ÉTATS-UNIS – “La démocratie américaine ne survivra pas à quatre nouvelles années d’assauts autoritaires de la part de Donald Trump.” Voici comme Brian Klaas, politologue spécialiste des crises démocratiques, ouvrait son billet publié dans le Washington Post le 17 septembre dernier, quelques semaines donc avant le scrutin qui a vu Joe Biden l’emporter.
Comme le chercheur, de nombreux universitaires et observateurs de la vie politique aux États-Unis ont alerté, depuis l’arrivée à la Maison Blanche du milliardaire, sur l’érosion progressive d’un système plus que bicentenaire et de ses valeurs. Faisant entrer de plain-pied le monde dans l’ère de la post-vérité, abaissant la fonction présidentielle par de basses manœuvres et des attaques répétées contre la presse, et refusant tout bonnement le dialogue démocratique avec le reste de la classe politique -dans son camp comme chez ses adversaires du reste- Donald Trump a effectivement fait vaciller tout un pays. Avec en point d’orgue les événements du Capitole, largement alimentés par la rhétorique du président des États-Unis et qui ont échaudé jusqu’à de très proches soutiens.
Car si le pays est objectivement resté une démocratie, solide qui plus est, la crainte est que les idées véhiculées par Donald Trump et reprises par ses supporters éreintent progressivement le bon fonctionnement des institutions. À l’image des magistrats qui déplaisaient au président et qui ont été congédiés, des assignations en justice auxquelles il n’a jamais répondu, de la vaste triche organisée pour la présidentielle ou encore des renoncements idéologiques consentis à l’international par pure volonté politique.
“Ces jours-ci, le populisme autoritaire rogne petit à petit la démocratie. Dans des pays comme la Hongrie ou la Turquie, ça a pris des années, des décennies même, pour que des leaders autoritaires viennent à bout des garants des institutions démocratiques”, écrivait encore Brian Klaas, évoquant dans ces deux pays un État de droit tronqué devenu l’arme des dirigeants et des élections qui n’en sont plus vraiment.
En l’emportant le 3 novembre dernier (une victoire confortée par les succès à la chambre des représentants et plus récemment encore au Sénat), Joe Biden et les démocrates ont donc hérité d’une mission capitale. Celle de rénover un système politique à bout de souffle. Et cela se jouera à plusieurs niveaux.
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Mettre à profit la nouvelle majorité au Congrès
On le savait: la victoire de Joe Biden, si elle était attendue par les sondeurs, ne pouvait suffire à ambitionner de changer la destinée du pays. Or le 3 novembre, les démocrates ont gagné une autre bataille d’importance. À la chambre des représentants, ils se sont assurés d’avoir la majorité, remportant 222 sièges sur les 435 que compte la chambre basse du Congrès.
Une première étape avant le second succès survenu le 5 janvier dernier, grâce notamment aux efforts de personnalités publiques et de militants associatifs incarnés par Stacey Abrams pour inciter d’habituels abstentionnistes à s’inscrire sur les listes électorales et à se rendre dans les bureaux de vote. En effet, grâce aux victoires conjuguées de Jon Ossoff et de Raphael Warnock lors des sénatoriales en Géorgie, le camp de Joe Biden a obtenu le contrôle sur les deux chambres du Congrès, en plus de la présidence, une première depuis 2011 et les dernières grandes réformes de Barack Obama.
En effet, comme dans toute démocratie présidentielle, si le Parlement et le président sont du même bord, les changements sont plus simples à susciter. En l’occurrence, alors qu’ils avaient perdu la majorité au Sénat il y a six ans (soit deux ans avant la fin du second mandat de Barack Obama qui n’avait pratiquement plus rien pu faire durant la période), les démocrates ont désormais toutes les cartes en main pour mener les réformes et déclencher les changements évoqués dans ce papier.
Que ce soit en matière de discrimination contre les migrants et les ressortissants de pays étrangers (on se souvient par exemple du Muslim Ban), de lois et d’accords écocidaires (la suppression de nombreux plafonds de pollution par exemple), de revers majeurs concernant les acquis sociaux et la protection des plus vulnérables (la lutte acharnée contre l’ObamaCare) ou de favoritisme à l’égard du cercle proche de Donald Trump, les démocrates vont avoir la possibilité de corriger de nombreuses dispositions prises depuis janvier 2017 et l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. .
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Remettre à plat le système des grands électeurs
Avec une victoire en novembre, Donald Trump aurait été “libéré du moyen de contrôle démocratique le plus puissant qui soit: l’électorat”, écrivait encore Brian Klaas dans son billet. Or à entendre d’autres spécialistes, c’est déjà le cas depuis des années. C’est en substance ce qu’explique Soufian Alsabbagh, spécialiste de la vie politique américaine et contributeur récurrent du HuffPost, dans une analysée publiée pour l’Ifri, l’Institut français des relations internationales.
