Le 12 juin dernier, le troisième producteur d’emballage en verre au monde annonçait la fermeture prochaine d’un four et la suppression de 80 emplois directs à Cognac. Verallia produit notamment des pots pour les pâtes à tartiner Nutella, des bouteilles pour Pernod Ricard ou encore pour le champagne Dom Pérignon. Le verrier justifie ces suppressions de poste par des contraintes économiques : « recul du marché des vins tranquilles », « hausse continue des importations de la part de verriers étrangers plus compétitifs », « nouvelles taxes douanières aux Etats-Unis », ou encore « effet négatif anticipé du Brexit », comme nous l’a précisé la communication du groupe.
D’après nos informations, l’actionnaire du géant français de l’emballage en verre Verallia s’est pourtant livré à de complexes montages financiers au Luxembourg, l’une des juridictions fiscales les plus avantageuses en Europe. Des millions d’euros remontent de France au Luxembourg au travers de prêts interentreprises aux taux étrangement élevés. De structure en structure, plus de 550 millions d’euros arrivent finalement aux Îles Caïmans, l’un des paradis fiscaux les plus agressifs de la planète, placé sur la liste noire de l’Union Européenne.
C’est un fonds d’investissement américain, Apollo Global Management, qui est l’architecte de cette structure sophistiquée. En 2015, Apollo a racheté Verallia au groupe français Saint-Gobain pour 2,94 milliards d’euros. Apollo détient 53,14 % du verrier depuis sa mise en bourse tandis que la BPI, la banque publique d’investissement française, est actionnaire à hauteur de 7,46 %. Suite à ce changement d’actionnariat, le groupe s’est lancé dans une grande réorganisation fiscale et financière : l’actionnaire de Verallia a créé pas moins d’une dizaine de sociétés différentes dédiées à des montages financiers entre le Luxembourg, les Îles Caïmans et la France.
La création de nombreuses structures est un procédé fréquemment utilisé par les entreprises : cela rend bien plus difficile de tracer l’argent qui y circule. Une opacité renforcée grâce aux juridictions choisies par Verallia, le Luxembourg et les Caïmans, réputées pour pour leurs très faibles taux d’imposition. Le Duché du Luxembourg a ainsi accueilli en 2015 plusieurs filiales du groupe Verallia baptisées Horizon Intermediate Holdings, Horizon Parent Holdings ou encore Horizon UP. D’autres, comme AIF Euro Leverage, ont élu domicile dans l’archipel de la mer des Caraïbes, à 8 000 kilomètres du siège de Verallia.
L’argent français part au Luxembourg
En 2015, l’une des structures du groupe au Luxembourg, Horizon Intermediate Holdings, prêtait ainsi plus de 346 millions d’euros à l’une de ses filiales en France à un taux étrangement élevé de 8,123 % sur dix ans. En 2018, les intérêts de la filiale française reversés à la société luxembourgeoise atteignaient de plus de 20 millions d’euros. Ce taux de 8,123 % interroge, puisque qu’il intervient entre deux entreprises détenues in fine par le même actionnaire, et alors que les taux des crédits aux entreprises atteignent aujourd’hui un niveau historiquement bas.
Le mécanisme des prêts intra-groupe est une pratique courante chez les grands groupes multinationaux : une filiale contracte un emprunt auprès d’une autre structure du même groupe basée dans une juridiction fiscale avantageuse. Le remboursement de la dette est prioritaire : lorsque la filiale rembourse le prêt, avec intérêts, ces paiements sont souvent non imposables. Une pratique fiscale épinglée par les autorités européennes : dans un rapport de 2013 rédigé par l’un de ses groupes d’études, le Parlement européen considérait que cette pratique permettait la réduction “du profit imposable dans le pays avec l’impôt plus élevé”. “Le Luxembourg a un traitement particulièrement favorable des revenus issus des intérêts” de ce type de prêt, peut-on lire dans le même document. Ces prêts permettent donc, via des intérêts au taux élevé, de faire remonter des millions d’euros vers des pays à la fiscalité plus qu’avantageuse. À nos interrogations, Verallia a opposé le fait qu’il « ne peut pas répondre à la place [du fonds d’investissement] Apollo », précisant toutefois que le groupe « paye ses impôts dans tous les pays où les profits sont réalisés, soit au total 59m€ d’impôts sur les sociétés payés en 2019 – en plus des taxes et impôts locaux – ie un taux d’imposition de 30% en 2019 ».
