« Ce qui ne se voit pas n’existe pas » : c’est ainsi que l’on pourrait résumer la proposition de loi sur la sécurité globale examinée ce mardi 17 novembre en première lecture à l’Assemblée nationale, et contre laquelle étaient mobilisés plusieurs centaines de manifestants aux abords du Parlement dans la soirée.

Une proposition qui instaurerait notamment l’interdiction de la diffusion d’images des forces de l’ordre en intervention, mais également la généralisation de l’utilisation de drones ainsi que des caméras mobiles de policiers, et qui s’inscrirait dans la lignée du « remaniement » des libertés fondamentales et de l’atteinte à la vie privée des citoyens ces derniers mois. Mais également d’un discours général du gouvernement tendant à minimiser les violences policières, quand il ne consiste pas à tout bonnement les invisibiliser – comme pour entériner l’idée selon laquelle elles n’existeraient pas.

C’est en tout cas ce que pensaient nombre de syndicats de journalistes et d’associations de défense des droits de l’homme, qui ont appelé au rassemblement de ce soir. Rassemblement qui aura réuni des gens plutôt jeunes, plus enclins sans doute que leurs aînés à l’idée de devoir taper un sprint de manière inopinée pour pouvoir garder intacts leurs mains et ses yeux.

Une idée qui s’est malheureusement normalisée ces derniers mois, les manifestations ayant de plus en plus l’air de partie de paintball pour de vrai. Ironie du sort, à la fin de la soirée, plusieurs personnes sortaient caméras et téléphones portables pour tenter, comme un dernier baroud d’honneur, de capter les forces de l’ordre nasser les manifestants, puis charger la foule à coups de gaz lacrimogène et de canons à eau – et ce n’était pas pour éteindre le feu de poubelle qui s’était déclaré dans une ruelle à côté.

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Adam et Anne, 18 ans, étudiants en fac de bio

VICE : Pourquoi vous êtes venus ce soir ?
Anne : Parce que c’est vraiment inadmissible d’essayer de faire passer une loi liberticide comme celle-là, tout simplement. 
Adam : Parce que je trouve que cette proposition de loi est absolument dangereuse, parce qu’on s’approche des régimes totalitaires où on n’a pas le droit de filmer la police et où la police a tous les pouvoirs. Si cette loi était passée avant l’affaire Cédric Chouviat on n’aurait pas su qu’il s’était fait plaquer au sol. 

« La généralisation de l’utilisation des drones fait penser à une dystopie » – Adam

Il y a d’autres points à part la diffusion d’images des forces de l’ordre qui vous paraissent problématiques?
Adam: La généralisation de l’utilisation des drones en manifestation par exemple, qui me fait penser à une dystopie. On nous fiche, on nous prend en photo, on ne sait pas ce qu’ils vont faire avec. Et rien que ça, c’est très dangereux.

En tant qu’étudiants, est-ce que vous pensez qu’on peut établir un parallèle entre cette proposition de loi et le projet de loi sur la programmation et la recherche, qui devait être examiné aujourd’hui, et qui menace de punir jusqu’à 3 ans d’emprisonnement l’occupation d’une université ? 
Adam : On peut établir un lien, même s’il n’est pas aussi évident de prime abord. D’une manière générale, le gouvernement mène une politique très autoritaire depuis quelques années. Tout est fait pour qu’on ferme nos gueules. La loi de programmation pour la recherche, c’est absolument ridicule, parce qu’on va privatiser la recherche. Alors que l’état de la recherche en France est pitoyable et catastrophique, du coup on va empirer la situation. 

Comment vous voyez l’évolution des mobilisations sociales pour 2021, étant donné la situation particulière de cette année ? Vous allez à beaucoup de rassemblements et de manifs d’habitude ? 
Adam : Moi c’est la deuxième fois que je viens à une manif. 
Anne : Moi aussi. Les premières c’était pour le climat, en 2019. Mais je pense qu’il va y avoir de plus en plus de manifestations comme ça. On arrive à un âge où on se rend de plus en plus compte de la situation actuelle. On se tous de plus en plus concernés.