Dans ce texte, l’auteur rappelle qu’en 2016, Donald Trump avait été élu à la présidence des États-Unis grâce à 80.000 voix seulement, réparties dans trois États (le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie), qu’il avait remportés à chaque fois avec moins d′1% d’avance. Grâce au système des grands électeurs et du winner takes all, ces courtes victoires lui avaient permis de rassembler plus de grands électeurs qu’Hillary Clinton, qui avait reçu 3,5 millions de voix de plus que lui au niveau national. Et en 2020, ce sont même sept millions de voix supplémentaires qu’a obtenues Joe Biden à l’échelle du pays, ce qui n’a pas empêché son adversaire de n’être battu que d’un souffle dans de nombreux États et donc de rester dans la course à la victoire bien plus longtemps que ce qu’attendaient les sondeurs. Pour preuve, il a fallu attendre plusieurs jours avant que les médias osent lui attribuer la victoire.
Un biais du système politique américain qui permet aux républicains de se targuer d’avoir pu remporter quatre élections présidentielles depuis 1988 en n’ayant gagné le vote populaire qu’une seule fois. Et cela alors qu’en plus, le collège électoral est biaisé à l’avantage des républicains, qui triomphent constamment dans des États très peu peuplés. Soufian Alsabbagh donne l’exemple du Wyoming qui, si l’on rapporte le nombre de grands électeurs qu’il alloue à sa population, se retrouve largement favorisé par rapport à la Californie puisqu’une voix y pèse 3,6 fois plus que dans l’État de la côte ouest. Un décalage qui se retrouve d’ailleurs au Sénat, où chaque État envoie deux élus, quelle que soit sa population, ce qui oblige les démocrates à l’emporter dans les États très peu peuplés et prisés des républicains pour espérer être majoritaires à la chambre haute. On l’a encore vu cette année du côté de la Géorgie, qui était un bastion républicain imprenable jusqu’à cette année et où il a fallu une mobilisation exceptionnelle pour que les démocrates gagnent, sans grande avance.
Reste donc, pour insuffler un peu plus de démocratie et de représentativité dans le système américain, à faire évoluer ces fonctionnements. Par exemple en augmentant le nombre de grands électeurs pour coller un peu mieux à la réalité démographique du pays. Soufian Alsabbagh suggère en outre d’abaisser à une simple majorité et non 60% les voix nécessaires pour faire passer un texte au Sénat, et de faire de certains territoires tels que Porto Rico et le District of Columbia, où se trouve la capitale Washington D.C., des États, toujours dans cette idée de faire des institutions américaines un meilleur miroir de la société. Et en l’occurrence de mieux refléter l’opinion populaire d’un pays qui vote majoritairement démocrate.
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Rééquilibrer la Cour suprême
“Un coup d’état légal.” Voici ce qu’ont vu de nombreux observateurs dans l’entrée d’Amy Coney Barrett à la Cour Suprême, qui a été confirmée le 26 octobre dernier. Et pour cause: elle était, en seulement quatre ans de mandat de Donald Trump, la troisième juge conservatrice (sur neuf postes) nommée par le milliardaire. Menée dans l’urgence des dernières semaines avant l’élection -ce que les républicains avaient catégoriquement refusé à Barack Obama pendant de longs mois en 2016– cette nomination est venue conforter l’avantage des conservateurs au sein de la juridiction suprême du pays, où ils occupent désormais six des neuf sièges.
Et puisque la fonction est occupée à vie, les réactionnaires Neil Gorsuch (53 ans), Brett Kavanaugh (55 ans) et donc Amy Coney Barrett (48 ans) pourraient avoir un impact considérable sur la société américaine pendant plusieurs décennies. Par exemple sur les questions liées à la religion telles que l’avortement ou la fin de vie.
C’est pour cela que l’idée d’un rafraîchissement du fonctionnement de l’institution fait son chemin dans l’optique de la présidence de Joe Biden. Ce dernier a d’ores et déjà annoncé que ce ne serait pas en limitant dans le temps la durée des mandats. Du haut de ses 72 printemps, dont 29 passés à la Cour suprême, le juge conservateur Clarence Thomas peut donc dormir tranquille: il n’est aucunement menacé par un mandat abrégé.
En revanche, il est envisageable que Joe Biden cherche à augmenter le nombre de juges qui siègent, de manière à pondérer l’importance prise par les conservateurs ces dernières années. Dans la même veine, lui qui a prévu de se donner 180 jours pour réfléchir à ce renouvellement de la Cour suprême pourrait considérer l’idée de postes tournants, c’est-à-dire que les membres de la Cour n’y siègent que par moments, alternant avec d’autres fonctions au sein du pouvoir judiciaire.
