Comme beaucoup d’autres jeunes femmes, Eva a été cyberharcelée. Elle était encore mineure quand elle recevait sur les réseaux sociaux des messages insistants par centaines, des dickpics non-sollicitées, des menaces sexistes. Mais il y a un an, alors qu’elle essaie de se lancer dans le streaming de jeu vidéo sur Twitch sous le pseudo Evahayah, elle se rend compte que ses harceleurs ont pris une direction plus violente encore, qu’ils appellent le cum tribute. Définie littéralement comme un « hommage de sperme », cette pratique en ligne consiste à recouvrir de liquide séminal une photo ou une vidéo représentant le visage d’une personne et d’en partager le résultat sur Internet.
« Des hommes publiaient des photos et des vidéos d’eux en train de se masturber et d’éjaculer sur moi, confie aujourd’hui Eva. Je me suis sentie sale. » Désormais plus prudente sur les réseaux sociaux, elle a accepté de raconter son calvaire à VICE tout en conservant son anonymat, avec l’espoir d’« aider d’autres victimes ». De notre côté, nous avons enquêté pendant plusieurs semaines sur ce phénomène bien plus répandu et complexe qu’il n’y paraît, entre sites Internet publics et communautés secrètes, menaces de viol et pédopornographie, symbolique masculiniste et culture du viol.
Un phénomène invisible bien qu’omniprésent
Leo (le prénom a été modifié) est ce qu’on appelle un cum tributer. Sur Reddit, plate-forme qui compte majoritairement sur ses utilisateurs pour abattre le travail de modération, il publie des vidéos dans lesquelles on voit seulement sa main, son sexe et une photo de femme. Pendant quelques secondes, il se masturbe avant d’éjaculer. « Bien sûr, je prends du plaisir d’abord parce que je jouis mais le mieux, c’est de montrer à quel point mon éjaculation et ma bite sont belles et d’obtenir des compliments et de l’argent », décrit l’internaute. Leo est en effet rémunéré par d’autres utilisateurs de Reddit pour produire des cum tributes sur « des photos de filles qu’ils connaissent ».
Et le phénomène ne se limite pas à cette plate-forme, loin de là. Des sites webs, forums, canaux privés y sont entièrement dédiés. Twitter, qui connaît ces dernières semaines un vif débat sur la modération de ses contenus, a aussi son lot de comptes spécialisés dans le partage de cum tributes. Contacté, l’utilisateur français derrière un compte à plus de 350 abonnés, qui publie régulièrement des selfies de très jeunes femmes voire d’adolescentes, recouverts de sperme, n’a pas répondu aux sollicitations de VICE et a bloqué notre journaliste. Sur ces espaces en ligne, apparaissent de temps en temps des visages de célébrités (actrices hollywoodiennes, chanteuses, streameuses) mais il s’agit principalement de femmes sans notoriété publique.
« On commence à culpabiliser, à se demander si on l’a cherché. Si ce mec est excité quand il me voit, ça veut dire que c’est peut-être moi le problème ? » – Eva
Accessible en une simple recherche Google, un site Internet (dont nous préférons taire l’adresse), qui cumule selon l’outil Similarweb 4,8 millions de visites mensuelles, est considéré par certains comme le centre névralgique de la pratique aujourd’hui. Et, bien qu’il soit domicilié aux États-Unis et majoritairement utilisé là-bas, de nombreux Français y sont actifs. En attestent des pans entiers du forum, comme le topic « Youtubeuses françaises » vu depuis 2015 plus de 3 millions de fois et alimenté, encore aujourd’hui, par un total de 7940 messages. On y trouve aussi des posts intitulés « Des francophones pour cumtribute ma copine ? », « Francophones, à vos salopes » ou « Arrosez ces jolies filles avec votre sperme », tous accompagnés de photos de femmes et manifestement d’adolescentes et d’enfants qui ne sont à l’évidence pas au courant de leur présence sur ce site.