Est-ce que vous pensez que la mobilisation d’aujourd’hui peut peser sur la décision finale des députés ? 
Adam : J’espère qu’elle va peser, mais honnêtement je n’en suis pas vraiment convaincu. Mais on est là, on fait tout notre possible et on verra. 

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Éléna, 27 ans, architecte

VICE : Pourquoi est-ce que tu es venue ce soir ?
Je suis ici pour m’opposer à ce projet de loi sécurité globale qui m’inquiète énormément notamment pour les articles 20, 21 et 22 qui ne sont pas assez relayés. On parle certes beaucoup de l’article 24 qui est certes problématique, mais les trois précédents sont aussi très alarmants. 

« Je ne comprends pas en quoi ces dispositifs-là participent de la sécurité globale. » – Elena

À part l’interdiction de la diffusion d’images policières, qu’est-ce qui t’alarme dans ces articles ?
Éléna : L’article 21, qui favorise la diffusion de nouvelles technologies, à savoir la reconnaissance faciale. L’article 22, qui favorise carrément l’utilisation de drones dans les rues lorsque les circonstances l’obligent, autant dire que les circonstances on sait qui en convient. Et puis l’article 20 qui lui autorise la présence de caméras de surveillance dans les halls d’immeubles. Je ne comprends pas en quoi ces dispositifs-là participent de la sécurité globale. Moi je me sens presque en danger avec un gouvernement qui veut me surveiller. Et pourquoi au final ? Je ne sais pas. 

Est-ce que tu penses que vu ce qu’il s’est passé ces derniers mois, et ce qui risque de se passer pour les prochains, on entre de plus en plus dans la surveillance de masse et dans l’instauration d’un état policier ?
A priori c’est un type de réponse un peu standard que nous fait le gouvernement depuis des années. C’est-à-dire qu’on répond à une menace par des lois et des amendements sécuritaires. Ou des réponses technocratiques. Par exemple la réponse à une pandémie c’est se surveiller les uns et les autres via l’application Stopcovid. J’ai l’impression que c’est quelque chose d’un peu systémique, qui à mon sens ne fonctionne pas. On surfe sur une peur des gens qui est celle de mourir, pour autant se surveiller n’a jamais été une solution. Il y a d’autres moyens de lutter. 

Est-ce que le contexte actuel favorise le passage de ce genre de lois ? 
Ce qui est beau avec ce gouvernement, c’est qu’ils font passer tout ça en plein confinement. Au moment où on est démocratiquement faibles, incapables de se rassembler. Encore un bel exemple de réponse politique, et non-démocratique.

L’ONU a interpellé la France concernant cette proposition de loi. Ce n’est pas la première fois que l’organisation interpelle la France concernant les violences policières, on l’a vu lors des Gilets Jaunes, mais ça n’a servi à rien. Est-ce que tu crois que ça peut avoir un poids quelconque cette fois-ci ?
Ça en a un dans ma tête, parce que je me sens moins seule dans la défense de cette cause. Il y a des gens un peu éclairés qui ont lu ce texte et qui ont aussi été alarmés. C’est aussi la preuve qu’on n’est pas en train de crier au loup pour rien. J’espère que ça va fédérer d’autres opinions, en tout cas je pense que c’est important d’avoir des avis comme celui-là.

Comment est-ce que tu vois 2021 au niveau de l’évolution des mobilisations sociales, étant donné que cette année était un peu particulière ?
J’ai fait les deux confinements à Paris et je vois une colère monter. Je sens que ça gronde un peu partout, parce qu’effectivement ce 2e confinement arrive comme une mesure qui aurait peut-être pu être évitée. En plus j’ai lu récemment qu’on arrivait à la nouvelle année avec un cap de 10 millions de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté. Clairement là ça va péter. Je vois pas comment ça peut continuer comme ça. 

