Il en est le directeur, depuis quatre ans. L’école n’a rien de prestigieux. Elle accueille 80 élèves, filles et garçons âgé·es de 6 à 15 ans, de la communauté bédouine voisine de Mu’arrajat, lovée dans un repli des collines arides de Cisjordanie, à proximité immédiate de l’oasis de Jéricho. C’est la seule école à des dizaines de kilomètres à la ronde.

Les enseignant·es et le personnel administratif, seize adultes en tout, viennent de Jéricho ou de Toubas, beaucoup plus au nord. À ces derniers, il faut au minimum une heure et quart pour venir, parfois quatre, en fonction du nombre de barrages militaires et de routes fermées par l’armée.

Illustration 1La cour de l’école élémentaire Arab Al-Ka’abneh en octobre 2024. © Photo François Bougon / Mediapart

Combien vont accepter de rester ? Combien d’enfants auront-ils face à eux dans les prochains mois ? Certains sont déjà partis.

L’école est pourtant plutôt bien pourvue, avec une équipe pédagogique investie, une pièce informatique avec des ordinateurs, une bibliothèque et une classe spécialement équipée pour les enfants présentant des retards dans l’apprentissage.

Seulement, l’environnement de l’école est dangereux, et l’état de Rami Damanhouri en apporte la preuve.

Sous contrôle israélien

Depuis plusieurs années, des colons israéliens ont décidé de s’installer comme bergers dans les collines de Cisjordanie et font tout pour en chasser les éleveurs bédouins.

L’un d’eux, dans la vallée qui jouxte Mu’arrajat, est décrit par les Bédouins comme très agressif, prompt à rameuter d’autres colons pour des expéditions de harcèlement.

L’école est située, comme le campement de Mu’arrajat et toutes les collines arides alentour, en zone C, donc sous contrôle complet des autorités israéliennes, selon le découpage géographique issu des accords d’Oslo. Ni la défense civile palestinienne ni même le Croissant-Rouge ne peuvent intervenir sans autorisation israélienne. L’armée et la police israéliennes sont dès lors censées assurer la tranquillité publique et la sécurité de tous et toutes. Ce qui n’est pas le cas.

L’école Arab Al-Ka’abneh est une cible facile. Un peu à l’écart des tentes des Bédouins et des enclos du bétail, près du château d’eau, cachée à la vue de ceux qui passent sur la route, elle est constituée de conteneurs transformés les uns en salles de classe, les autres en bureaux, organisés en U autour d’une petite cour tout en longueur où les gamins jouent sur un gazon artificiel. Quelques arbres, à un bout de la cour, offrent un peu d’ombre. Dessous sont installés des bancs et des tables. Le tout est ceint d’un grillage d’un mètre environ, très abîmé par endroits et facilement franchissable.

Illustration 2
Des barreaux ont été installés aux fenêtres des classes. © Photo François Bougon / Mediapart

Rami Damanhouri a cherché à sécuriser son école. En juillet 2023, il a lancé des travaux pour ériger une vraie enceinte. Les colons sont intervenus, suivis de près par des jeeps de l’armée israélienne. Le chantier a été stoppé et les matériaux confisqués.

La seule piètre protection qui est restée à l’école Ka’abneh était les cinq caméras de surveillance, disposées de façon à filmer le portail, la cour, le bureau du directeur, le secrétariat et l’administration.

L’attaque

Lundi 16 septembre 2024, peu après le début du deuxième cours de la journée, à 9 h 30, une mère d’élèves s’est précipitée dans l’école, hurlant : « Les colons arrivent ! », raconte Mohamed Fasa’il, dans le petit bureau du principal, rempli de dossiers et de livres, où il officie désormais.

Certains enfants ont eu à peine le temps de fuir, et d’autres de se réfugier, avec des enseignant·es, dans une des classes, tandis que plusieurs hommes, trois ou quatre, armés de longs bâtons, faisaient irruption dans la cour et frappaient tous ceux qui se trouvaient sur leur passage. Puis un pick-up a pilé devant le portail, déversant d’autres assaillants. En tout, une douzaine d’hommes ont investi l’école.

