En septembre dernier, le Salvador est devenu le premier pays au monde à introduire le bitcoin comme devise nationale. Quelques semaines plus tard, le président Nayib Bukele (40 ans), visiblement enthousiaste par rapport à cette nouveauté, a annoncé l’arrivée d’une « Bitcoin City ». De quoi se demander si ce pays d’Amérique centrale est en avance sur son temps ou s’il s’agit plutôt d’un pari risqué lancé par un président branché.

VICE est allé s’imprégner de l’ambiance qui règne à El Zonte, aussi appelé Bitcoin Beach, l’épicentre actuel de cette crypto-monnaie au Salvador.

Le bus 102 s’engouffre dans les sinueuses courbes de la seule avenue qui relie l’aéroport au reste de la côte. Du reggaeton sort des enceintes du vieux bus scolaire américain et ambiance la poignée de personnes à bord. Le paysage est idyllique. À droite, des vendeurs de rue sont accoudés à d’immenses bananiers et cocotiers et, au loin, on voit des montagnes et des pics volcaniques. À gauche, le littoral surplombe l’océan Pacifique et les vagues ont de quoi vous offrir des rêves humides si vous êtes adepte de surf.

Après une bonne heure et demie de route, un panneau orné d’écrits quasi prophétiques  jonche le bord de la route : « Bienvenue à El Zonte, Bitcoin Beach ». Les rues non pavées et poussiéreuses sont vides, à l’exception de quelques ouvriers qui réparent les égouts et les infrastructures routières. « Il y a beaucoup de travail, me dit l’un d’entre eux, pioche à la main. La ville a attiré beaucoup plus de visiteur·ses ces derniers mois. Surtout le week-end, c’est le bordel ici. Donc on essaye de s’y prendre rue après rue. Il faut que ça fasse propre et net. »

El Zonte est une petite ville de trois mille habitant·es. Elle a officieusement été rebaptisée Bitcoin Beach. En 2019, ce lieu est devenu un laboratoire d’expériences à petite échelle avec le bitcoin. Et depuis septembre dernier, cette crypto-monnaie est donc l’un des moyens de paiement officiels dans le petit pays d’Amérique centrale, aux côtés du dollar américain. Un peu partout dans le village, impossible donc de passer à côté du petit logo de cette monnaie virtuelle. Sur les poubelles, les étalages des magasins, sur les murs, elle est partout.

On entre dans une épicerie. Un QR code collé sur le mur indique clairement qu’on y accepte les bitcoins, comme dans presque tous les autres magasins. « C’est pas si difficile : tu scannes le QR code, puis t’appuies sur la touche de confirmation. Tu vois ? Un jeu d’enfant. » Nilson, 21 ans, nous guide à travers l’application Bitcoin Beach pour pouvoir payer la noix de coco qu’on est en train de manger dans sa boutique. « Ici, tout le monde l’utilise pour les transactions quotidiennes. Ça a changé nos vies », dit-il.

Transactions anonymes

C’est pas vraiment une coïncidence si le bitcoin est venu s’installer ici, à El Zonte. Depuis le début des années 2000, beaucoup de choses se sont passées dans le village, comme ces initiatives sociales visant à soutenir et à responsabiliser les jeunes. Le meilleur exemple : la Hope House, sans aucun doute. Cette organisation à but non lucratif a été fondée il y a treize ans et essaye de soutenir les jeunes en s’appuyant sur quatre piliers. « On se focalise autant que possible sur la formation et l’éducation, la technologie, les loisirs et la spiritualité », explique Ismael Galdames (19 ans), qui en fait partie depuis plusieurs années. Sa chemise porte le logo de la monnaie numérique avec écrit en-dessous, « Bitcoin El Salvador ».

« On veut empêcher que nos jeunes quittent les plages pour aller chercher une vie meilleure ailleurs, ce qui s’est trop souvent produit dans le passé, explique Roman Martinez, gestionnaire de communauté à El Zonte. L’intention de l’organisation c’était – et c’est toujours – de diffuser des connaissances de manière ludique. On donne des cours d’anglais, d’informatique et même des cours de premiers secours ou de surf à plus d’une centaine de familles chaque semaine. »

« Du coup, la communauté a reçu un cours sur la gestion des finances. Pour la première fois, j’ai vu des gens d’ici économiser leur argent, par exemple. »