Pourtant, cette réalité ne date pas d’hier. En 2012, avant l’épisode du Gamergate pendant lequel elle a été violemment cyberharcelée, la blogueuse américano-canadienne Anita Sarkeesian la décrivait déjà sur son site FeministFrequency comme « une technique de harcèlement empruntée à la pornographie mainstream ». Dans une intervention enregistrée en 2007, l’artiste italien Sergio Messina, qui travaillait alors sur le porno amateur en ligne, parlait du cum tribute consenti en des termes plutôt positifs : « Une femme publie sa photo, un homme la télécharge, l’imprime, éjacule dessus, prend une photo du résultat — le tribute — et la republie sur le groupe de discussion. […] C’est une sorte de magie sympathique — ce que je fais à ton image, je te le fais à toi. »
« Tout un imaginaire pornographique masculiniste »
C’est précisément cette violence symbolique qui ronge les cibles non-consentantes de cette pratique. Le nom que ses adeptes lui ont donné insinue pourtant qu’il y a derrière le cum tribute une intention de rendre « hommage » aux femmes visées, de les « complimenter », selon Leo, qui précise toutefois qu’il s’agit aussi de les « dégrader ». Eva, dont des dizaines de photos se sont retrouvées sur Reddit et sur un site spécialisé, raconte avoir mis du temps à comprendre la gravité des faits : « On commence à culpabiliser, à se demander si on l’a cherché. Si ce mec est excité quand il me voit, ça veut dire que c’est peut-être moi le problème ? »
Ketsia Mutombo, présidente de l’association française Féministes contre le cyberharcèlement, y voit « une volonté de souiller » les victimes : « Il y a derrière cette cyberviolence tout un imaginaire pornographique masculiniste, qui exploite la légende du bukkake (un sous-genre du porno dans lequel plusieurs hommes éjaculent sur une femme), qui aurait été pratiqué dans le Japon médiéval contre des femmes adultères dont certaines seraient mortes noyées. » Pour Clare McGlynn, professeure de droit à l’université britannique de Durham et spécialiste de ce qu’elle appelle les « abus sexuels à base d’image », il y a, avec cette pratique comme avec celle du partage de nudes, une envie de créer du lien entre hommes : « Cela relève du male bonding, c’est-à-dire la volonté de se construire un statut en tant qu’homme au sein d’un groupe ».
En navigant dans ces tréfonds d’Internet, si peu médiatisés, on a aussi la sensation qu’aucune femme n’est épargnée ou n’est à l’abri de se retrouver un jour affichée comme un vulgaire butin. Elles sont des collègues, des amies, des parents de ceux qui les exposent, et reçoivent sans le savoir des messages d’une violence inouïe écrits par des légions d’inconnus. Les images choisies pour les cum tributes sont d’ailleurs celles du quotidien, la plupart du temps issues des réseaux sociaux : une adolescente à la plage, une story Instagram dans un miroir, ou au restaurant. « La violence vient aussi de ce décalage entre des contenus très simples, pas particulièrement érotiques et le fait qu’ils soient reçus de façon extrêmement sexuelle », note Ketsia Mutombo.
« Ce conseil de quitter les réseaux sociaux est tellement inapproprié et souligne le faible degré de compréhension de ces abus » – Clare McGlynn
En cela, le cum tribute participe à repousser les femmes en dehors des réseaux sociaux, en dehors de ces espaces jugés masculins par nature. Des personnalités comme Anita Sarkeesian ou Emma Watson, qui expriment publiquement des opinions féministes, sont pour cette raison des cibles privilégiées. « Je déteste toutes ces femmes et veux qu’elles soient dégradées comme des chiffons à sperme sans valeur, la rousse est une électrice féministe », écrivait ainsi un membre d’un forum en février, à propos d’un groupe de jeunes femmes dont il partageait les photos dans le but qu’elles soient souillées.