Mais un tel changement sera nécessairement long et pénible. Dans l’Histoire du pays, cela fait plus de 80 ans que personne n’a plus essayé de faire évoluer le nombre de juges, et même un siècle et demi que personne n’y est parvenu. Pour l’heure, toutefois, ce n’est qu’un texte de loi et pas la Constitution qui fixe ce chiffre, ce qui laisse ouverte la possibilité d’une modification, surtout au vu du poids pris par les démocrates au Congrès.
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Enquêter sur les agissements du président pour se prémunir contre un Trump 2.0
Pour effacer l’ardoise et repartir sainement après une présidence pour le moins controversée, il faudra enquêter sur les agissements du président sortant, une fois qu’il aura quitté la fonction. Voici l’argument posé par Bob Bauer et Jack Goldsmith, deux proches de Joe Biden spécialistes du fonctionnement institutionnel des États-Unis, dans un livre intitulé: “After Trump: Reconstructing the Presidency” (non traduit).
Dans un billet de blog publié par le Washington Post, les deux hommes expliquent en effet que la crédibilité de l’administration qui succédera à celle de Trump reposera en grande partie sur l’inventaire qu’elle saura faire des années du milliardaire à la Maison Blanche. Ils recommandent donc une enquête menée en toute transparence et diligentée par le ministère de la Justice.
Et ce dernier point est crucial selon eux, tant Donald Trump a cherché à faire de cette institution une arme contre ses adversaires. Que ce soit en tentant d’écarter le procureur spécial Robert Mueller qui enquêtait sur lui, en réclamant des investigations fédérales contre ses opposants ou en tentant d’instrumentaliser le ministère pour décrédibiliser les années Obama, le président sortant a effectivement mis à mal un pilier de la démocratie américaine. Qui a donc grandement besoin d’être solidifié et réaffirmé dans son rôle.
Pour renforcer le processus d’enquête au sujet de Donald Trump, les deux juristes suggèrent en outre que des charges soient retenues officiellement contre lui (avant même d’éventuellement considérer la possibilité d’une grâce) et que le Parlement soit partie prenante dans les investigations. En clair: rendre leur pouvoir aux institutions et une voix aux représentants du peuple.
Dans un pays qui fonctionne juridiquement avec la règle du précédent, une telle entreprise permettrait aussi de se prémunir contre un Trump 2.0 dans le futur, en renforçant les possibilités d’action du système démocratique face à un président jouant avec le flou et les limites pour s’affranchir des conventions de gouvernement. “Pour entériner des moyens de contrôle puissants contre un dirigeant qui se lancerait dans des machinations semblables à celles de Trump, le Parlement devrait faire évoluer la législation en place”, insistent-ils. Cela passerait par exemple par la limitation du pouvoir de grâce présidentielle dont Donald Trump a “abusé” durant son mandat, et par la création d’un organe de contrôle indépendant des membres les plus haut placés de l’administration.
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Lutter contre la fraude électorale
On l’a dit: l’inventaire des années Trump sera nécessaire pour que la démocratie américaine retrouve de la vigueur. Et cela passera aussi par une analyse critique de la période que traverse le pays. Or Le HuffPost l’a déjà longuement détaillé: l’élection présidentielle a été marquée par une triche d’une ampleur jamais observée. Et en Géorgie, il a fallu des années de mobilisation pour que soient battues en brèche les stratégies visant à décourager certains électeurs démocrates d’aller voter.
Urnes illégales collectées par le parti républicain en Californie, stratégies de communication destinées à démobiliser certains électeurs (pro-démocrates) dans les États-clés, complexification des inscriptions sur les listes électorales, sabotage du système de vote par correspondance alors même que l’épidémie de coronavirus le rendait plus utile que jamais, menaces contre les assesseurs, milices armées dans les bureaux de vote… Le scrutin du 3 novembre a été celui de la fraude. Et pas contre Donald Trump, au contraire de ce que n’arrête pas de clamer le président vaincu.
Mais la mission de la prochaine administration des États-Unis sera justement de faire que ces débordements ne soient qu’un épisode unique dans l’histoire politique locale. Comme l’écrivait dès 2018 l’essayiste Lincoln Mitchell, cela passera notamment par une revitalisation de l’accès du peuple à son droit fondamental de se faire entendre par le vote. En simplifiant l’accès aux urnes, en luttant contre les stratégies d’effacement de certaines catégories sociales et raciales sur les listes électorales, en mettant en place des règles unifiées concernant ce fondement de la démocratie qu’est l’élection, les démocrates pourraient instituer un fonctionnement plus juste et transparent dans le pays.
À l’époque, à l’approche des midterms de novembre 2018, Lincoln Mitchell concluait son texte en écrivant que le débat national sur la nécessité de renforcer la démocratie faisait progressivement son chemin aux États-Unis. L’élection présidentielle de 2020 et les mesures qui seront prises après elle par l’administration de Joe Biden devraient être éclairantes quant à savoir s’il avait raison.
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