« La réindustrialisation de la France sera ma priorité, promettait François Hollande en 2012, lors du premier meeting de sa campagne présidentielle. Je créerai une banque publique d’investissement qui, en complément des fonds régionaux, accompagnera le développement des entreprises stratégiques. » Au Bourget, acclamé par 20 000 partisans lors d’un discours resté célèbre, le candidat Hollande accuse frontalement son principal « adversaire » : le « monde de la finance ». Quatre mois plus tard, le socialiste s’installe à l’Elysée et crée en décembre la Banque publique d’investissement (BPI).
Pourtant, d’après l’enquête en 3 volets dont nous publions ici le 1er épisode, l’institution s’est écartée de ses objectifs initiaux et se comporte aujourd’hui à l’image d’un fonds d’investissement agressif. Elle multiplie les erreurs stratégiques au détriment de la souveraineté économique nationale, des contribuables et du tissu industriel français.
Depuis un an, affaiblis par la crise sanitaire et les fermetures répétées, plus de 600 000 commerçants, artisans, agriculteurs et associatifs français ont dû pour survivre souscrire à un prêt garanti par l’État (PGE). Le dispositif, mis en place le 25 mars 2020, doit permettre de « soutenir la trésorerie des entreprises en leur accordant une garantie de l’État à hauteur de 90 % sur leurs nouveaux prêts bancaires, grâce à une enveloppe globale de 300 milliards d’euros », comme l’indique le site de la Banque publique d’investissement (Bpifrance).
L’institution a pour mission de valider l’éligibilité de chaque candidat, qui souscrit par la suite à son prêt auprès d’une banque privée. Afin de l’obtenir, l’entreprise doit fournir des informations telles que son chiffre d’affaires de 2019, le nombre de salariés qu’elle emploie ou encore la somme qu’elle souhaite emprunter. Une démarche en apparence anodine, qui implique néanmoins de stocker ces précieuses données. C’est ainsi que, sans consultation parlementaire, le marché a été confié à Amazon Web Services (AWS), la branche cloud computing [stockage, gestion et traitement de ressources en ligne, NDLR] de la multinationale américaine Amazon et aussi sa première source de revenus.
L’information est passée inaperçue jusqu’à ce que la sénatrice UDI Nathalie Goulet lance l’alerte sur ce discret partenariat. Le 5 février 2021, elle organise une conférence de presse au Sénat afin d’en exposer les enjeux. Au sein même de Bpifrance, la nouvelle n’est pas diffusée. « Si le lièvre n’avait pas été levé par cette sénatrice, on ne l’aurait pas su, donc cela aurait été fait dans la plus grande opacité », révèle au Média Jean-Philippe Gasparotto, secrétaire général de la CGT du groupe Caisse des dépôts (qui détient la moitié de Bpifrance). Selon la sénatrice, « ce partenariat ne donne pas leur chance aux entreprises européennes et françaises. Les petits commerçants sont inquiets. Les observateurs des politiques numériques aussi. »
Parmi eux, le secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, Bernard Benhamou, s’inquiète de voir la France choisir un colosse américain. Et pour cause : « Deux textes de loi américains posent problème. Premièrement, le “Cloud Act” de 2018 – un héritage du “Patriot Act” – qui permet la captation de données dans le cadre d’une procédure judiciaire. Deuxièmement, le “Foreign Intelligence Surveillance Act” (FISA) de 1978, qui autorise les services secrets à obtenir une transmission d’informations de la part d’entreprises américaines dans la plus parfaite opacité. » Ces deux textes ont un caractère extraterritorial, c’est-à-dire qu’ils s’appliquent aux données hébergées dans le monde entier. « Si elles ne sont pas transmises, les acteurs à qui elles ont été demandées peuvent être poursuivis en justice », souligne-t-il.
« Amazon est en soi une entreprise concurrente et a commis de nombreux actes d’abus de position dominante »
Bernard Benhamou, qui fut expert en numérique au sein de nombreux cabinets gouvernementaux, maintient que cette décision de Bpifrance constitue une atteinte à la souveraineté de la France et offre un atout majeur aux États-Unis en matière d’intelligence économique. « Les données sont précieuses pour savoir si une entreprise est en difficulté au point de demander une aide de l’État, d’autant plus qu’Amazon est en soi une entreprise concurrente et a commis de nombreux actes d’abus de position dominante. »
Il prend pour exemple le rachat presque forcé de l’entreprise américaine Diapers par Amazon. Alors que celle-ci utilisait Amazon comme plateforme de vente mais lui faisait concurrence, le géant a proposé de racheter sa maison mère Quidsi et essuyé un refus. Amazon récolte par la suite un grand nombre d’informations sur l’entreprise et programme des robots qui mettent en vente des produits de Diapers.com… 30 % moins cher. Les recettes du concurrent ayant chuté, il est contraint d’accepter la vente pour près de 545 millions de dollars.
