Interrogée la semaine dernière sur RTL, la nouvelle ministre du Travail Élisabeth Borne avait expliqué que 25.000 contrôles sur ces demandes avaient d’ores et déjà débouché sur 1400 “suspicions” de fraudes. Près de 700 entreprises sont ainsi suspectées d’avoir procédé à des déclarations mensongères et autant à des escroqueries et les enquêtes des autorités se poursuivent.
Tous ces salariés sont cadres et ont comme point commun d’avoir télétravaillé, une situation qui de leur propre avis a en partie favorisé le “surinvestissement”. Tous ont accepté de témoigner sous un strict anonymat, de peur d’être reconnu et d’en subir des conséquences. Leurs prénoms ont été changés.
Des fraudes caractérisées
En poste à responsabilité dans le domaine du sport, Louis a longtemps hésité avant de témoigner. Pourtant, sa situation est certainement celle qui incarne pour l’opinion publique le cas typique d’une fraude au chômage partiel. Pendant les deux mois du confinement, il est placé à 25% d’activité mais très rapidement sa direction appelle les managers, un par un, pour “leur demander de faire un effort” et de continuer à travailler normalement. Ses responsables invoquent notamment la situation précaire des finances et les emplois en jeu.
Louis l’assure: “Ça n’était pas imposé, c’était demandé comme un ‘service’, une faveur pour la boîte. On nous a dit que des emplois étaient en jeu. J’ai dit oui, pour participer à l’effort collectif, pour être solidaire”, raconte-t-il au HuffPost. Rien ne se fait par écrit. Tout passe par l’oral pour ne pas laisser de trace. De la même façon, le reste de l’entreprise n’est pas mis au courant.
Si l’activité sportive tourne au ralenti, l’entreprise veut anticiper l’éventuelle reprise. Certaines semaines, il assure avoir été plutôt à 120% d’activité. “Quitte à être à la maison pendant le confinement, je me suis dit qu’il valait mieux bosser et je ne l’ai pas mal vécu du tout”. Son entreprise n’a pas complété son salaire mais lui a promis qu’à la fin de l’année il ne verrait pas de différence.
Des faits pour lesquels les sanctions peuvent être graves. En cas de fraude, cela peut aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende, et pour ce qui est des sanctions administratives, elles prévoient le remboursement des aides et l’exclusion du bénéfice des aides jusqu’à 5 ans.
“Dans un métier passion, on est habitué aux concessions”
Dans le cadre du chômage partiel mis en place avec la crise du Covid, c’est l’État qui a payé à hauteur de 84% la part de salaire manquante pour les employés en activité partielle. Interrogé sur le fait qu’une partie de son salaire ait été payé par la solidarité nationale, Louis hésite, tente de balayer la question, puis répond: “On n’est pas un groupe international avec les reins assez solides pour tenir en pareille période. Ce ne sont pas des brigands mais si tu respectes les règles à la lettre, tu prends le risque de te retrouver sans une situation encore plus difficile, estime-t-il. Dans un métier passion, on est habitué aux concessions.”
Passion ou pression, dans certaines entreprises, cet esprit de solidarité a parfois conduit à des situations aberrantes. Un délégué syndical, contacté par Le HuffPost, évoque le cas d’une entreprise de l’agro-alimentaire où un challenge a été mis en place pour les commerciaux, pourtant placés en activité partielle. Dans une autre société qu’il suit également, des salariés dont l’activité a été réduite de 70% ont effectué des heures supplémentaires qui apparaissent sur leur fiche de paie. Ce qui est pourtant totalement interdit.
De l’abus à l’initiative des salariés?
De son côté, Sarah invoque sensiblement les mêmes raisons que Louis. Salariée dans le secteur de la publicité et placée en activité partielle à 50% au mois d’avril, elle s’est retrouvée à travailler à près de 80%, sans pourtant jamais que ses supérieurs ne lui en fassent la demande. “Je m’en voulais terriblement de ne pas être occupée toute la journée et de ne pas ramener de chiffres pour la boîte, alors que des emplois pouvaient être menacés et que j’avais la charge d’un compte qui allait particulièrement mal”, confie-t-elle. L’employée a même accepté une baisse de salaire cet été.
Une initiative qui n’est pas isolée dans l’entreprise de Sarah. Élise, une autre salariée travaillant dans un service différent confie avoir largement dépassé le temps de travail induit par son placement en activité partielle. “Je ne l’ai dit à personne et j’ai continué à faire de la prospection pour anticiper la reprise, pour avoir une longueur d’avance, explique-t-elle. Mais c’est comme ça que je travaille”.
Contactée par nos soins, l’avocate spécialisée en droit du travail Charlotte Hammelrath, précise que cette situation peut dans certains cas se retourner contre l’employé qui commet alors une faute. “Si l’entreprise apporte des preuves que l’employé a outrepassé régulièrement des consignes strictes, cela peut mener à un avertissement. Ce n’est pas la même chose quand il s’agit simplement de répondre à un mail”.
Qui organise l’activité partielle dans l’entreprise ?
Si Élise a coupé mail et téléphone professionnels lors de ses prospections, ce n’est pas le cas de Sarah. Cette dernière, tout en assurant avoir répondu présente à l’effort collectif, finit par confier que la façon dont a été organisé son travail ne lui a en fait pas permis de travailler à 50%.
