ENSEIGNEMENT – Ils ont 22, 23 ans ou un peu plus. Depuis le mois de septembre, ils alternent entre des cours à la fac pour valider leur master et des semaines à l’école où ce sont eux les enseignants pour des enfants âgés de 8 à 10 ans. Or en 2020, c’est dans un contexte extraordinaire que ces jeunes profs découvrent le métier qu’ils exerceront pleinement une fois leur diplôme en poche, en septembre prochain.
Lundi 2 novembre, tout l’exceptionnel de cette année était réuni sur un jour. Pour la première fois depuis le début de la crise du covid-19, ce sont des enfants masqués qu’ils ont eu face à eux. Et en milieu de matinée, il a fallu expliquer à leurs petits élèves ce qui était arrivé à Samuel Paty, le professeur d’histoire-géographie assassiné pour avoir montré des caricatures de Mahomet, puis observer une minute de silence.
Avec quelques jours de recul sur cette rentrée hors du commun, trois professeurs des écoles en année de stage -Bianca*, Alexis et Marie-, racontent au HuffPost cette journée si particulière.
“Transformer cette période en un souvenir positif”, Bianca, 23 ans (enseignante en CE2)
“Sans le covid, je ne serais pas prof.” À 23 ans, Bianca* ne le cache pas: elle avait d’autres projets que d’enseigner à une classe de CM1 ce lundi 2 novembre. Mais avec l’épidémie, les plans de la jeune femme ont été “chamboulés” et ses rêves de quête initiatique à l’étranger se sont envolés. Elle a donc décidé de poursuivre son master et quand elle n’est pas à la fac, elle exerce comme stagiaire dans un quartier très mixte socialement de Paris.
“Je n’avais pas du tout anticipé cette posture de prof face aux élèves. Donc j’improvise un peu”, raconte-t-elle. Pourtant, à l’entendre, l’ancienne étudiante en lettres et en arts est parvenue à dompter la période et notamment le contexte sanitaire, bien aidée par les enfants qui lui font face. “Je m’en faisais un peu une montagne avant la rentrée, par exemple de l’impact que le masque pourrait avoir sur la relation avec eux. Mais en fait, je crois que ça gêne plus les adultes. Les enfants, eux, s’habituent.”
L’enseignante a de toute façon eu envie de s’emparer du problème et de le confronter directement avec sa classe. “Je ne voulais pas qu’on en ait peur, mais plutôt qu’on transforme cette époque en quelque chose de positif.” Alors elle parle avec franchise aux enfants de ce masque qu’ils sont obligés de porter, elle dresse un parallèle avec les adultes masqués qu’ils voient régulièrement. Des superhéros bien sûr, mais aussi des “héros du quotidien: des soudeurs, des pompiers, des alpinistes… Des gens qui se dépassent dans des conditions un peu exceptionnelles.”
Et son jeune public est réceptif. Alors oui, ”ça tient chaud, ça gratte, ça dérange, ça asphyxie”, comme ils le disent si bien au moment de lister les inconvénients de l’objet, mais les enfants réalisent aussi qu’en le portant, ils protègent les autres autant qu’eux-mêmes. Si bien qu’au terme de l’échange, ils voient la protection sanitaire comme un simple “nouvel outil d’élève” qu’il faut apprendre à maîtriser. “Une peu comme le compas”, s’amuse Bianca en citant l’un de ses CM1, elle qui a prévu de faire un trombinoscope avec des photos de ses élèves masqués “pour garder un bon souvenir de cette période”.
“Ils m’ont dit qu’on n’avait pas énormément travaillé ce lundi”, sourit-elle encore, mais l’essentiel n’était pas là: “Je voulais aussi dédramatiser l’hommage solennel et ça a bien marché.” Car en plus de nouveau protocole, il y avait cette séquence si particulière à aborder de l’hommage à Samuel Paty. Entre les mails des parents expliquant que leur enfant avait été totalement préservé, et les élèves qui arriveraient en ayant nécessairement “passé les vacances devant BFMTV”, l’enseignante a du trouver le ton juste pour parler du drame qui a frappé l’Éducation nationale. Dans son école, la directrice a choisi de ne pas faire lire la lettre de Jean Jaurès avant la minute de silence dans la cour, la jugeant inadaptée à un public si jeune et la remplaçant par un texte “très clair” sur les faits.