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Matthias, 20 ans, et Paloma, 20 ans, étudiants en 1ère année de Sciences Politiques

VICE : Pourquoi cette loi serait-elle liberticide selon vous ?
Matthias : Sous plusieurs aspects. Déjà du point de vue citoyen, c’est-à-dire qu’un citoyen lambda n’aura plus le droit de diffuser et de filmer les policiers, donc les violences policières. Mais filmer les manifestations sur la voie publique, c’est pas un crime. Et d’autre part, l’impact sur les médias. Normalement ils sont pensés comme un contre-pouvoir. C’est pas pour rien qu’on dit que c’est le 4e pouvoir. Mais si un média n’est plus autorisé à diffuser des photos ou des vidéos de policiers, c’est une dérive autoritaire assez grave

Paloma : Pour la liberté de presse avant tout. Déjà il y a un an la France s’était pris un rappel par l’ONU et par la commission européenne, parce que les violences policières devenaient importantes et très violentes. Et donc un an plus tard vouloir les cacher, ça montre qu’il y a un problème. Et de plus, vouloir passer cette loi pendant le confinement… Comme au premier confinement ils avaient essayé de passer des lois en douce, vu que les gens pouvaient pas sortir, ils se sont dit qu’il y aurait moins de manifestations.

On sait très bien qu’un policier a le droit d’user de la violence dans un certain cadre, mais si on veut vouloir le cacher, ça veut dire que ça coince. Si on agit dans ses droits et en toute honnêteté, on n’a pas besoin de devoir se cacher. Et si quelqu’un veut porter plainte contre un policier, c’est déjà super dur comme procédure, mais si en plus on floute les têtes, ça devient quasi impossible. 

Il n’y a pas un rapport problématique à la police plus général en France ?
Oui, pour être allée dans d’autres pays, il y a un problème dans notre pays. Je suis allée aux Pays-Bas, en Allemagne, c’est pas du tout un rapport comme ça. De base, on est censés se sentir en sécurité quand il y a la police et la gendarmerie. Il y a un gros travail à faire en France dans nos relations avec la police. Et ça, ça va pas aider. 

« Est-ce qu’on ne devrait pas séparer l’exécutif du monopole de la violence quand on voit ce qu’il en fait ? » – Paloma

Ce n’est pas quelque chose de nouveau, mais est-ce que tu as ressenti une escalade particulière ces derniers mois dans ces rapports avec la police, ne serait-ce que par le champ lexical employé par le gouvernement – qui récusait par exemple le terme de violences policières ?
Il y a un moment, on ne voyait la police qu’à travers le prisme de la banlieue. Mais depuis les gilets jaunes, qui rassemblaient des Français de tous âges et de toutes professions, les Français blancs, qui d’habitude ne se sentaient pas forcément concernés, ont vu ce que les gens de banlieue vivaient au quotidien. Ça a juste mis la lumière sur ça. Bien sûr, on sait que l’état a le monopole de la violence légitime, mais là ça remet vraiment en question ce droit-là. Est-ce qu’on ne devrait pas séparer l’exécutif du monopole de la violence quand on voit ce qu’il en fait ? Quand on compare Macron aux autres Présidents sur l’utilisation qu’il fait de la police et des règles et des directives, il y a un souci. On sait déjà que le Président a beaucoup trop de pouvoir exécutif, mais là il abuse à la fois de son pouvoir exécutif et de son pouvoir en tant que chef des armées. 

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Gaëlle, 24 ans, sans emploi

VICE : Pourquoi es-tu venue ce soir ?
J’estime qu’il est de notre droit, soit journalistes, soit citoyens, de filmer les policiers en cas de bavures. Mais les journalistes aussi, même quand il n’y a pas d’abus, pour le droit à l’information.

À part la diffusion d’images de policiers, est-ce qu’il y a d’autres points qui te semblent problématiques? 
Ce qui me choque, c’est pourquoi les policiers peuvent nous filmer, mais pas nous. Pourquoi ils auraient le droit d’être protégés, et pas nous ? L’utilisation des drones me semble problématique également.

Est-ce que tu penses que l’interpellation de l’ONU peut changer quelque chose, au moins sur l’opinion publique ?
J’aimerais bien, en tout cas on n’est pas tout seuls à penser ça. Mais c’est compliqué à dire.