« De même, certaines entreprises ayant souscrit au PGE distribuent via Amazon, poursuit Bernard Benhamou. Si Amazon sait qu’elles sont en difficulté, ils pourraient disposer d’informations stratégiques pour un rachat. » Paradoxalement, ce partenariat intervient au moment où les autorités européennes tentent de réguler les GAFAM [grandes entreprises américaines – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – qui règnent sur le marché du numérique, NDLR]. « Bruno Le Maire dit qu’il faut punir Amazon qui ne paie pas d’impôts en Europe mais conclut ensuite des accords avec eux. Nous devons avoir une attitude de réserve. Des acteurs européens auraient pu répondre présents. Pour avoir beaucoup travaillé sur l’administration électronique (Ameli, etc.) à Bercy, je peux affirmer que nous savons créer de grands systèmes informatiques. », poursuit l’expert.
Pour répondre à ces inquiétudes et défendre la décision de Bpifrance, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire assure, en réponse à une question au gouvernement posée par le sénateur LR Pascal Allizard, que « le “Privacy Shield” américain, qui ne concerne que les données hébergées sur le sol américain, ne s’applique, par ailleurs, pas aux données hébergées à Paris, et Amazon Web Services n’a pas le droit d’effectuer de transferts de données sans l’accord de Bpifrance ». Alors que le sénateur l’interroge sur le Cloud Act, Le Maire répond en mentionnant le Privacy Shield. Cet accord – transatlantique et non américain – a pourtant été invalidé en juillet 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne.
Par ailleurs, dans un appel à manifestation d’intérêt intitulé « Développement et renforcement de la filière française et européenne du Cloud » que Le Média a pu consulter, Bpifrance reconnaît elle-même les dangers liés à ce type de partenariats avec les GAFAM : « Ces services numériques s’appuient souvent sur des offres Cloud. La concentration du marché Cloud autour de quelques acteurs (Amazon, Microsoft et Google contrôlent 66 % du marché européen contre moins de 16 % pour l’ensemble des acteurs continentaux) expose les entreprises et les administrations françaises à un risque sur la maîtrise de leurs données, qui peuvent être soumises à des législations extra-européennes à portée extraterritoriale et une complexité juridique pour le traitement des données personnelles. »
Une situation qui fait craindre à Bernard Benhamou que la France ne passe à l’état de « colonie numérique », avec des risques « non seulement économiques, mais aussi démocratiques. Car nous n’avons pas élu Jeff Bezos ! »
Un partenariat noué dans la hâte
L’appréhension quant à ce partenariat est d’autant plus grande que, d’après Nathalie Goulet, aucun appel d’offres n’aurait été passé, une procédure pourtant obligatoire afin d’octroyer un marché public. Contactée par Le Média, l’institution soutient, reprenant au mot près les réponses de Bruno Le Maire au Sénat, que « la commande des pouvoirs publics pour le déploiement totalement en ligne des attestations de garanties du PGE, nécessitait la mise en place, en cinq jours, d’une plateforme devant être opérationnelle 24 heures sur 24 heures et 7 jours sur 7. Bpifrance a fait appel aux prestataires déjà référencés par appel d’offres fin 2019 pour l’élaboration de celle-ci. L’offre de service d’AWS n’avait pas d’équivalent, à date, parmi les autres acteurs français ou internationaux qui travaillaient déjà pour Bpifrance, suite à leur référencement en 2019 », ajoutant que la démarche a bien « fait l’objet d’un appel d’offres ».
