« Je travaille dans une grosse boîte et je n’ai pas du tout prévu de me former. Alors la somme qui dort sur mon CPF c’est de l’argent tombé du ciel, comme un bonus sur mon salaire, c’est trop tentant de le récupérer », témoigne-t-il, conscient de profiter d’une faille du système.
Bien évidemment, la démarche est illégale comme le rappelle le site du CPF, géré par la Caisse des dépôts et de consignation. L’organisme est chargé d’alimenter les 39 millions de comptes des salariés grâce aux cotisations des entreprises, de valider l’affiliation des organismes de formation et de récolter les plaintes pour escroqueries et fraudes. Le 20 septembre dernier, un organisme de formation qui orchestrait des sessions fantômes entre 2020 et 2021 a d’ailleurs été condamné à verser plus de 3 millions d’euros à la Caisse des Dépôts et son gérant à trois ans de prison avec sursis.
Histoire de bouche-à-oreille
Malgré le risque, le trentenaire ne s’est pas fait prier lorsqu’il a entendu parler de cette opportunité. « Je discutais avec un ami et il m’a expliqué comment il avait procédé. » Une histoire de bouche-à-oreille.
Cet ami, c’est Karim*. Pour lui, « l’occasion s’est présentée grâce à un collègue de travail. Il était en train de suggérer à d’autres collègues de récupérer leur argent car lui l’avait déjà fait grâce à une connaissance qui proposait des formations financées par le CPF. Ils m’ont demandé si je voulais participer. J’ai répondu oui, sans hésiter ! Cet argent n’allait pas me servir de toute façon. »
À partir de là, Karim n’a plus rien à faire. Son collègue joue les intermédiaires en transmettant son numéro et son adresse mail au gestionnaire complaisant. « Le fait qu’il le connaisse a facilité les choses. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un sms de cette personne qui m’expliquait la procédure : je devais d’abord m’inscrire à la formation avec le lien présent dans le message ; une formation de manager de politique publique choisie au hasard. J’ai reçu ensuite une confirmation par mail et c’est tout. J’ai attendu quelques semaines que la formation commence. » Les dates et le contenu sont bien réels et il n’a fallu que 15 minutes à Karim pour suivre la formation et répondre au questionnaire de validation de l’apprentissage : « J’ai quand même tenu à obtenir la moyenne, par fierté », rigole-t-il.
La démarche est similaire pour Simon. Mais c’est Karim qui joue cette fois les intermédiaires. Il transmet ses coordonnées le 3 octobre au matin. « Le 6, le gestionnaire m’envoie le lien et m’explique comment se déroule la formation. La seule différence c’est que, moi, je n’ai même pas eu besoin de la suivre. »
La clef, c’est la confiance
Mais comment être sûr de récupérer son argent ? « C’est vrai qu’il faut avoir confiance. Si mon collègue ne me l’avait pas proposé et que je n’avais pas vu que ça avait marché, je ne l’aurais pas fait », répond Karim. Les autorités alertent d’ailleurs sur ce risque.
La confiance est la clef car toutes les démarches se déroulent avec le moins de contact possible. « L’avantage c’est que l’on n’a jamais parlé d’argent par message avec le gestionnaire de la formation », raconte Karim.
« Mais je voyais quand même que cela avançait », ajoute Simon. « La formation coûtait 2700 euros. Mais, dès que j’ai reçu le message de validation, j’ai réalisé que le montant de la formation avait été réajusté à la somme exacte présente sur mon CPF, soit 2535 euros. Il doit avoir la main sur ce montant de son côté. »
Et ensuite ? Il faut patienter. Karim a attendu deux mois pour toucher son argent, en liquide, transmis par son intermédiaire. « J’ai récupéré 30 % de la somme totale présente sur mon compte formation, soit 900 euros. Le gestionnaire de la formation, lui, a gardé 70 %. » Un tour de passe-passe dont l’intermédiaire et le gestionnaire de la formation en question n’ont pas souhaité discuter avec VICE. Simon, lui, devrait recevoir son pécule début décembre.