Sur les vidéos filmées par des professeur·es, on voit, à travers les fenêtres grillagées des classes, des hommes jeunes, certains masqués, déambuler, taper contre les murs des conteneurs. On voit aussi les enfants collés les uns aux autres, dans leurs uniformes blanc et bleu d’écoliers, terrorisés. On entend leurs pleurs convulsifs, et les voix des adultes qui s’efforcent d’être rassurantes mais ne le sont guère.

[Les colons] m’ont battu à coups de batte de baseball renforcée de métal. Ils m’ont traîné sur le sol, des graviers se sont incrustés dans mon dos, je saignais.

Rami Damanhouri, directeur d’école

On voit enfin plusieurs des attaquants s’acharner sur un homme.

Cet homme, c’est Rami Damanhouri, le directeur. « Ils sont entrés dans mon bureau avant que je ne puisse fermer la porte à clé, il y avait avec moi Nancy, une enseignante, et un enfant. J’ai juste eu le temps de cacher l’élève sous mon bureau. Ils m’ont frappé, ils ont frappé Nancy et ils m’ont jeté dehors », raconte-t-il, assis dans son salon à Jéricho. Son épouse, très pâle, les traits tirés, et ses deux filles écoutent en silence cette histoire mille fois entendue.

Une fois dehors, les coups continuent de pleuvoir sur Rami Damanhouri : « Ils m’ont battu à coups de batte de baseball renforcée de métal. Ils m’ont traîné sur le sol, des graviers se sont incrustés dans mon dos, je saignais. »

« Ils insultaient sa mère, sa sœur, dans un arabe bédouin parfait », se souvient Nancy Hamdan, 37 ans, qui s’est protégée tant bien que mal avec une chaise et a eu, ensuite, trois semaines d’arrêt à cause des coups reçus.

« Nous voulions nous porter à son secours, reprend Mohamed. Mais nous avions les enfants à protéger. » Et, sans doute avec raison, extrêmement peur.

Illustration 3
Dans le bureau de Rami Damanhouri, directeur de l’école élémentaire Arab Al-Ka’abneh, en octobre 2024. © Photo François Bougon / Mediapart

Rami est jeté sur le plateau du pick-up, mains liées et pieds nus. Il a eu le temps de voir ses agresseurs : « Certains avaient le visage masqué, mais pas tous. C’étaient des hommes jeunes, entre 18 et 30 ans, je dirais, avec un chef. Ils étaient équipés de mini-talkies-walkies accrochés au niveau de leur épaule », a-t-il noté.

Sur la route, les colons croisent une jeep de l’armée israélienne. L’équipe de l’école Arab Al-Ka’abneh a téléphoné au DCO, le bureau de coordination entre l’Autorité palestinienne et l’armée israélienne, seul recours des Palestinien·nes de zone C, dès le début de l’assaut. Les assaillants sont contraints de remettre Rami Damanhouri aux soldats. « Ils ont affirmé que j’avais frappé l’un des leurs et qu’ils étaient venus me chercher à l’école, poursuit le directeur de l’école. J’étais dans mon bureau, à mon poste, depuis tôt le matin ! Et je n’ai jamais frappé personne. Mais les Israéliens ne croient jamais les Palestiniens. »

Le convoi repart vers l’école. Rami Damanhouri est toujours menotté, malgré son nez et sa tête qui saignent. Une fois sur place, les soldats lui demandent le code des caméras de surveillance et récupèrent les bandes. Les liens en plastique qui lui enserrent les poignets sont remplacés par des menottes en métal.

Après l’attaque, la torture

Il est emmené au poste de police de la colonie de Benyamin, près de Ramallah, à plusieurs dizaines de kilomètres de là. C’est la procédure, en cas d’implication de citoyens israéliens : la police, et non l’armée, traite l’affaire. Il y reste de 14 heures à 21 heures, sans recevoir ni soins, ni antidouleurs, ni même de l’eau.

