Attablé à la terrasse d’un café au cœur du centre-ville de la commune de Seilles, dans la province de Namur, une pointe de nostalgie illumine le regard de Christian. Le mois de juillet est une période chargée de souvenirs pour lui. Il se revoit vêtu de son uniforme, son sac lesté de matériel sur le dos, et son foulard aux couleurs de sa section noué autour du cou. Prêt pour le grand départ. Direction les camps d’été scouts, disséminés un peu partout dans le pays, et auxquels participent plusieurs dizaines de milliers d’enfants chaque année. « Quand j’y repense, c’était de sacrés moments, se remémore Christian. On était entre copains, on vivait en communauté, en plein air, dans une forme de frugalité au milieu de la nature. Mais surtout, on s’amusait beaucoup. On construisait des cabanes, des abris, on maniait les outils, on jouait un petit peu à l’aventurier. Pour un enfant, c’est un peu le paradis. »
Troisième pays le plus scout du monde
D’une certaine façon, le « paradis » qu’a connu Christian a pris fin dès ses 18 ans. Il en a aujourd’hui une quarantaine. Mais de toute évidence, le scoutisme a toujours la cote. Pour preuve, depuis le milieu des années 2000, le nombre d’adhérent·es aux différents mouvements de jeunesse n’a cessé de grimper chaque année en Belgique. Et ce, même en 2020, en pleine pandémie. Résultat, selon les chiffres de l’Organisation mondiale du mouvement scout (WOSM), le royaume est devenu le troisième pays au monde en termes de taux le plus élevé de scouts par rapport au nombre d’habitant·es, derrière l’Indonésie et la Thaïlande. En l’occurrence, on parle de quelque 170 000 adhérent·es pour une population de 11 millions d’habitant·es. Jacques Brel, Plastic Bertrand, Hergé, l’emblématique roi Baudouin, la famille royale actuelle, et d’autres illustres personnalités ont épousé le scoutisme à un moment de leur vie. En 2007, pour célébrer le centenaire du scoutisme, la Belgique a enregistré le plus grand rassemblement au monde, avec près de 100 000 participant·es à Bruxelles. Soit l’équivalent d’un·e Belge sur 100.
Mais comment expliquer un tel ancrage du scoutisme dans la société belge ? « Le scoutisme est apparu vers 1910 en Belgique, soit trois ans après sa création en Grande-Bretagne par le lieutenant-général Baden-Powell », introduit Sophie Wittemans, historienne spécialisée sur le mouvement scout. La première troupe en Belgique a d’ailleurs également été créée à Bruxelles par un Anglais et pour des Anglais. « Le mouvement a rapidement été adopté par les jeunes, enclins à renouveler leurs loisirs et de s’essayer à autre chose, poursuit Wittemans. Vivre dans les bois, faire soi-même sa popote, dormir dans une tente, il y avait là un côté novateur qui a su séduire un public, plutôt issu des milieux urbains et relativement aisé dans un premier temps, avant d’essaimer un peu partout dans le pays. »
Éducation non-formelle
Petit à petit, le scoutisme aura donc réussi le tour de force de s’infuser dans la société belge. Jusqu’à quasiment s’installer au rang de tradition. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’elle se transmette de génération en génération. Si la fille aînée de Christian s’est inscrite au scouts, ou plutôt chez les guides – l’appellation pour les filles – son père et son grand-père ont également été scouts avant lui. Son grand-père a même créé l’une des premières sections scouts francophones du pays en 1917. Mais Christian assure ne pas s’être converti au scoutisme par simple tradition familiale. Idem pour sa fille. « Ni ma femme ni moi ne l’avons encouragée à s’y inscrire ; elle l’a choisi de son plein gré, assure-t-il. Ce sont ses copines qui l’ont motivée. Elle a senti qu’elles étaient ravies de leur expérience, et elle a voulu partager ça avec elles. Ça s’est déroulé exactement de la même façon pour moi. On a juste envie de s’amuser avec les potes. »
