, qui a été placé en adoption. Elle n’a plus jamais eu de nouvelles. Dépressive, elle s’est plongée dans la drogue et la prostitution, devenant une autre victime du sida.
Mais il y a aussi eu des happy endings. Graciele, la plus jeune sœur de Natalia : à l’âge de 14 ans, elle avait eu trois enfants avec Geisiel. Elle n’était dépendante à aucune drogue, contrairement aux autres adolescent·es. Elle économisait de l’argent en vendant des bonbons ou en mendiant à Cinelândia (l’une des places les plus populaires de la ville) jusqu’à ce qu’elle en ait assez de côté pour s’acheter une cabane en bois, à Manguinhos. Graciele a bénéficié du projet logement « Ma maison, ma vie » mis en place par le gouvernement Lula en 2009. En 2015, sa cabane a été démolie, et elle a reçu en échange une maison, qui lui a permis de mettre ses enfants à l’école plus facilement. « Elle était probablement la seule de ce groupe à être sortie de la rue par ses propres moyens », dit Chantal. Quant au père, Geisiel, il était parti vivre chez une tante en périphérie de la ville à 21 ans, après plus d’une dizaine d’années dans la rue. On lui a ensuite diagnostiqué une leucémie et il a commencé un traitement. Lorsqu’il a vaincu la maladie, il est revenu à Rio pour vivre avec Graciele et a laissé derrière lui toutes ses addictions.
Est-ce que ces jeunes oublié·es attendent encore quelque chose de la société ? Chantal, qui a 45 ans aujourd’hui, avoue qu’elle vit désormais dans une bulle, pour des raisons de sécurité. Elle regarde ces photos avec un mélange de nostalgie, de tristesse et d’incertitude. Elle espère un jour pouvoir les retrouver dans une vie plus digne. Elle compte élever ses enfants dans une petite ville du sud de Bahia, dans la région nord-est du pays, car selon elle « on ne peut pas nier la violence de la ville, même si elle n’est pas que physique ». Elle conclut en nous demandant : « Voir tant de gens vivre dans la misère, dans les rues, c’est aussi un acte douloureux. Y a-t-il quelque chose de plus violent qu’un enfant qui dort dans la rue ? »