Lorsqu’il est devenu mainstream au début des années 2000, Eminem a été l’objet de controverses en raison de sa blancheur et de sa musique, qui regorgeait d’insultes, de violence, de misogynie et d’homophobie. Il a immédiatement été adulé par les gamins de banlieues et par les médias qui ont fait l’éloge de ses paroles haineuses. À la sortie de The Marshall Mathers LP, le LA Times expliquait que « Eminem met simplement en pratique ses impulsions créatives ; il met en musique toutes les pensées interdites et les scénarios scandaleux qui accompagnent l’adolescence ». Newsweek l’a à son tour félicité pour son autodérision : « En retournant ses paroles contre lui-même, Eminem renverse le sentiment de supériorité qui sévit dans le rap traditionnel, un geste malin d’outsider qui lui permet de tirer son épingle du jeu. »

Eminem est encore énorme aujourd’hui. Son dernier album sorti en janvier, Music to Be Murdered By, a été le deuxième à être certifié or cette année. Mais c’est un euphémisme de dire qu’Eminem était un artiste colossal dans ses premières années de gloire. Il a été comparé favorablement à Elvis Presley, a joué son propre rôle dans le quasi-biopic 8 Mile en 2002, a provoqué des manifestations avant les Grammys, et était omniprésent, au côté de son protégé 50 Cent, sur les chaînes de télévision musicales, où il a comblé le fossé entre les deux exportations musicales impériales de l’Amérique de l’époque : le rap et le nu-metal. À l’époque où l’utilisation d’Internet était répandue parmi les adolescents occidentaux, mais avant que les réseaux sociaux ne dominent l’attention, Mathers était déjà un troll multimillionnaire qui tapait sur tout le monde, de Michael Jackson à Christina Aguilera, en passant par Moby et Pee-wee Herman, sans qu’aucune logique ne puisse être discernée entre ses cibles.

Malheureusement pour Mathers, le temps et le succès lui ont permis d’intégrer le même establishment contre lequel il s’indignait à ses débuts. Il est indéniable qu’Eminem est (était) un rappeur de talent : ses premiers albums sont réellement bons, même si certains morceaux me font frissonner à l’âge adulte (je ne peux absolument plus écouter « Kim » aujourd’hui sans risquer la crise de panique). Le problème, c’est qu’Eminem semble avoir été figé dans le temps par les personnes qu’il perçoit comme son public. « Je ne fais pas de musique noire/Je ne fais pas de musique blanche/Je fais de la musique de combat pour tous les étudiants », rappait-il en 2000 sur « Who Knew ».

La tragédie de Slim Shady est qu’il continue à écrire de la musique de combat pour les étudiants, sauf que maintenant il a presque 50 ans et que le monde a évolué sans lui. Ses tentatives d’alimenter la controverse en 2020 – notamment ses paroles sur l’attentat à la bombe du concert d’Ariana Grande à la Manchester Arena et un morceau écrit du point de vue de l’auteur de la fusillade de Las Vegas en 2017 – n’ont pas été ignorées parce qu’elles sont offensantes, mais parce qu’elles sont embarrassantes. La vérité, c’est qu’un homme d’âge moyen, père de deux enfants adultes, qui déteste toujours son beau-père pour avoir « enfoncé sa bite dans ma mère », ça n’a tout simplement plus rien de subversif.

Certes, Eminem a changé la culture populaire – pour le meilleur ou pour le pire, c’est à vous de voir – mais le monde a lui aussi énormément changé. Cela ne veut pas dire que son ADN a quitté le pool génétique du rap, et d’ailleurs, de nombreux artistes l’ont explicitement cité comme une influence, notamment Odd Future. Mais depuis, tous les membres du groupe ont grandi, tant en tant que personnes qu’en tant qu’artistes, étoffant les personnages qu’ils habitent et les histoires qu’ils racontent avec nuance et vulnérabilité. Entre-temps, Kamikaze, l’album surprise d’Eminem sorti en 2018, s’ouvrait sur une intro de cinq minutes et demie dans laquelle il tapait sur une série de cibles familières et prévisibles, parmi lesquelles des journalistes et des critiques, l’ensemble de l’industrie du divertissement et la montée des mumble rappers utilisant le préfixe « Lil ». Il y avait aussi un morceau dans lequel il traitait Tyler, the Creator de « pédé ».

Ce syndrome de persécution aurait peut-être un sens si Eminem avait cessé de connaître le succès à un moment donné, mais c’est particulièrement bizarre quand on sait qu’il est l’un des artistes les plus vendus de tous les temps, avec dix albums qui le placent directement au premier rang. Même ses fans semblent partager ce sentiment d’infériorité confus et inné. Il suffit de regarder leurs commentaires sous la vidéo YouTube de son interprétation de « Lose Yourself » aux Oscars de cette année, où ils célèbrent le fait que leur héros a « enfin » été reconnu par l’establishment et l’élite d’Hollywood, alors même que c’était le premier morceau de rap à remporter un Oscar il y a 18 ans.

Music to Be Murdered By arrive à un moment où Eminem semble être devenu le Jean-Marie Bigard du hip-hop : outrancier, financièrement à l’abri et pourtant convaincu d’une certaine manière qu’il est opprimé et réduit au silence. Il est le saint patron des Blancs qui se prennent pour la véritable minorité assiégée. Sur « Leaving Heaven », il raconte qu’enfant, ses camarades le frappaient et lui ont volé son vélo : « Et je ne sais pas si j’appellerais ça le privilège blanc/Mais je comprends ce que ça fait d’être jugé à cause du pigment. »

Au lieu de vieillir avec élégance, Eminem est devenu un rappeur avec ce sens contradictoire du « tout m’est dû » qui caractérise les baby-boomers. Outre le soutien habituel des adolescents blancs de banlieue qui veulent tuer leur mère parce qu’elle leur a fait manger des brocolis, il semble être devenu la voix de ceux qui aiment se rappeler que les insultes homophobes étaient tolérées « au bon vieux temps ».

Il n’a que 47 ans et fait partie de la génération X par chronologie, mais ces jours-ci, Eminem est à la fois Nicolas Dupont-Aignan, Pascal Praud et le premier anti-masque venu : une force culturelle malveillante très occupée à persuader des gens profondément conservateurs et ennuyeux qu’ils sont, en fait, des radicaux. Délibérément ou non, Eminem en est venu à incarner les traits caractéristiques du baby-boomer : il a connu un immense succès et ses décisions ont été validées par l’ensemble de la société, mais il se voit maintenant comme un paria rejeté par une nouvelle cohorte de millenials « snowflakes » qui piétinent la culture populaire en refusant de rire des blagues sur le viol.

Récemment, faute d’avoir quelque chose d’intéressant à dire, Eminem s’est rabattu sur le dernier recours des rappeurs sans imagination du monde entier, tentant de prouver ses prouesses et sa pertinence en rappant sur les mêmes choses, mais juste plus vite. Il a battu le record du monde du rap le plus rapide au monde avec « Rap God » et a ensuite battu son propre record sur « Godzilla », avec 229 mots en 30 secondes. Peut-être qu’il serait temps de lui dire que son importance dans la culture populaire réside désormais avant tout dans son omniprésence en tant que mème.

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