C’est un dimanche matin et ma voiture est le seul véhicule à rouler vers Săpânța, petit village roumain près de la frontière avec l’Ukraine. Săpânța a acquis une certaine renommée grâce à son cimetière très particulier, universellement connu sous le nom de « Joyeux cimetière » : un lieu plein de croix de bois hautes en couleurs et de tombes aux épitaphes humoristiques évoquant les défunts. Une voiture de la police aux frontières est garée là, discrètement, sur une petite route secondaire, comme pour me rappeler que les activités de peintre sur croix et de trafiquant de cigarettes sont les deux seuls moyens de faire un peu d’argent dans ce trou perdu.
Le Joyeux cimetière n’est pas seulement une fantaisie visuelle. C’est également le symbole de la manière unique et philosophique dont on célèbre le chagrin à Săpânța. Ici, à l’extrême nord de la Roumanie, la mort et la joie marchent main dans la main, et les funérailles se célèbrent par la danse et la poésie. Pour mieux comprendre ces pratiques, je décide de me rendre sur place pour l’enterrement d’un jeune garçon du coin, décédé peu de temps auparavant à l’âge de 19 ans.
Les villageois se rassemblent dans la maison de la famille du défunt, de bon matin. Tout le monde est vêtu des habits de deuil traditionnels, noirs. Les murs sont couverts de tapis et de vieilles assiettes, et près d’une centaine de personnes essayent de se frayer un chemin vers l’intérieur, pour voir le cercueil ouvert. Une banderole a été cousue en l’honneur du défunt. Une tradition pour les jeunes hommes décédés avant de se marier. Ensuite, les participants exécutent quelques danses folkloriques, calmement et sans musique.
Je les abandonne pour aller visiter le cimetière dans lequel le cercueil sera enfoui quelques heures plus tard. Des touristes regardent les croix colorées alors que deux hommes, clope au bec, remontent des seaux d’eau d’une fosse fraîchement creusée. Ce sont les fossoyeurs du Joyeux cimetière et, curieusement, ils s’appellent tous les deux Viorel. Plus tard, au pub du village, des habitants me racontent qu’une place dans ce cimetière coûte entre 600 et 1 000 euros. Notez au passage que le salaire mensuel moyen en Roumanie est de 625 euros.
Si l’on veut être enterré dans le Joyeux cimetière, il faut disposer d’une croix traditionnelle fabriquée par un artisan local. La plupart des croix qui ornent aujourd’hui le cimetière ont été fabriquées par le père de cette tradition, Stan Ioan Pătras, un sculpteur sur bois excentrique qui a vu le jour à Săpânța en 1908.
Pătras sculptait toutes ses croix dans un bois de chêne très particulier qu’il peignait en bleu. Il les décorait ensuite avec des motifs et des vers de poésie teintés d’ironie évoquant la vie du défunt (des vers écrits dans une langue archaïque et incohérente qui reflétait le dialecte local). La couleur bleue qu’il utilisait est devenue si célèbre que beaucoup de gens, en Roumanie, l’appellent le Bleu Săpânța.
Au décès de Pătras, en 1977, l’artiste a laissé sa maison à l’un de ses élèves les plus prometteurs, Dumitru Pop-Tincu. Celui qui se fait appeler Pop accepte de me faire visiter l’atelier et m’explique qu’il réalise ses œuvres d’art exactement de la même manière que le faisait son illustre maître.
Au fil des années, le seuil de cette maison a vu passer de nombreuses personnalités de l’élite roumaine : l’ancien dictateur communiste Nicolae Ceaușescu et sa femme Elena, des ambassadeurs, ainsi que des personnalités du show-business. Les gens sont curieux et veulent connaître la signification de ces croix kaléidoscopiques. Lorsque je pose la question à Pop, il hausse les épaules et éclate de rire : « Beaucoup de journalistes ont posé cette même question à Stan Pătras. Et tu sais ce qu’il leur répondait ? Il haussait les épaules et disait qu’il faisait ce qu’il voulait. C’est tout. »
Aujourd’hui, c’est Pop qui décide quels sont les poèmes qu’il fera figurer sur les pierres tombales. Il effectue des recherches rigoureuses sur la vie des défunts et se lance dans l’élaboration de sa fameuse prose. Il a à cœur de n’utiliser que des outils traditionnels (marteau, burin et rabot). Il pourrait gagner pas mal de temps avec une tronçonneuse, et moins se compliquer la tâche, mais Pop estime que cela rendrait les œuvres moins authentiques.
Il me parle de la croix destinée au jeune homme qui doit être enterré ce jour-là. Les vers qui figurent sur sa pierre tombale « reflètent l’humour et la gentillesse du jeune homme, mais aussi le lien entre sa mort et l’alcool. ».