“Dès le début, j’avais dit que je travaillerais uniquement le matin, mais on a continué à m’organiser des rendez-vous l’après-midi, à me passer des appels. Je n’avais pas le droit de dire aux clients que j’étais en activité partielle alors qu’ils sont habitués à une très grande réactivité de ma part”, raconte-t-elle. Ses supérieurs, pourtant bien au courant de son agenda, lui ont proposé un tableau de suivi, qu’elle a refusé: “Je ne voulais pas rentrer là-dedans”.
Ce que soulève, en filigrane, la situation de Sarah, c’est surtout le rôle et la responsabilité de l’entreprise dans l’organisation du temps de travail de ses salariés. Doit-on répondre à un email envoyé tardivement par un supérieur? Faut-il répondre à un collaborateur alors que l’on a déjà travaillé le nombre d’heures indiquées sur sa fiche de paie? Et si tel devait être le cas, est-ce le salarié ou l’entreprise qui est à l’origine de l’abus?
Charlotte Hammelrath est très claire: “Quand on place des salariés en activité partielle, cela ne peut pas se faire ‘à la louche’. C’est l’entreprise qui est toujours garante de faire respecter les heures de travail du salarié. Que ce soit au forfait jour ou au forfait horaire, l’employeur doit être capable de reconstituer exactement combien d’heures, de jours ou de demi-journées un salarié a travaillé”.
À cet égard, certaines entreprises n’ont pas hésité à bloquer l’accès aux outils informatiques de travail pour éviter les débordements, mais pas dans celle de Maxime. Ce cadre d’une quarantaine d’année accuse son entreprise d’avoir délibérément eu un double discours sur le temps de travail.
“La boîte a acheté la paix des salariés”
Dès le début du confinement, la quasi-totalité de son entreprise -qui compte plusieurs centaines de personnes- a basculé en activité partielle à 20%. Cela du jour au lendemain. Tous ont continué à être payé à 100%. “Cela représente moins de deux heures par jour. La direction nous a laissé nous organiser seuls, sans harmonisation, et surtout en nous rappelant qu’il fallait continuer à s’occuper de nos clients, que le rideau était fermé mais que la prospection par téléphone était possible”, explique-t-il au HuffPost.
Dans un contexte de confinement, où le numérique a pris une part de plus en plus importante, sa charge de travail est restée la même et son téléphone professionnel a continué de sonner largement en dehors des plages horaires convenues, comme a pu le constater Le HuffPost. “Nous utilisons un outil qui permet à des collaborateurs de prendre directement des rendez-vous dans nos agendas, mais ces collaborateurs n’étaient pas au courant des nouveaux horaires auxquels nous travaillions. Même à 20%, toutes les plages horaires continuaient d’être disponibles”. Consultés par Le HuffPost, les agendas de plusieurs collaborateurs montrent des incohérences avec une activité réduite de près de 80% et où les rendez-vous s’étalent de 9h à 17h.
Sur l’outil qui permet le suivi des dossiers en cours, des salariés échangent des éléments tout au long de la journée, largement au-dessus de la limité des 20%. Quant aux mails, dont pour certains des managers sont en copie, des envois ont régulièrement lieu en soirée, week-end et jour férié. Dans un autre, un salarié qui doit gérer la charge de travail d’un collaborateur absent évoque la difficulté à “tout faire rentrer dans deux heures par jour” et ajoute “mais bon, il faut être solidaire de la boîte”.
Maxime estime ainsi que si l’entreprise n’a jamais encouragé par écrit à travailler plus elle ne l’a pas non plus interdit, ni contrôlé avec des indicateurs de suivi. “On nous disait que nous n’avions pas à décrocher le téléphone en dehors de nos heures de travail, mais le contexte et l’organisation du travail nous incitait à le faire. Il n’y a pas eu de tableau de suivi”, dit-il avant d’ajouter amer: “La boîte a acheté la paix des salariés en continuant à leur verser 100% de leur salaire alors qu’elle n’en payait réellement que 16%”.
“Sans témoignage on ne peut rien faire”
Sur le plan juridique, les indicateurs de suivi sont pourtant impératifs en cas de contrôle, alerte Charlotte Hammelrath. “L’entreprise doit être en mesure de fournir ce type de pièces et de les justifier. Selon les contrôles, l’inspection pourra estimer de la bonne ou de la mauvaise foi des entreprises, mais la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) peut aller jusqu’à demander à inspecter les ordinateurs de travail et les boites mail”, alerte-t-elle.
Selon nos dernières informations, la Direccte n’est pas encore passée par l’entreprise de Maxime, mais il entend bien lui transmettre les pièces qu’il a récoltées pendant ces quelques mois. Il lui faudra aussi convaincre des collègues de témoigner à visage découvert, souligne Coline Martres-Guguenheim, membre du Conseil national de Sud Travail qui représente notamment des inspecteurs du travail.
“Le plus difficile à démontrer c’est pour des salariés qui étaient à 50%, et dont l’employeur n’a pas organisé le travail. On ne peut pas passer des jours à vérifier le moindre mail, échange. Il faut que des salariés témoignent et nous autorisent à lever l’anonymat, sinon on ne peut rien faire, explique-t-elle. Pour dresser un PV, il nous faut des éléments matériels pour que l’employeur puisse lui aussi se défendre et qu’il apporte lui aussi des éléments”. Selon la Banque de France, l’été prochain, le chômage devrait atteindre un pic à 11,5% de la population, un climat économique et sociale qui ne devrait pas particulièrement faciliter la tâche de l’Inspection du travail.
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