Photo : Adobe Stock/mrmohock
Pour certaines femmes, cette situation peut entraîner un traumatisme supplémentaire dans une période déjà difficile. Mais le problème n’est pas nouveau en Roumanie, où, avant la pandémie, 51 des 375 hôpitaux publics refusaient déjà de pratiquer des avortements dans les 14 premières semaines de grossesse, alors que c’est le délai légal dans le pays. Trente-six autres ne les pratiquent pas les jours de fête religieuse, la majorité d’entre eux invoquant des raisons personnelles ou de culte. Cela se passe dans un pays où plus de 9 000 femmes sont mortes de complications dues à des avortements illégaux sous le régime communiste.
Cristina a grandi dans un environnement défavorisé à Bucarest. N’ayant jamais reçu d’éducation sexuelle, elle est tombée accidentellement enceinte en 2015. Elle a décidé de partager les détails de son horrible expérience de l’avortement, en espérant que cela puisse aider à faire la lumière sur le traitement réservé aux femmes roumaines qui tentent d’avoir le contrôle de leur corps.
« J’avais 18 ans et j’étais sur le point de passer mes dernières épreuves du bac. Mais comme j’étais maintenant « majeure », mes parents avaient cessé de me donner de l’argent, alors j’ai trouvé un emploi dans un salon de coiffure.
À l’époque, j’étais avec mon copain depuis un an. Quand on faisait l’amour, on utilisait la méthode du retrait, parce qu’on n’avait pas assez d’argent pour acheter une contraception. Un soir, il y a eu un accident et je n’ai pas pu me payer la pilule du lendemain, alors j’ai tout de suite pris une douche, en espérant que cela résoudrait le problème. Un peu plus tard ce mois-là, j’ai eu des douleurs intenses dans les ovaires et les seins : le signe que j’allais avoir mes règles. Mais elles n’arrivaient pas.
J’ai compris que quelque chose n’allait pas et j’ai pensé que mes ovaires étaient peut-être enflammés, alors j’ai demandé au propriétaire du salon de me laisser partir en avance pour pouvoir aller chez le gynécologue-obstétricien. Il a refusé. Il avait une bonne réputation dans le secteur, mais il m’a fait attendre pendant tout un mois en me disant qu’il allait me mettre sous contrat. J’ai donc démissionné le lendemain. Il m’a offert 400 lei (83 euros) pour tout le mois et m’a dit que c’était la somme que j’avais gagnée. Je n’avais aucune expérience, alors j’ai accepté et je suis partie.
Ma mère a découvert ce qu’il avait fait et l’a appelé pour en discuter. Il lui a raconté un tas de mensonges sur mon éthique du travail, puis lui a dit que j’étais enceinte. Le meilleur, c’est que je ne le savais même pas encore moi-même.
Comme j’avais manqué mon rendez-vous et que je n’avais toujours aucune idée de ce qui se passait avec mon corps, j’ai acheté un test de grossesse et j’ai obtenu le résultat que je redoutais le plus. Mon copain est devenu blanc comme un linge ; j’ai cru qu’il allait s’évanouir. J’avais peur aussi, mais j’ai essayé de ne pas le montrer. Nous étions trop jeunes pour élever un enfant. Ma mère m’a eu à 19 ans. Elle avait également avorté peu après avoir épousé mon beau-père, elle comprenait donc ma situation.
« Va voir mon médecin et dis-lui que je ne sais pas que tu es enceinte, a-t-elle dit. Elle pourrait tirer quelques ficelles. Et te faire passer une échographie, aussi, pour vérifier que ce n’est pas autre chose. »
Mon monde s’est effondré pendant cette échographie. On m’a dit que j’étais enceinte de cinq semaines et que le fœtus avait un battement de cœur. Je suis une féministe convaincue et je crois que chaque femme a le droit d’interrompre une grossesse. Mais quand elle m’a demandé : « Voulez-vous poursuivre la grossesse ? » j’étais si bouleversée que j’ai eu envie de crier. Je comprends la question maintenant, mais à l’époque, j’étais une jeune fille terrifiée de 18 ans qui ne savait rien des avortements.
En 2015, près de 10 000 mineures ont accouché en Roumanie. À l’époque, l’éducation sexuelle n’était enseignée que si les écoles en faisaient la demande, et je n’en ai pas bénéficié à la maison, ni à l’école.