Au niveau des mobilisations sociales en 2021, comment tu envisages la suite ? Est-ce que tu penses que ça va s’intensifier, ou que les gens vont se résigner ?
Je ne pense pas du tout que les gens vont se résigner. Il y a un certain ras-le-bol du fait qu’on ne nous écoute pas, ça a commencé avec les Gilets Jaunes, et là ça risque de péter encore plus. 

Est-ce que tu vas en manif souvent ?
Pas du tout, j’y vais très rarement. Les seules que j’ai faites avant, c’était la marche pour le climat. Mais là ce soir je me suis dit que c’était le moment d’y aller. Les gens ont peur aussi, c’est sûrement entretenu avec les images qui sont diffusées. J’ai pas forcément envie de me retrouver face à quelque chose qui dérape. Mais si ça continue comme ça je pense y retourner plus souvent. 

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Thomas 27 ans, et Lucas, 30 ans, militants syndicaux

VICE : Pourquoi êtes-vous mobilisés contre cette proposition de loi ?
Thomas : C’est une mesure liberticide qui est contestée par énormément d’organisations des droits de l’homme. Et qui s’inscrit dans un contexte de destruction des droits sociaux, notamment lors de manifestations

Est-ce que vous pensez que l’interpellation d’organisations comme l’ONU ou du défenseur des droits peut avoir un poids quelconque ?
Thomas : Je pense que ça peut peser dans notre argumentaire, de nos organisations qui s’appuient des avis de droits et pas seulement des positions politiques. Le problème c’est que c’est un gouvernement qui s’en fout, et qui est aidé par des médias et des éditorialistes qui considèrent des avis de l’ONU comme des rapports de sous-secrétaires désoeuvrés, alors que c’est des hauts-commissariats aux droits de l’homme qui s’expriment. Donc je pense que ce sera pas suffisant, mais ce sera un appui pour nous et nos organisations. 

« Si on continue à ferme la marmite à contestation, ça va péter plus frontalement » – Thomas

Comment vous voyez évoluer les mobilisations sociales en 2021 ? 
Lucas : C’est une question compliquée, mais là on est dans un beau rassemblement alors qu’on est dans une période liberticide. Je pense qu’il faut être optimiste, ce genre de rassemblement ça permet de collectiviser, de densifier la plateforme revendicative. Et puis de toujours protester contre des mesures qui nous paraissent liberticides. 

On a vu une évolution ces dernières années dans le rapport du gouvernement à la police et aux violences policières. Jusqu’à dire qu’il n’y en avait pas. Où est-ce que cette surenchère peut aboutir ? Est-ce que vous pensez que les mobilisations sociales vont s’intensifier jusqu’à aller à un systématisme de l’affrontement ?
Thomas : Le risque, c’est de nier les violences policières face au constat qu’on fait tous les jours, et qui n’est pas rapporté que par des militants de gauche, mais aussi par des journalistes, des militants des droits de l’homme, la LDH, qui observe les manifestations. Il y a un contraste extrêmement fort qui s’opère entre le constat qu’on fait nous tous les jours et qui est porté au grand public grâce aux journalistes, et celui de l’état. Mais si on empêche trop et qu’on ferme la marmite à contestation, ça va péter plus frontalement. Et la confrontation avec la police va être de plus en plus radicale. Et d’ailleurs c’est le cas aujourd’hui dans certaines manifestations. Ça s’envenime plus vite, parce qu’on nous empêche de filmer, on nous empêche de demander le RIO des forces de l’ordre, et donc les gens se sentent privés de leurs droits. Et quand ils se sentent privés de leurs droits, les modes d’action évoluent fatalement vers plus de radicalité. 

Est-ce que vous pensez que le mode d’action qui est à l’oeuvre aujourd’hui, c’est-à-dire un rassemblement pacifique et bienveillant, peut peser dans la décision finale des députés ? 
Lucas : Aujourd’hui les institutions de la Ve République sont telles que les parlementaires épousent complètement les positions du gouvernement. Donc là-dessus je ne sais pas. En tout cas ce que je crois c’est que plus le rapport de force est conséquent, plus il est important, plus on sera nombreux, plus on aura de revendications, évidemment que ça pèsera vis-à-vis des dominants. 

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