Au début, les fondateur·ices de la Hope House comptaient principalement sur les dons pour assurer le fonctionnement de leur structure, jusqu’à ce jour de 2019 où un virement anonyme en bitcoin a changé à jamais le cours de l’histoire d’El Zonte. « La seule condition qui nous liait à cet étrange don, c’était qu’on devait créer une économie circulaire basée sur ce bitcoin, explique Martinez. Bien sûr, on avait entendu parler du bitcoin et on l’avait expérimenté au sein de nos ateliers, mais quand il a été réellement introduit dans notre communauté, il s’agissait surtout d’un outil qui nous permettrait de maintenir ce projet social. Du coup, la communauté a reçu un cours sur la gestion des finances. Pour la première fois, j’ai vu des gens d’ici économiser leur argent, par exemple. »

« Le plus grand défi a été de convaincre les commerçant·es de commencer à utiliser le bitcoin, poursuit Martinez. Comme changer leur état d’esprit et les faire accepter que l’argent puisse aussi prendre une forme numérique. L’idée que l’argent soit quelque chose de tangible était vraiment ancrée. Ce n’est plus le cas maintenant. Les gens s’en rendent compte pour la première fois. »

« Un avenir en or »

Le Salvador a tout ce qu’il faut pour attirer les amateur·ices de crypto-monnaies. Un climat tropical, une nature magnifique, des plages idylliques et (surtout) un président totalement mordu par le virus du bitcoin. Bukele (40 ans), au pouvoir depuis 2019, a observé avec étonnement ce qui se passait à El Zonte. « Les empires du bitcoin dans le monde entier vont se ruer sur le Salvador », avait-il prédit lors de son discours à la cérémonie de clôture de la conférence latino-américaine sur le bitcoin, le 20 novembre. « Il suffit de regarder El Zonte. C’est là que le bitcoin apportera le plus de tourisme, de ventes et d’emplois », peut-on lire dans son analyse.

En 2001, le Salvador a abandonné sa propre monnaie, le colón, et a adopté le dollar américain. « Ça voulait dire que le pays était devenu largement dépendant de la politique monétaire américaine, explique Arnold Hubach, rédacteur pour le magazine néerlandais Bitcoin, dans son documentaire Bitcoin in El Salvador. Aujourd’hui, la crypto-monnaie agit en bien sur différents plans, elle donne à une communauté, qui vivait essentiellement de l’argent liquide, l’accès à un système financier numérique. Dans un pays où 70% de la population n’a pas de compte bancaire, c’est considérable. Avec le bitcoin, n’importe qui peut télécharger une application et tout simplement se connecter à un réseau ouvert qui permet des transactions avec le monde entier. »

S’adapter ou mourir

Cette pratique est particulièrement populaire au Salvador. L’économie du pays dépend fortement des différents transferts d’argent effectués par des membres d’une famille qui ont fui le pays pendant la guerre civile entre les années 1980 et 1990. « Les frais facturés par les multinationales comme Western Union sont exorbitants, ça va parfois jusqu’à 30% du montant initial », explique Levi Haegebaert au téléphone, fondateur de la plateforme belge Start2Bitcoin et auteur du livre Bitcoin voor beginners, dans lequel il révèle tous les secrets de la crypto-monnaie.

« Environ un quart du PIB du pays est constitué de ces transferts de fonds, poursuit Haegebaert. Le bitcoin rend toutes ces entreprises obsolètes. C’est rapide comme l’éclair et c’est très bon marché par rapport à Western Union ou MoneyGram qui, si elles veulent survivre, devront s’adapter et se réinventer. Ce n’est qu’en étant très flexibles qu’elles pourront résister à ces évolutions. »

« L’explication la plus plausible, c’est que ces pays sont aux prises avec une inflation galopante. Les gens là-bas essaient de convertir tous leurs actifs en dollars, et maintenant de plus en plus en bitcoins aussi, pour sécuriser la valeur de leurs économies. »

La popularité du bitcoin et des autres crypto-monnaies se fait également sentir ailleurs dans la région. Dans des pays comme le Venezuela, Cuba ou l’Argentine, le nombre de transactions en crypto-monnaies augmente rapidement. « L’explication la plus plausible, c’est que ces pays sont aux prises avec une inflation galopante, remet Haegebaert. Les gens là-bas essaient de convertir tous leurs actifs en dollars, et maintenant de plus en plus en bitcoins aussi, pour sécuriser la valeur de leurs économies. »

Mais au Salvador, l’objectif est différent selon lui : « Là-bas, on a commencé à expérimenter le bitcoin en raison de son potentiel, une différence fondamentale qui le rend tout aussi intéressant. Bukele y croit vraiment. Ça ne passe certainement pas inaperçu dans des pays comme le Brésil ou le Panama, qui suivent de près l’évolution de la situation. »

Bitcoin City

Au début du mois, le président a donc proclamé ses intentions de construire une « Bitcoin City » à part entière. El Zonte, mais en grand et en mettant l’accent sur le plan écologique. Il veut par exemple utiliser l’énergie géothermique d’un volcan pour répondre à la forte demande en électricité. De cette manière, et en attendant un plan plus concret, le président veut faire taire les climato-sceptiques. « Investissez ici et gagnez tout l’argent que vous voulez », a déclaré Bukele.