“Au retour en classe, on a eu une discussion en plaçant le mot école au centre du tableau”, raconte encore Bianca, “et en reliant avec des flèches ce que cela inspirait aux enfants: la liberté d’expression, la laïcité, mais aussi la confiance, l’amitié, la mixité, ça leur a permis de faire des liens avec leur propre quotidien.” Naturellement, ils en sont venus aussi à parler du rôle de l’enseignement et à des sujets intelligibles pour des enfants de neuf ans. “Je leur ai dit qu’on ne rendait pas hommage à la mort d’un homme, mais à sa vie, à ses valeurs, à ses principes, aux raisons de sa mort.”
“Il y a des collègues qui parlent d’un contexte exceptionnel, mais moi c’est tout ce que je connais”, conclut Bianca. “Peut-être que c’est parce que je suis une petite jeune et que je ne peux pas me dire que ‘c’était mieux avant’, mais finalement on s’adapte. Et de toute façon tout le monde est aussi perdu.” Après avoir fait un “déni” quant à l’impact qu’a eu la mort de Samuel Paty sur elle, la jeune institutrice a finalement réalisé à quel point elle avait été touchée. Et c’est au contact de ses collègues et de sa classe qu’elle a décidé de combattre sa peur. “J’ai décidé de m’en emparer!”
“Les enfants ont besoin d’être rassurés, d’avoir des réponses claires”, Alexis, 27 ans (CM1)
“Je n’avais aucun souvenir dans lequel me replonger, même le 11-Septembre par exemple. Alors j’ai eu un peu de mal à me lancer…” Alexis rêve depuis un bon moment d’être prof. Il a d’ailleurs hâte que l’alternance entre l’université et l’école se termine pour pouvoir enfin se consacrer aux enfants et aux cours qu’il leur donne. Car il sait à quel point le rôle de l’enseignant est important, surtout sur les sujets qu’il a fallu traiter en cette rentrée.
“C’est cela qui forme les enfants à devenir des citoyens”, dit-il de l’EMC, l’enseignement moral et civique dans le cadre duquel il prévoyait dès le début de l’année d’aborder la question de la laïcité et de la liberté d’expression. “On y est confrontés tous les jours parce que c’est aussi par là que passe le respect, et pas seulement à l’école.” Et puis l’assassinat de Samuel Paty a précipité les choses, et en un weekend, il a fallu trouver une manière juste et audible d’aborder cela avec sa classe.
À partir de ressources mises en ligne sur la plateforme Eduscol (notamment des témoignages d’élèves, de parents et d’enseignants) et de définitions simples, il a tenté expliquer les concepts aux enfants. “Une partie de la classe, typiquement ceux qui en avaient parlé à la maison avec leurs parents, a été très réactive, pour d’autres ça a été un peu stérile.” Mais Alexis a pu leur transmettre ce qu’il souhaitait, leur montrer “que l’on a le droit dire ce que l’on pense, d’exprimer ses opinions, qu’on peut en changer”. Les bases d’un suivi au long cours qu’il compte tenir toute l’année, pourquoi pas en montrant des dessins de presse et des caricatures (“pas des choses dures évidemment”).
Reste que pour ce jeune prof qui doit construire un programme pour la première fois de sa vie, et l’affiner au fur et à mesure des semaines, le temps manquait pour préparer pendant “dix heures” ou plus cette séance. Alors Alexis a procédé avec méthode, en mettant en perspective et en contexte pour que ses élèves puissent comprendre des notions simples et essentielles. “On ne peut pas leur parler de valeurs de la République sans expliquer ce que cela contient. Par exemple si on parle d’égalité, ils vont bien se rendre compte qu’il n’y a pas toujours d’égalité dans l’école, que tout le monde ne part pas du même endroit, que tout le monde n’est pas traité de la même manière. Il faut prendre le temps de contextualiser.”
Tout cela au milieu d’une période où les enfants, qui ont selon Alexis “besoin d’un programme clair, de savoir ce que l’on va leur faire faire, d’être rassurés”, s’interrogent beaucoup du fait du coronavirus. Et les enseignants, qui naviguent à vue, ne peuvent pas toujours leur offrir cette clarté. Alors “on y va à tâtons”: si les enfants sont trop embêté par leur masque en classe, Alexis leur propose de sortir occasionnellement un par un dans la cour pour l’ôter et respirer, s’ils ont le souffle court en lisant avec à haute voix, il change plus régulièrement de lecteur.