Et cette stratégie de confiscation de l’espace public fonctionne à merveille sur les victimes. En juillet 2021, Eva découvre le site sur lequel elle est affichée, se rend compte que son image ne lui appartient plus et qu’elle est menacée de viol de tous bords. Certains internautes ont même trouvé son adresse et parlent de lui rendre visite. Elle tente alors de déposer plainte contre ses harceleurs dans un commissariat de gendarmerie près de Toulouse. Elle s’y rend seule, à pied (« je n’ai jamais prévenue ma mère, je voulais la protéger »), des captures d’écran plein le téléphone. Et finalement, sa plainte n’est pas prise parce qu’elle refuse de dénoncer la personne qui l’a prévenue. Le seul conseil qu’on finit par lui donner est de supprimer les photos qu’elle a elle-même publiées sur les réseaux sociaux. En bref, c’est à elle de disparaître et les forces de l’ordre ne bougeront pas.
Aucune solution pour les victimes
Clare McGlynn, qui travaille avec des parlementaires britanniques à l’adoption de nouvelles lois sur ces abus en ligne, a entendu ce type de discours policiers maintes fois. « Ce conseil de quitter les réseaux sociaux est tellement inapproprié et souligne le faible degré de compréhension de ces abus », soupire-t-elle. Pire, c’est souvent aux victimes de s’occuper via Pharos ou Google de la suppression des contenus abusifs ou de récolter des preuves pour une éventuelle plainte. « J’ai essayé la procédure de la Cnil, mais c’est très long, j’ai abandonné, concède Eva. Je n’ai pas envie de passer mes journées à nettoyer les gens qui ont essayé de me salir, ça ne devrait pas être à moi de m’en occuper. » Clare McGlynn poursuit : « Cela constitue une retraumatisation pour les victimes, lesquelles doivent continuellement affronter leurs abus. »
Doit-on y voir une méconnaissance complète des forces de l’ordre quant à ce qui se passe en ligne ou, plus largement, un manque de volonté politique et légal ? Du strict point de vue de la loi, les cum tributes non-consentis ne semblent d’ailleurs répréhensibles que lorsqu’ils sont envoyés de manière répétée aux victimes et qu’un harcèlement peut ainsi être caractérisé. Les contenus en eux-mêmes ne sont donc pas illicites et la pratique est d’autant plus méconnue que nombre de victimes ne savent pas qu’elles sont violentées sur des espaces en ligne confidentiels ou privés (Discord, Telegram, Kik…). Or, sans évaluation précise d’un phénomène, difficile de légiférer.
Face à l’indifférence des appareils législatif et policier, les victimes ne peuvent plus compter que sur la modération des plates-formes, lesquelles seront début 2023 contraintes par l’Union Européenne à de nouvelles obligations en la matière. Le Digital Services Act imposera des « obligations de moyens et de transparence », des « évaluations de risques » et des mesures concrètes pour lutter notamment contre les contenus illégaux. Quant aux procédures de blocage des sites par les fournisseurs d’accès à Internet, elles n’interviennent en France qu’en dernier recours et dans des cas très spécifiques. Sollicité par VICE à propos d’un site dédié au cum tribute et sur lequel les contenus pédopornographiques et appels au viol sont innombrables, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) n’a pas donné suite à notre demande d’interview.
Les victimes devront donc s’armer de patience pour voir un jour leurs agresseurs punis et retrouver un semblant de vie normale. « Ça s’est calmé depuis quelques mois mais j’ai toujours cette peur que ça revienne. Encore aujourd’hui, quand on cherche mon pseudo, on voit des photos de mon visage avec des personnes qui ont éjaculé dessus, déplore Eva, en pensant à l’après. Tant qu’on ne quitte pas les réseaux, ce genre de choses peut nous suivre à vie mais je ne peux pas m’empêcher d’exister. Ce n’est pas une vie que de se cacher tout le temps. »
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