J’ai appelé ma mère qui m’a conseillé d’aller à l’hôpital universitaire d’urgence de Bucarest. Là-bas, on m’a dit que les frais de l’avortement s’élevaient à 1 500 lei (310 euros). Je n’avais pas les moyens.
J’ai pleuré pendant les deux jours que j’ai passés à chercher un hôpital abordable. Je ne savais pas quoi faire et personne ne m’avait expliqué ce qui allait se passer ensuite. Mais d’après ce que ma grand-mère m’avait raconté de sa propre expérience traumatisante de l’avortement, ils allaient m’ouvrir le ventre et enlever le fœtus.
J’ai fini par me retrouver à la maternité de Polizu, où l’avortement coûtait 500 lei (103 euros). Il ne me restait que 250 lei (52 euros) sur les 400 que j’avais gagnés au salon, alors mon copain s’est fait prêter de l’argent par une amie et j’ai pu avoir un rendez-vous pour la procédure dès le lendemain.
Ce matin-là, j’étais la première à faire la queue devant le cabinet du médecin. J’ai payé et je suis arrivée dans une chambre d’hôpital à quatre lits, qui semblait tout droit sortie des années soixante-dix. L’infirmière m’a dit de mettre une paire de sous-vêtements propres, une serviette hygiénique et ma chemise de nuit. Quand je lui ai demandé ce qui allait se passer ensuite, elle m’a regardé de haut en bas et m’a dit carrément : « Tu devrais le savoir, toi qui aimes tant baiser. »
Une autre patiente, âgée de la quarantaine, est arrivée. Elle m’a dit qu’elle avait déjà trois enfants adultes et qu’elle ne voulait pas en avoir un autre à son âge. Il y avait aussi une fille dont le fœtus était mort en elle parce qu’elle ne savait pas qu’elle était enceinte quand elle a passé une radiographie.
Mon tour est venu. La même infirmière m’a demandé de payer un supplément de 200 (41 euros) d’avance, pour le médecin. Comme je n’avais pas l’argent du pot-de-vin, elle ne m’a administré que la moitié de l’anesthésie. Le médecin avait une clope au coin de la bouche. L’anesthésie ne faisait même pas effet, mais cela n’avait pas d’importance pour lui.
J’ai tout senti pendant la procédure. J’avais l’impression d’être coupée en deux ; je pleurais de douleur. Le médecin a fumé tout au long de l’intervention, tandis que l’infirmière me tenait la main, me répétant sans cesse que je devais juste tenir encore un peu. Quand je leur ai dit que je sentais tout, ils m’ont dit que je devais le supporter. Comme si c’était le prix à payer pour mes erreurs. Cela a duré quelques minutes, mais m’a semblé durer des heures.
L’anesthésie n’a fait effet qu’après. On m’a fait m’asseoir sur un lit et on m’a dit d’attendre que l’anesthésie se dissipe. Mon copain est venu me voir. Dix minutes plus tard, le médecin s’est présenté, avec une ordonnance pour des antibiotiques et des pessaires [à insérer dans le vagin pour traiter une infection]. Il m’a demandé de m’habiller et de partir. J’ai quitté l’hôpital en pleurant. J’avais l’impression que mes ovaires étaient déchirés à l’intérieur de moi.
Si j’avais gardé ce bébé, sa vie aurait été gâchée par mes propres frustrations. Personne ne mérite cela. Pendant longtemps, j’ai cru que j’avais pris une vie. Chaque année, le 2 octobre, le jour de l’avortement, je suis une épave. J’ai connu beaucoup de problèmes de confiance en moi, et je suis devenue dépressive et anxieuse après l’intervention. Chaque fois que je vois des femmes avec des enfants en bas âge, j’imagine l’âge que le mien aurait eu.
Mon copain et moi sommes toujours ensemble, et nous avons récemment fêté notre sixième anniversaire. L’avortement a changé la dynamique de notre relation, il nous a fait grandir et nous a rapprochés encore plus. Un mois plus tard, nous avons repris notre vie sexuelle, mais nous avions vraiment peur que je tombe à nouveau enceinte. C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à prendre la pilule contraceptive. J’ai décidé de l’arrêter à 25 ans, et si je tombe enceinte, je n’avorterai pas.
En attendant, j’ai commencé des études à l’université. Je n’ai pas laissé cet épisode ruiner mon avenir. Je me considère comme une femme forte, mais je pourrais un jour donner une chance à la thérapie, pour clore ce chapitre une fois pour toutes.
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