Effectivement, en 2019, un « document de consultation » intitulé « Appel d’offres Tech Lead, centre d’expertise cloud » a bien été diffusé, consacrant la volonté de créer un marché dans ce domaine. Mais le document ne concerne pas spécifiquement le stockage de données des prêts garantis par l’État (PGE). En outre, il attribue d’entrée un avantage à Amazon en indiquant qu’ « il découle de ce programme la mise en œuvre d’un centre d’expertise cloud pour gérer la plateforme cloud publique sous-jacente de Bpifrance en particulier Amazon AWS », tout en exigeant des candidats une « certification AWS ». De plus, aucun appel d’offres passé en 2020 ou 2021 concernant les PGE n’est référencé, ni sur le site internet de Bpifrance, ni sur le bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP). Sollicité par téléphone, le service presse d’AWS se réfugie derrière la « confidentialité » des informations.
Jean-Philippe Gasparotto s’étonne de cette procédure accélérée et bâclée. « C’est une des missions de la Banque de France de stocker, d’analyser et de protéger les données des entreprises. Il n’aurait pas été idiot de la part de la BPI de concevoir un tel outil, compte tenu de ses missions et de sa dimension. » Bernard Benhamou s’interroge : « Était-il avisé d’avoir recours à ces procédures accélérées ? Faire appel à Amazon est un gain de visibilité individuel et un potentiel bénéfice politique [pour les cadres de BPIFrance et les hauts fonctionnaires en charge du dossier, NDLR]. Au sein d’une administration, la rapidité est récompensée afin de pouvoir communiquer et étoffer son bilan. Il s’agit donc là d’une urgence politique pour quelques personnes, pas du tout d’une urgence stratégique pour le pays. »
Bpifrance, une « béquille pour le monde financier et bancaire capitaliste, marchand et spéculatif »
Une fois François Hollande élu, fin décembre 2012, une loi organique acte la création de la Banque publique d’investissement (BPI), qui deviendra quelques mois plus tard Bpifrance, par fusion de trois structures préexistantes : Oséo, la banque des petites et moyennes entreprises, CDC Entreprises, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, et le Fonds stratégique d’investissement. L’article premier du texte définit ce nouvel organisme, détenu à parts égales par l’État et la CDC, comme un « groupe public au service du financement et du développement des entreprises ». La BPI « oriente en priorité son action vers les très petites entreprises, les petites et moyennes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire, en particulier celles du secteur industriel », « investit de manière avisée pour financer des projets de long terme », ou participe, entre autres, au développement de la « conversion numérique ».
Neuf ans plus tard, le compte n’y est pas, d’après Jean-Philippe Gasparotto : « Deux visions ont coexisté dans l’entourage de Hollande. Finalement, on est arrivés à la constitution d’une BPI qui n’est rien d’autre qu’une béquille pour le monde financier et bancaire capitaliste, marchand et spéculatif. » À l’époque, la vision du candidat Hollande, portée par le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg, s’oppose à celle, plus libérale, de Pierre Moscovici.
Dès octobre 2012, le ministre de l’Économie et des Finances l’assume : l’organisme n’a pas vocation à sauvegarder des emplois : « Ce n’est pas un outil défensif, c’est un outil offensif, n’en faisons pas un pompier », déclare-t-il en conférence de presse. Aussi la jeune Bpifrance restera-t-elle de marbre face à la fermeture des raffineries Petroplus et des hauts-fourneaux de Florange. « On aurait perdu beaucoup d’argent et ce n’aurait pas été un bon business », justifiera laconiquement son premier directeur général Nicolas Dufourcq, ancien numéro deux du cabinet de conseil Capgemini, en avril 2013.
Un autre membre de l’entourage de François Hollande a conforté Bpifrance dans cette direction : secrétaire général adjoint de l’Élysée puis ministre de l’Économie, Emmanuel Macron imposera sa vision au sommet de l’État. « Sa conception de l’intervention de l’État dans l’économie, c’est une conception de banquier, estime Jean-Philippe Gasparotto. Il conçoit l’intervention publique en matière économique comme un soutien au marché et au monde de la finance avant tout, plutôt que comme un régulateur voire un stratège susceptible, par exemple, de déployer une politique industrielle. »
Depuis quelques années, Bpifrance est d’ailleurs sous le feu des critiques pour sa gestion hasardeuse de dossiers industriels emblématiques comme celui du papetier Arjowiggins ou du groupe verrier Verallia. Quelles sont les responsabilités de l’institution dans le placement en liquidation judiciaire du papetier, dans la fermeture d’un four du groupe verrier ou encore dans la suppression de plusieurs centaines d’emplois dans les deux entreprises ? Ce sera l’objet du second volet de notre enquête…