Le 25 février dernier, au lendemain de l’entrée des troupes russes en Ukraine, une pluie d’obus s’abat sur le musée d’histoire locale d’Ivankiv. Selon le Kyiv Independent, 25 tableaux de l’artiste Maria Primatchenko finissent dévorés par les flammes. Le ministre de la Culture Olexandr Tkachenko dénonce une attaque délibérée, parle d’une perte « incomparable » pour la culture ukrainienne et demande qu’on retire à la Russie sa carte de membre de l’Unesco. 

Le même jour, à Metz, des dizaines de sculptures irakiennes que l’on pensait perdues refont surface au Frac Lorraine. Réapparitions, la première rétrospective dédiée à l’œuvre de Michael Rakowitz, fait la part belle au projet d’une vie de l’artiste : reconstituer le patrimoine culturel du pays de ses grands-parents en reproduisant presque à l’identique les antiquités du Musée national de Bagdad qui ont été pillées lors de l’invasion américaine en 2003 ou celles détruites par l’État islamique lors du saccage de Nimroud, site archéologique majeur dont les bas-reliefs, stèles et autres statues ont été défigurés au bulldozer.

Sur les 15 000 pièces de la collection bagdadienne, disparue dans « l’indifférence passive des occupants », 7 000 sont toujours manquantes, définitivement biffées des livres d’art mésopotamien quand elles ne circulent pas comme monnaie d’échange, troquées par des bandes criminelles au profit de collectionneurs du monde entier. Michael Rakowitz s’est donné pour mission de les ressusciter. Une première série de sculptures voit le jour en 2007 (The invisible enemy should not exist ou l’ennemi invisible ne devrait pas exister). « C’est pour explorer le pathos », précisait l’artiste à VICE en 2017. « Peu importe que vous soyez pour ou contre la guerre, lorsque le musée a été pillé, ce fut une catastrophe. Quelque chose de l’ordre du local est soudainement devenu un problème mondial et profondément humain. »

Pour fabriquer ces artefacts de substitution, Rakowitz, aidé par une équipe d’assistants, épluche le travail d’archéologues de l’université de Bagdad, la base de données de l’Oriental Institute de l’université de Chicago et celle d’Interpol sur les œuvres d’art volées. Les objets sont ensuite confectionnés à partir d’une matière périssable en papier mâché, mélange de journaux arabes, d’emballages de médicaments ou de produits alimentaires du Moyen-Orient.

« Dès que je voulais comprendre qui j’étais et d’où je venais, je jetais simplement un œil au garde-manger, aux denrées rangées dans les étagères, les lentilles, le riz ou les dattes »

Rakowitz, né en 1973 à New York, considère d’ailleurs qu’une bonne partie de son histoire artistique commence dans la cuisine de ses grands-parents. Ces derniers ont quitté Bagdad au moment du Farhoud, une violente émeute aux allures de pogrom qui décime une partie de la population juive irakienne en juin 1941. Ils s’installent définitivement à Long Island peu après la Seconde Guerre mondiale.

« Mes grands-parents sont les premiers à m’avoir inspiré. Dans leur maison, les tapis sur le sol, les photos sur le mur, le son qui sortait de la chaîne hi-fi et, plus important encore, l’odeur qui venait des fourneaux, tout me transportait en Irak. Dès que je voulais comprendre qui j’étais et d’où je venais, je jetais simplement un œil au garde-manger, aux denrées rangées dans les étagères, les lentilles, le riz ou les dattes. J’ai toujours décrit cette sensation comme une expérience immersive, une installation qu’on aurait creusée dans le baharat », raconte Rakowitz, installé dans la cafétaria du Frac, santiags et moustache saillantes. « C’est une constante dans ma vie, d’avoir ce portail vers un endroit où je ne pouvais être. »

La nourriture et son contenant sont des éléments récurrents dans l’œuvre de Michael Rakowitz qui servent à la fois de matériau, de liant et de véhicule culturel. Au début des années 2000, lors d’une visite chez Sahadi’s, épicerie centenaire de Brooklyn, Rakowitz tombe sur une conserve de sirop de dattes qui prétend avoir été fabriqué au Liban. « Mon grand-père a toujours fait le sirop à la main, avec un mortier et un pilon. Quand il est décédé en 1975, le réfrigérateur en était plein », raconte-t-il.