Et bien souvent, les parents ne rechignent pas. Notamment parce que le mouvement scout a toujours joui d’une bonne réputation selon Sophie Wittemans. « Un autre aspect qui séduit les parents : l’éducation non-formelle promue par le scoutisme, avance Sophie. Par exemple en inculquant par la pratique (par les jeux, les ateliers, la vie de camp, etc…), des valeurs considérées comme essentielles au bien-vivre ensemble, telles que la solidarité, le partage, ou encore le respect de l’autre. Sur le plan humain, les parents se disent alors que cette expérience peut se révéler bénéfique à l’avenir pour leurs enfants. De plus, hormis des faits divers mineurs, le mouvement n’a jamais été entaché d’un grand scandale. Ça rassure les parents, qui semblent en confiance au moment de confier leurs enfants. »
Bankable sur le marché du travail
Un an après avoir quitté les mouvements de jeunesse, Christian s’est enrôlé à l’armée. Une expérience militaire longue de seulement quelques mois, au cours de laquelle il a pu mesurer les bienfaits du scoutisme. « Sans prétention aucune, j’ai réalisé que j’étais plus débrouillard et résilient que la plupart des autres aspirants. Comme j’ai eu l’habitude de vivre aux côtés d’autres personnes, j’ai développé une aisance sociale. Le scoutisme m’a aussi permis de prendre confiance en moi, de trouver une solution à chaque problème, de promouvoir l’intelligence collective. J’avais acquis un certain leadership, alors que plus jeune, j’étais plus réservé. En fait, j’ai adopté une philosophie de vie qui m’a construit positivement aujourd’hui. »
Des qualités qui font de lui un profil intéressant sur le marché de l’emploi : « J’ai inscrit mon passé scout sur mon CV et j’ai été surpris qu’il soit évoqué lors de mes entretiens d’embauche. On m’a même déjà posé la question sans lire sur mon CV. C’était assez déroutant. » Christelle Alexandre, présidente fédérale de la fédération des Scouts Baden-Powell Wallonie-Bruxelles, forte de 63 000 adhérent·es, confirme : « Au fond, c’est assez compréhensible. Le sens de la débrouille, de la solidarité et de l’esprit d’équipe sont des valeurs très recherchées dans le monde de l’entreprise. Mais elles sont aussi par-dessus tout fondamentales dans la vie en société. »
Un pouvoir politique ?
Tout ça, c’est aussi l’avis de Valérie Glatigny, actuelle ministre de l’Education et de l’aide à la Jeunesse dans le gouvernement Wallonie-Bruxelles, qui salue « les valeurs très intéressantes du scoutisme pour développer l’esprit critique, le sens de la solidarité et des responsabilités. » Un positionnement qui semble d’ailleurs faire consensus au sein de la classe politique en Belgique. C’est la raison pour laquelle les organisations scouts peuvent compter sur un réel soutien de l’État. Certaines fédérations, dont celle que préside Christelle, perçoivent des subventions à hauteur de près de 50% de leur budget. De quoi garantir aux mouvements scouts des moyens matériels et humains pour perpétuer une tradition que l’Etat jugerait bénéfique pour la société. La preuve encore ces derniers jours. Face aux violentes inondations qui ont frappé la Belgique, Valérie Glatigny nous a ainsi confié avoir débloqué 300 000 euros aux organisations scouts pour racheter le matériel endommagé par les intempéries de juillet. Un juste retour des choses selon elle : « Les scouts étaient en première ligne pour déblayer, nettoyer, balayer les communes les plus touchées. C’est dans ces moments qu’on réalise vraiment ce qu’ils amènent à la société. »
Au fil du temps, le scoutisme s’est indéniablement attiré le respect, mais aussi une forme de légitimité. D’ailleurs, les mouvements scouts sont sollicités sur les débats politiques concernant l’éducation. Ils font même partie des instances consultatives. Bien qu’ils se revendiquent apolitiques, ils occupent malgré tout une place de choix à la table des discussions. Comme ce fut le cas sur la question des rythmes scolaires, qui a agité la Wallonie et Bruxelles ces derniers mois. Finalement entrée en vigueur, la réforme a réduit la durée des vacances d’été, amputant d’une semaine les sacro-saints camps d’été scouts. Chose rare, les mouvements scouts avaient alors pris ouvertement position contre cette réforme. Mettant clairement dans l’embarras le gouvernement, lequel est bien conscient d’une chose : se mettre à dos les mouvements scouts, c’est prendre le risque à l’avenir de se priver d’un électorat très important.
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