La pièce maîtresse de cette future ville, où la monnaie virtuelle sera également minée, sera sa place centrale en forme de bitcoin. « Le seul souci, c’est que ça nécessitera beaucoup d’infrastructures et donc beaucoup d’argent. C’est un problème, car le Salvador n’est pas très bien loti sur ce plan là », explique Haegebaert. Bukele veut notamment résoudre ce problème en faisant appel aux marchés financiers et en lançant des obligations libellées en bitcoins, avec un coupon annuel de 6,5 % et une durée limitée à dix ans. « À partir de la sixième année, il sera possible de procéder à des distributions supplémentaires pour les détenteur·ices d’obligations, en supposant que le bitcoin prospère, précise-t-il. La moitié de l’argent libéré par la vente des obligations sera utilisée immédiatement pour acheter des bitcoins. L’autre moitié sera utilisée pour construire efficacement la ville. »

Haegebaert ne veut pas se prononcer quant au possible succès, ou non, d’un tel projet : « Tout ça n’en est encore qu’à ses débuts. Il y a encore beaucoup de place pour la croissance et il n’y a jamais de garantie de succès. » L’expert en bitcoin voit surtout de nombreuses raisons de tempérer l’enthousiasme que suscite le bitcoin dans certains milieux : « Il est très volatil. Si vous l’avez dans votre portefeuille, votre argent peut s’envoler sans que vous ne dépensiez quoi que ce soit. C’est en soi un très gros risque, surtout dans un pays comme le Salvador où la pauvreté n’a jamais été aussi élevée. »

Le Fonds monétaire international (FMI), l’institution spécialisée des Nations unies qui surveille la stabilité du système monétaire, est aussi particulièrement critique à l’égard du gouvernement salvadorien. « Une forte volatilité des prix signifie que l’utilisation du bitcoin présente un risque important pour la protection des consommateurs, l’intégrité et la stabilité financière », indique l’organisation, qui préfère voir l’utilisation du bitcoin limitée « pour protéger les consommateurs et empêcher le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. » 

Du dollar pour tou·tes

Le FMI recommande également au pays de rendre obligatoire l’utilisation du Chivo-wallet. Il s’agit d’un portefeuille virtuel qui peut être utilisé pour stocker et échanger des crypto-monnaies. Fin septembre, le président s’est vanté du fait que ce portefeuille est désormais utilisé par plus de 2,1 millions de Salvadorien·nes. Sur une population totale de 6,5 millions d’habitant·es, ça représente près de 30%. On dit même qu’il a « plus d’utilisateur·ices que n’importe quelle autre banque au Salvador. »

« Le bitcoin s’est développé avec un prisme social ici. Que le gouvernement tente de détourner l’initiative avec son propre porte-monnaie, c’est inacceptable »

Pour encourager la population à s’impliquer davantage, chaque habitant·e reçoit 30 dollars de la part du gouvernement en guise de cadeau lors de chaque ouverture de compte. Une somme considérable dans un pays où le salaire mensuel moyen tourne autour de 370 dollars. « On peut aussi se demander combien de résident·es ont téléchargé l’application juste pour pouvoir réclamer les 30 dollars », pose Levi Haegebaert.

« Là pour rester »

« Le bitcoin s’est développé avec un prisme social ici. Que le gouvernement tente de détourner l’initiative avec son propre porte-monnaie, c’est inacceptable », regrette toutefois Roman Martinez de l’association Hope House.

À quelques rues des locaux de l’association, on rencontre la famille de Nilson. « Le bitcoin à El Zonte est une véritable bouffée d’air frais, dit sa mère, Maria. Les touristes du monde entier viennent ici pour visiter et dépenser de l’argent. On a généré plus de revenus et ma fille aînée a enfin pu déménager dans la capitale pour ses études. C’était impensable pour nous il y a trois ans. »

Par ailleurs, la famille fait fi des critiques répétées que le pays doit subir : « Chaque personne doit décider de la manière dont elle veut aborder le nouveau développement du numérique, si elle veut les adopter ou non. On n’attend plus les conseils ou l’approbation du gouvernement. Si vous ne voulez pas adopter le bitcoin, vous n’êtes pas obligé·e de l’utiliser. Mais une chose est sûre : il est là pour rester, et vous feriez mieux de vous y habituer. »

Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Fonds Pascal Decroos pour le journalisme d’investigation.

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