« Eux ne récupéraient pas de l’argent mais recevaient en cadeau un ordinateur ou un téléphone pour un montant équivalent à 30 % de la somme présente sur leur CPF. »
Bien sûr, il est très difficile de savoir précisément, chiffres à l’appui, si la pratique est répandue chez les salariés. En attendant, Karim n’est pas le seul de son entourage à avoir réalisé cette pirouette : « Trois de mes collègues l’ont fait, ma mère et puis Simon. » Même son de cloche chez Simon : « L’année dernière j’ai connu au moins 20 ou 30 collègues qui réalisaient des formations factices. Eux ne récupéraient pas de l’argent mais recevaient en cadeau un ordinateur ou un téléphone pour un montant équivalent à 30 % de la somme présente sur leur CPF. »
Outre les SMS frauduleux qui polluent les portables de millions de personnes, le service de renseignement français, chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme, la fraude fiscale, sociale et douanière, Tracfin, note, pour 2021, une multiplication « par trois par rapport à 2020 » de ses notes transmises à l’autorité judiciaire concernant de potentielles fraudes au CPF.
En cause, une diversification des types de fraude, qui ressemblent à celle de notre histoire : une « inscription de plusieurs personnes appartenant au même réseau à des formations fictives ou non réellement suivies ou un démarchage et une incitation aux inscriptions par des offres de rétrocessions aux stagiaires bénéficiaires du CPF sous la forme de cadeaux, cartes prépayées ou commissions de parrainage. »
Cette surveillance par les autorités mène d’ailleurs à d’importants coups de filets comme en novembre dernier où quatorze personnes ont été placées en garde-à-vue après des enquêtes sur des réseaux d’escroqueries au CPF. Depuis 2020, près de 200 000 personnes ont signalé des sociétés suspectes et le montant des fraudes atteint 43 millions d’euros en 2021.
Le CPF est plus connu pour ces histoires d’arnaques que pour son efficacité dans la formation des salariés. Un problème soulevé par Laurent Durain, directeur de la Formation professionnelle et des Compétences, à la direction des Politiques sociales de la Caisse des dépôts dans La Tribune le 5 août dernier : « Si l’ensemble de l’écosystème ne parvient pas à arrêter la fraude, cela risque à la longue d’entamer la crédibilité du dispositif. »
Le bon système pour se former ?
Afin de lutter contre ces nouvelles formes d’arnaques, les organismes de formation présents sur la plateforme Mon Compte Formation doivent, depuis le 1er janvier 2022 obtenir une certification Qualiopi attestant de la qualité et du sérieux de leur offre de formation. Un système de contrôle visiblement encore perfectible, même si le nombre de formations proposées sur la plateforme a été divisé par deux depuis la mise en place de la mesure.
En tout cas pour des salariés d’entreprises privés (les salariés de la fonction publique ont toujours droit à des heures de formation au lieu d’une somme d’argent), ce système de compte, n’est pas forcément la meilleure manière d’accéder à la formation, notamment avec toutes ces possibilités de contournement. « C’est de l’argent qui peut vite être considéré comme inutile, fictif, qui ne donnent pas forcément envie d’entreprendre quelque chose. Autant penser à des récompenses qui intéressent les gens », concluent Simon et Karim.
La question se pose alors de l’efficacité du système. Même si 78 % des salariés se disent bien informés sur le CPF, selon une étude BVA du 11 février 2022, il semble encore y avoir des trous dans la raquette et surtout seulement 13 % des 39 millions de compte formation ont été utilisées depuis 2019. Et à ce sujet, la Caisse des dépôts et consignation a estimé ne pas pouvoir répondre à nos questions, « par manque de données et de visibilités. »
*Les prénoms ont été modifiés par souci d’anonymat.
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