En 2008, Pop a déposé la croix de Săpânța auprès de l’Office national des marques et des inventions. Il a indiqué que quiconque veut faire des croix dans le même genre, y compris les disciples de Pătras, doivent lui demander son autorisation pour réaliser ces œuvres. Révoltés par cette nouvelle, les autres artisans ont décidé de le poursuivre en justice et ils ont gagné. Ils continuent d’utiliser leur propre méthode de fabrication des croix pour le Joyeux cimetière, sans droit d’auteur.
Aujourd’hui, si elles ne portaient pas, chacune, la signature de l’artisan qui l’a fabriquée, seul un expert serait à même de dire qui a peint quelle croix. Pătras a réalisé près de la moitié des 1 327 croix qui peuplent le Joyeux cimetière. Les autres sont l’œuvre de ses disciples. Pop s’attache aujourd’hui à former la prochaine génération d’artisans. Mais cette fois-ci, il est déterminé à ne laisser qu’un seul héritier « afin qu’il n’y ait plus de querelles entre eux ».
Ce différend entre les artisans n’est pas qu’une simple question artistique. C’est surtout une question d’argent. Une croix coûte entre 300 et 900 euros, une petite fortune dans un village où il n’y a pas beaucoup de travail en dehors de la vente de souvenirs aux touristes. D’après Pop, le prêtre local, le Père Grigore Lutai, a le monopole du cimetière. Il vend des tickets d’entrée et récupère tout l’argent pour sa paroisse. Ce qui représente une sacrée somme lorsque l’on sait que près de 10 000 touristes sont venus visiter le village l’été dernier.
« S’il n’y avait pas les croix de Stan Ioan Pătras, ou les miennes, est-ce que les touristes viendraient visiter le cimetière de Săpânța ? se demande Pop à voix haute. Bien sûr que non. Ce serait un simple cimetière parmi tant d’autres. C’est pourquoi je suis actuellement en procès avec le prêtre pour convenir d’une autre répartition des droits liés au cimetière. »
Je prends un raccourci depuis la maison de Pop et j’arrive au cimetière par l’arrière, en franchissant un vieux portail rouillé. L’enterrement a déjà commencé, et les fossoyeurs transpirent à grosses gouttes en regardant le fond du trou qu’ils ont creusé dans cette terre argileuse. De vieilles dames ont rattrapé le groupe et sont perchées sur les tombes environnantes pour mieux voir le défunt. Le Père Lutai mène le cortège, donnant les dernières instructions avant que le cercueil ne soit descendu dans la fosse, alors que les parents et les proches pleurent le jeune garçon disparu.
Lors de la cérémonie qui se tient après l’enterrement, j’attends que le prêtre soit seul et je saute sur l’occasion pour lui poser quelques questions. Le Père Lutai est aimable, souriant, et il se lance dans une tirade sur nos ancêtres, les Daces libres, et sur la façon dont ils considéraient la mort, avec le sourire. Il ne laisse pas passer l’occasion de me parler de ce qu’il considère comme l’un de ses succès les plus importants, et néanmoins controversé : il est le fondateur du monastère de Săpânța-Peri, tout près d’ici. La plus haute église en bois d’Europe. Il omet toutefois de me dire que, parmi les fondateurs du monastère figure également Dan Amadescu, un businessman influant et magnat des médias qui a été envoyé derrière les barreaux en 2016 pour des faits de corruption.
Le prêtre se garde de donner son avis sur les nombreux procès qui entourent ce cimetière, mais il insinue vouloir réconcilier tous les artisans et souhaiter seulement le « bien commun. » Il assure que l’argent que gagne la paroisse grâce aux entrées du cimetière est utilisé pour l’entretien et les réparations. Mais le vieux portail rouillé et l’état général plutôt déplorable des clôtures semblent contredire ses mots.
Les événements prennent alors une tournure tout à fait étrange lorsque, quelques jours plus tard, le Père Lutai m’appelle pour me dire qu’il a « une surprise » pour moi. Quelques litres de « bon brandy ». Et pour rendre son invitation un peu plus alléchante, il ajoute qu’il a autre chose. « J’ai trouvé une fille pour vous, me dit-il. Une jeune femme de 27 ans. Elle vous regardait pendant la cérémonie, l’autre jour. Je vous la présenterai. Si vous écrivez de bonnes choses sur nous, vous en serez remercié. »
Pour les milliers de touristes qui viennent chaque année visiter ces lieux, faire des selfies autour des tombes, rire aux vers de poésie qui ornent les stèles et dépenser quelques euros dans les magasins de souvenirs, ce Joyeux cimetière constitue une étape indispensable et originale, un divertissement pour les yeux, ainsi qu’une autre approche de la mort. Et pour les artisans fabricants ces croix, c’est une bataille quotidienne devant les tribunaux. Mais pour les habitants du village, les petits vieux que l’on croise parfois ici ou là, ce n’est rien de tout ça. C’est juste le cimetière du village, là où sont enterrés leurs êtres chers.
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