La société luxembourgeoise Horizon Intermediate Holdings, qui prête à la structure française, a également contracté en 2015 un emprunt au taux de 8 % envers une autre structure luxembourgeoise, Horizon Parent Holdings. C’est cette structure qui envoie ensuite des centaines de millions d’euros vers les Îles Caïmans.
L’argent luxembourgeois part aux Îles Caïmans
En janvier 2020, un transfert astronomique de plus de 559 millions d’euros est effectué depuis la filiale luxembourgeoise Horizon Parent Holdings vers celle qui la possède aux îles Caïmans, AP VIII Horizon Holdings L.P., elle-même créée par le fonds d’investissement Apollo. (référence page 10 du document « Horizon Parent Holdings – modif capital social et associés – janvier 2020 » ). Depuis février 2020, les Îles Caïmans sont pourtant l’une des 17 juridictions classées sur la liste noire des paradis fiscaux de l’Union Européenne.
Le management de Verallia reçoit des actions luxembourgeoises
Lors de l’acquisition du pôle Emballage de la Compagnie Saint-Gobain en 2015, un plan d’actionnariat pour la Direction de Verallia (appelé Management Equity Plan – MEP) a été mis en place par Apollo au sein de la société luxembourgeoise Horizon Intermediate Holdings, afin « d’aligner les intérêts de la Direction avec ceux des actionnaires et de permettre à la Direction de la Société de participer à la croissance à long terme de Verallia ». Toujours dans les comptes de la société Horizon Parent Holding, on apprend qu’un second plan d’actionnariat mis en place pour la Direction de Verallia suite au « MEP », celui-ci étant intitulé “Free Preferred Shares Program” – autrement dit, un programme d’actions préférentielles gratuites, reçues selon plusieurs critères dont la réussite des objectifs du groupe. La fermeture du four de Cognac faisait-elle partie de ces objectifs ? Le groupe affirme ne pas pouvoir « répondre aux questions concernant les actionnaires de Verallia dans Horizon Parent Holding, que ces actionnaires soient Apollo, Bpifrance, des managers ou d’autres ».
Un conseiller en planification fiscale au Luxembourg
Comme beaucoup d’entreprises, Apollo et Verallia étaient d’ailleurs aidées pour réduire leur fiscalité : dans les comptes de deux des filiales luxembourgeoises apparaissent les noms de plusieurs cadres d’un cabinet de conseil au Luxembourg spécialiste de la planification fiscale, du nom d’Alter Domus.
Alors à quoi correspondaient ces considérables transferts d’argent en direction des paradis fiscaux? Le groupe semble ne pas savoir : sa direction n’a pas souhaité répondre à cette question, jugeant qu’elle était du ressort du fonds d’investissement Apollo.
L’ancien président de Verallia, Jean-Pierre Floris, s’est dit tout aussi ignorant de la structuration financière de sa propre entreprise. Il a ainsi déclaré “ne pas avoir du tout été impliqué dans la structuration financière lors du rachat de Verallia“, en 2015, alors qu’il présidait le groupe.
Floris a quitté son poste le 1er septembre 2017. Deux mois plus tard, l’ex-dirigeant a trouvé un nouveau poste au sein du ministère de l’économie, où il a été jusqu’en août 2019 “délégué interministériel aux restructurations d’entreprise“. Une de ses priorités, selon le gouvernement : “prévenir les risques de fermetures de sites“. Depuis décembre 2019, Jean-Pierre Floris a rejoint le fonds d’investissement AlixPartners en tant que senior advisor.
Contactés, les actionnaires de Verallia, Apollo et Bpifrance, n’ont pour l’instant pas répondu à nos questions.
Maxime Renahy, avec la collaboration de Lina Duhen.
Crédits photo de Une : Rémy Gabalda / AFP.