Surtout, il veut rester disponible pour ceux qui ont peur, les quelques uns qui n’osent plus se tenir en rang dans les couloirs depuis qu’on leur demande sans arrêt de garder des distances. Et il fait avec les étrangetés de l’année, à l’image de cette photo de classe maintenue, mais pour laquelle les enfants seront photographiés individuellement avant d’être mis ensemble “en post-production”. Une anomalie peut-être historique avec laquelle il n’a guère d’autre choix que de composer.
“On n’est pas du tout formés à répondre à ce genre de situation”, Marie, 22 ans (CM1)
“Contente” et “dépassée” à la fois. En cette rentrée de novembre, Marie est dans sa cinquième semaine avec la classe de CM1 dont elle a la charge, dans un quartier huppé de Paris. Et au moment de dresser un premier bilan de son parcours de professeure des écoles stagiaire, ses sentiments sont contrastés.
“Je suis satisfaite parce que j’aime ce que je fais et que je suis contente d’aller à l’école le matin”, explique-t-elle, ravie de la classe et de l’environnement dans lequel elle fait ses premiers pas. Mais la jeune femme s’estime aussi trop peu préparée à affronter des situations qui détonnent du quotidien. “L’année dernière, on avait beaucoup de cours pour préparer le concours”, mais rien pour apprendre à face face à des circonstances plus rares. La pandémie de covid-19 et la mort de Samuel Paty étaient certes difficilement prévisibles, mais elle cite aussi la discrimination ou le harcèlement scolaire.
Alors elle échange. Avec les maîtres formateurs présents dans son établissement, qui lui parlent beaucoup et la rassurent. Avec ses camarades de promo aussi, qui tous ont vécu la même appréhension avant ce retour des vacances de la Toussaint. Dans son école, la directrice a annoncé durant une discussion vidéo organisée pendant le weekend précédant la rentrée ce qui était prévu pour le jour J: “Discuter avec les enfants, lire la lettre et ensuite de faire la minute de silence.”
Marie, elle, a préparé cela en se renseignant sur Internet. “Je me suis dit qu’il fallait que j’emploie des mots pas trop compliqués”, raconte-t-elle, désireuse de faire comprendre aux enfants “qu’on a tous le droit à un point de vue, qu’on peut en discuter, mais qu’on n’a pas à se fâcher pour ça”. Et le 2 novembre, elle s’est appuyée sur un podcast dédié aux enfants pour leur donner les informations factuelles sur la mort de Samuel Paty, avant de leur passer des vidéos expliquant la liberté d’expression et ce qu’est une caricature.
“J’ai trouvé qu’ils employaient du vocabulaire un peu dur pour leur âge. Certains ont utilisé le mot décapitation par exemple, et je ne m’attendais pas du tout à ce qu’ils parlent de cela aussi facilement.” Alors la jeune prof demande à ses élèves d’exprimer leur ressenti, soit sur la mort de Samuel Paty soit sur la minute de silence. “Beaucoup m’ont dit qu’ils étaient tristes ou en colère.”
Si elle les invite à échanger avec elle, avec leurs parents ou un autre adulte à l’école en cas d’interrogation ou d’incompréhension, Marie décrit des enfants relativement sereins face à cette rentrée masquée et perturbée. “Ils ont plus été inquiets quand des militaires se sont postés devant l’école le mardi dans le cadre du plan vigipirate. C’est surtout là qu’ils m’ont posé des questions.”
“Je suis tout le temps en train d’apprendre et parfois j’ai l’impression de ne pas être à la hauteur”, conclut-elle sur les premiers mois de sa jeune carrière, contente de ses élèves et de ce qu’ils apprennent, enchantée de les voir plutôt heureux de venir à l’école le matin. Sa seule crainte pour la suite: un nouveau confinement dans lequel il faudrait donner les cours en visioconférence. “Je ne m’en sens absolument pas capable.” Comme tous les jeunes profs qui débutent cette année, il faudra pourtant faire avec un contexte en tout point exceptionnel.
*Le prénom a été changé
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