Belle promesse que celle du cloud gaming : jouer aux titres les plus récents sans ordinateur de compétition ou de console en se connectant aux machines surpuissantes d’une entreprise qui « streament » le jeu sur votre bécane. Plus besoin de se ruiner en cartes graphiques nouvelle génération ou en processeurs finement gravés ! Sachant que le prix des derniers monstres de Nvidia atteint vite les quatre chiffres tandis que les abonnements aux services de cloud gaming gravitent autour de quelques dizaines d’euros par mois, nous devrions tous être en train de poncer Cyberpunk 2077 sur des ordinateurs en plastique beige. Il n’en est rien. 

La semaine dernière, Google a annoncé la fermeture des deux studios de développement interne de son service de cloud gaming, Stadia, après seulement quatorze mois de travail. Environ 150 développeurs installés respectivement à Montréal et Los Angeles n’auront pas eu le temps de finir le moindre jeu vidéo. Leur mission était de créer des titres exclusifs à la plateforme pour attirer les joueurs. Selon toute vraisemblance, Stadia continuera donc à se contenter de proposer les créations d’autres studios. Ça coûte moins cher et ça rapporte plus.

« Nous voyons une opportunité importante de travailler avec des partenaires qui recherchent une solution de gaming entièrement bâtie sur les infrastructures techniques avancées et les outils de Stadia, explique Phil Harrison, le patron de la plateforme, dans un billet de blog furieusement corporatiste et vaguement nécrologique. Nous croyons qu’il s’agit du meilleur chemin vers la transformation de Stadia en une affaire viable et de long terme qui aide à la croissance de l’industrie. » Le message semble clair : pour faire fructifier la plateforme, Google la vendra désormais à d’autres entreprises plutôt qu’à des gamers

Pour résumer cruellement, la cinquième entreprise la plus riche du monde a donc décidé de transformer sa plateforme de cloud gaming en un service pour développeurs en quête de nouvelles méthodes de diffusion de leurs titres, voire en dispositif de marque blanche. Beaucoup d’eau boueuse a coulé sous les ponts depuis le mois de mars 2019, quand Google débauchait à tour de bras dans les plus grands studios pour développer des « killer titles » exclusifs qui ne manqueraient pas de séduire les joueurs sur GTX1060. 

Aucun des concurrents de Stadia ne développait ni ne développe ce genre de créations exclusives. La « chute » du service de Google, aussi relative soit-elle, indique que le cloud gaming semble destiné à ne rester qu’un intermédiaire de plus entre les joueurs et les jeux. Quelques directeurs de studios de développement établis ont dû pousser un soupir de soulagement quand ils ont eu vent de la fermeture des bureaux de Los Angeles et Montréal, car elle signifiait que Google ne serait plus leur concurrent. Le gaming est un marché juteux : en 2020, il a généré presque 180 milliards de dollars. Chacun dans son pré et les vaches seront bien gardées.

« Développer un jeu demande d’énormes investissements de temps et de ressources, et personne ne veut construire pour une plateforme sans audience »

Reste à savoir si le cloud gaming a réellement sa place dans le monde de la distribution vidéoludique. Tous les vendeurs le savent : garder un client est aisé, en conquérir un nouveau est ardu. Les constructeurs de consoles se disputent déjà les honneurs (et les espèces) des gamers à coups de titres exclusifs. Stadia et ses concurrents peuvent-ils réellement jouer des coudes dans une telle compétition ? Quel développeur déjà engagé auprès de Sony ou Microsoft oserait-il fragiliser ses partenariats en tendant la main au cloud gaming ? Le jeu n’en vaut probablement pas la chandelle : comme tout service de streaming, ces plateformes ne rapporteront sans doute pas grand-chose aux créateurs qui leur fournissent du contenu.

Ce problème financier évoque un autre problème encore plus important : les service de cloud gaming ne semblent tout simplement pas assez populaires auprès des joueurs pour piquer l’intérêt des développeurs. Stadia n’a jamais dévoilé de statistiques sur ses utilisateurs et le service français Shadow comptait tout juste 65 000 abonnés en octobre 2019. « Les développeurs semblent attendre de voir quelle forme ces services vont prendre, ce qui semble sensé, écrit le journaliste Kick Kolakowski. Développer un jeu demande d’énormes investissements de temps et de ressources, et personne ne veut construire pour une plateforme sans audience. » 

Peut-être est-ce là le secret de polichinelle du cloud gaming : les joueurs ne veulent ou ne peuvent pas vraiment s’offrir ce genre de service pour le moment. D’abord, ces plateformes demandent souvent des connexions Internet impeccables et « illimitées » pour jouer avec des temps de latence qui dégoûteront les joueurs de FPS compétitifs. Ensuite, elles ont souvent des problèmes techniques tels qu’elles ne peuvent satisfaire tous leurs clients. Mais surtout, leur qualité de « rêve érotique pour PDG » n’échappe pas aux gamers. De la même façon que Spotify vous dépossède de votre musique et Netflix de vos films, le cloud gaming vous prive des versions physiques de vos jeux. Impossible de jouer sans connexion Internet, impossible de revendre ou de rendre un jeu, impossible de conserver un titre au-delà de la durée de vie que lui accorde sa plateforme

Tout comme le milieu du streaming vidéo, le cloud gaming promet aussi de sombres affrontements entre plateformes. Quiconque souhaite regarder tous les films qui lui font envie aujourd’hui a deux options : les télécharger illégalement ou s’abonner à plusieurs plateformes qui rémunèrent mal les auteurs dont elles dépendent. Ainsi, l’avènement du cloud gaming entraînerait forcément une baisse des moyens pour les développeurs. Moralité : hormis les gros pleins de sous qui veulent faire encore plus de sous, personne ne veut vraiment du cloud gaming. Ni les joueurs, ni les développeurs. La fermeture des studios de Stadia est sans doute la preuve que Google vient de le comprendre, et on vous parie que Stadia lui-même ne durera plus longtemps. 

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