« Ces objets sont plus que des produits. Ce sont des témoins de la pression, de la xénophobie et du traumatisme que l’on peut ressentir quand on est immigré. »

« Après avoir fini le dernier bocal, au moins dix ans après sa mort, ma mère a commencé à en acheter en magasin. Elle n’arrêtait pas de se plaindre ; les dattes venaient soit de Californie, soit d’Israël, ce qui donnait un sirop qu’elle trouvait beaucoup trop clair. Quand j’ai vu que ces dattes avaient été récoltées au Liban, je me suis dit que c’était un cadeau parfait. J’ai pris le sirop jusqu’au comptoir et Charlie, le propriétaire, s’est exclamé : ‘Ta mère va adorer, ça vient de Bagdad’. J’étais paumé. »

Rakowitz apprend que le sirop, produit dans la capitale irakienne, est en fait transporté dans des containers jusqu’à la frontière avec la Syrie où il est mis en conserve avant d’être acheminé au Liban. C’est la seule solution trouvée pour contourner les sanctions de l’ONU et le blocus imposé sur les produits locaux. L’artiste se saisit de cette réalité pour un premier projet, Return (Retour). Il veut relancer l’enseigne d’import-export de son grand-père sur Atlantic Avenue, presque un demi-siècle après sa fermeture, et devenir le premier à importer des dattes irakiennes en étant transparent sur leur origine. « Charlie m’a dit que ça ne ferait pas du bon business. J’ai répondu que ça ferait du bon art. » 

Bad Business makes good art. « Les dattes que je voulais faire venir d’Irak ne sont jamais venues », sourit-il. « Elles ont emprunté le même chemin que les réfugiés fuyant le pays, coincées dans les bouchons à la frontière jordanienne, en quête de certificats attestant qu’elles n’étaient pas contaminées par des produits chimiques. Après être restées dans un camion pendant un mois, elles ont fini par pourrir. J’étais dans mon magasin vide, attendant des objets irakiens qui ne pouvaient pas dire qu’ils étaient irakiens, avec une pensée pour les musées irakiens, vides eux aussi. Ces objets sont plus que des produits. Ce sont des témoins de la pression, de la xénophobie et du traumatisme que l’on peut ressentir quand on est immigré et qu’on ne peut pas dire d’où l’on vient. »

« Il y a une distillation de la pression politique dans ce sirop qui sculpte d’une manière assez violente ce que c’est d’être irakien. »

Si le sirop coule autant dans les travaux de Rakowitz, c’est qu’il est une sorte de fluide national. Premier producteur et exportateur dans les années 1970, l’Irak cultivait « les meilleures dattes du monde », rappelait Philippe Pataud Célérier dans un article du Monde diplomatique consacré à l’artiste, avant que « des milliers de tonnes de défoliants soient larguées sur les palmeraies » puis « des bombes aussi lors de l’intervention américaine de 1991 » et enfin que les puits, les jardins, les terres arables soient empoisonnés par Daech.

Le sirop de dattes permet à Rakowitz de raconter une histoire et d’interroger la traçabilité des produits, comme celle des œuvres et des humains. On le retrouve ainsi versé avec du tahini en accompagnement de gibier dans Spoils (Butins, 2011), que l’artiste décrit comme une « intervention culinaire », en étroite collaboration avec le chef Kevin Lasko, habitué des palaces new-yorkais. Les plats sont servis dans la porcelaine personnelle de Saddam Hussein, pillée dans le palais présidentiel, que Rakowitz a en partie retrouvée sur eBay, vendue par un vétéran de l’US Army ou par un ancien officier de la Garde républicaine irakienne. Les assiettes finiront par être saisies puis renvoyées au pays.

Il est présent dans Enemy Kitchen (Cuisine ennemie, sur place en 2003 puis dans un food-truck en 2017), une série de recettes de cuisine irako-juive que Rakowitz imagine avec sa mère pour produire un « discours alternatif sur l’Irak, différent de celui tenu sur les chaînes d’information ». En 2018, Rakowitz recrée à Trafalgar Square le lamassu de Nimroud, ce taureau ailé à visage humain de 3 000 ans, qui protégeait l’ancienne capitale assyrienne près de Mossoul avec 10 500 de conserves de sirop de dattes. Pour étendre le projet « de la statue au ventre », il en tire aussi un livre réunissant différents chefs ; Alice Waters, Yotam Ottolenghi, Linda Dangoor, Philip Juma ou Reem Kassis, « pour que les gens puissent goûter le lamassu, qu’ils aient en bouche quelque chose de sucré en provenance d’Irak où règne plutôt l’amertume. »

« Le cœur de mon art, c’est la sculpture et la pratique a beaucoup de points communs avec la cuisine. Dans les deux cas, on exerce une pression sur une matière, comme quand on fait des kubba, des croquettes moulées avec l’intérieur de la main. Le processus du marteau qui tape le burin puis la pierre et en change la forme, on le retrouve aussi derrière les fourneaux. » Quant au choix du sirop de datte, il est pour Rakowitz une évidence. « Il y a une distillation de la pression politique dans ce sirop qui sculpte d’une manière assez violente ce que c’est d’être irakien. »

Mikael Rakowitz – Réapparitions, jusqu’au 14 août 2022 au Frac Lorraine, 1 bis Rue des Trinitaires, 57000 Metz.

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