Sa déposition est prise, de façon classique. Nancy est aussi entendue. Une avocate commise d’office est contactée, qui s’entretient avec son nouveau client par téléphone.

Pour le directeur, le cauchemar continue. Il est transféré à la prison d’Ofer, près de Ramallah. Il y est traité comme tous les détenus palestiniens : « Ils ont fait preuve d’une grande agressivité, reprend-il. Celui qui m’a fouillé au corps m’a dit : “C’est toi qui éduques les enfants dans la haine”, et puis, quand il a vu les graviers incrustés dans mon dos, il a changé, il a appelé un médecin de la prison. »

Ce dernier transfère Rami Damanhouri à l’hôpital Hadassa de Jérusalem. Le directeur souffle enfin : « J’ai été traité comme n’importe quel patient », avec une perfusion d’antidouleur et des examens…, à ceci près qu’il est menotté à son lit.

J’ai été battu, j’ai passé quatre jours en prison, on m’a volé mon téléphone et ma carte d’identité, tout ça alors que j’étais juste à l’école pour accomplir ma mission d’éducation, comme tous les jours.

Rami Damanhouri

Le répit est de courte durée. À midi le lendemain, 17 septembre, le voilà à la Moscobiyeh, centre de détention et d’interrogation de sinistre réputation en plein Jérusalem, à deux pas de la vieille ville, surnommé aussi « l’abattoir » à cause des méthodes utilisées.

« Les gardes m’ont hurlé dessus [pendant deux jours et demi], m’ont frappé, pendant les interrogatoires j’avais les jambes liées, les mains derrière la tête, les yeux bandés, j’entendais des cris d’autres prisonniers », relate-t-il calmement assis tout droit au bord du fauteuil de son salon de Jéricho.

Dans la cellule, la lumière brûle jour et nuit. Ses blessures ne sont pas nettoyées, il a de la fièvre. La nourriture, chiche, est immonde ; les lits en ciment sont équipés d’une couverture très mince.

Finalement, quatre jours après l’attaque de son école, il est entendu à distance par un juge depuis une salle de la Moscobiyeh. Le son est si mauvais qu’il ne comprend rien.

Et puis au milieu de la nuit, un garde le sort de la cellule, lui prend ses empreintes digitales, lui donne des vêtements « trop petits pour [lui], pleins de sang séché ». Il est emmené à un checkpoint entre Jérusalem et Ramallah. Entre-temps, l’avocate commise d’office a prévenu sa femme : « Elle lui a dit : “Dépêchez-vous d’aller le chercher, à ce checkpoint, c’est plein de colons.” »

Rami Damanhouri est rentré chez lui. Il a reçu des soins et des visites de solidarité de ses amis et de son équipe. Il a demandé à l’avocate commise d’office d’entamer une procédure, dont il n’a aucune nouvelle pour le moment.

« J’ai été battu, j’ai passé quatre jours en prison, on m’a volé mon téléphone et ma carte d’identité, tout ça alors que j’étais juste à l’école pour accomplir ma mission d’éducation, comme tous les jours », conclut-il.

L’administration israélienne savait, pourtant, que l’école était menacée. En décembre 2023, des poupées couvertes de faux sang avaient été déposées sur les poteaux de l’enceinte de l’école, et des tombes factices avaient été creusées et décorées de fleurs artificielles en guise d’hommage. Quelques jours avant le 16 septembre, des enfants ont été suivis par des voitures et insultés. Des activistes israéliens sont souvent présents. L’un d’entre eux a aussi été battu le 16 septembre.

La nuit suivant l’agression, les colons sont revenus voler toutes les caméras. Le directeur par intérim, Mohamed Fasa’il, s’alarme : « La prochaine attaque, nous n’aurons même plus de preuve. » Si l’école n’est pas obligée de fermer avant

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