Ça fait quelques années que la kétamine s’est autant frayé un chemin dans les clubs que dans le milieu médical. Si certains oiseaux de nuit apprécient pas mal la Special K, ce psychotrope est aussi utilisé dans les centres psychiatriques et les hôpitaux pour des traitements contre la dépression. Selon certain·es spécialistes, la kétamine – drogue anesthésique et dissociative – diminue les symptômes d’une dépression grave plus rapidement que les antidépresseurs traditionnels type Prozac. D’ailleurs, c’est pas la première fois qu’on écrit à ce sujet.

Aux États-Unis, les expériences et les résultats de nombreuses études ont même conduit à une prolifération de « cliniques de kétamine », où de faibles doses de kétamine sont administrées à des personnes en dépression grave. Par exemple, à la Ketamine Health Centers en Floride, vous pouvez suivre six « séances de perfusion », en plus de deux séances de thérapie, une consultation psychiatrique et une « psychothérapie assistée par kétamine ». Coût total du traitement : 4 000 dollars.

Notre pays n’ira probablement jamais jusque-là, et heureusement, selon le professeur Koen Demyttenaere, psychiatre à la KU Leuven, enseignant et auteur de recherches sur les différentes formes de dépression. Depuis cette année, il traite des patient·es atteint·es de formes graves de dépression avec l’aide d’un dérivé de la kétamine, mais précise : « Ce n’est pas un médicament miracle, mais l’effet rapide est spectaculaire. »

VICE : Pourquoi un médicament comme la kétamine serait nécessaire pour lutter contre la dépression ?
Koen Demyttenaere :
Il existe sur le marché des dizaines d’antidépresseurs classiques qui fonctionnent, mais qui agissent à intensité variable sur les neurotransmetteurs classiques. En réalité, ces produits ne fonctionnent pas suffisamment bien : environ soixante pour cent des patient·es vont beaucoup mieux, donc vous n’avez qu’une chance sur trois pour qu’un·e patient·e soit complètement guéri·e. En plus, il faut compter quatre à six semaines avant d’en ressentir tous les effets. Si ça ne fonctionne pas suffisamment, vous pouvez combiner deux antidépresseurs, mais en réalité c’est comme recommencer à zéro. Au cours des dix dernières années, il n’y a pas eu beaucoup de nouveautés en matière de traitements, jusqu’à ce que de nouvelles voies s’ouvrent et tentent de faire la différence.

Comme la kétamine donc ?
Voilà. Mais, pour être clair : la kétamine n’est pas officiellement reconnue comme un antidépresseur et l’eskétamine, une variante, n’est utilisée que pour les dépressions très difficiles à traiter, pas dans le cadre des soins primaires. C’est un produit coûteux qui doit être pris sous surveillance médicale dans un hôpital et qui provoque des effets secondaires. Les nouveaux produits comme l’eskétamine nécessitent un contrôle particulier. En fait, c’est pas pour les gens qui commencent un traitement.

Alors, en quoi l’eskétamine et la kétamine diffèrent des autres antidépresseurs ?
Comme vous le savez, la kétamine existe depuis longtemps en tant qu’anesthésique. À faible dose, elle est aussi utilisée comme drogue récréative. La kétamine et l’eskétamine peuvent soulager considérablement la dépression en quelques heures seulement. C’est assez spectaculaire. C’est parce qu’elles agissent sur un neurotransmetteur complètement différent. Les pensées suicidaires diminuent aussi très rapidement, mais un peu indépendamment de l’effet antidépresseur. 

Il existe désormais des dizaines de cliniques de kétamine aux États-Unis et au Royaume-Uni. Comment ça se passe ? 
Les gens y vont une ou deux fois par semaine et reçoivent de la kétamine par voie intraveineuse ou de l’eskétamine par spray nasal. Cette opération doit être réalisée sous surveillance médicale dans un hôpital, parce que les personnes peuvent vivre un état de dissociation et il existe un risque d’augmentation de la pression sanguine. Pour l’instant, les données sont insuffisantes pour déterminer s’il existe un risque de dépendance à long terme.

Mais est-ce qu’il s’agit du même type de traitement en Belgique ?
Non. En fait, officiellement, on n’utilise que de l’eskétamine en spray nasal. Le médicament a été approuvé par la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis en 2019 et en juin par l’Agence européenne du médicament (EMA) en Belgique.

Le caractère dissociatif est-il plus faible qu’avec la kétamine ?
Un certain nombre d’études ont montré que c’est pas le cas. En fait, on ne dispose pas encore de données suffisantes sur les effets à long terme. Ça reste le grand point d’interrogation. Pour les personnes en dépression grave dont les différents traitements « ordinaires » ont échoué, on essaie souvent l’ECT (électroconvulsivothérapie, ndlr), qui reste le traitement le plus puissant. Maintenant, je pense que l’eskétamine peut être une alternative à l’ECT pour certain·es patient·es.

Donc vous êtes en train de dire que le traitement à l’esketamine pourrait éventuellement être une alternative au traitement antidépresseur le plus puissant ? 
Peut-être en phase aiguë, pour certain·es patient·es encore une fois. Il y a encore des signes qui démontrent que l’ECT est plus puissant, mais en général, les gens ont davantage peur des électrochocs. L’eskétamine n’est probablement pas aussi puissante, mais un spray nasal c’est plus séduisant qu’une anesthésie combinée à des électrochocs.

Comment se passent les premières administrations du spray nasal avec vos patient·es ?
Eh bien, c’est pas une solution miracle. Ça ne marche pas pour tout le monde. Mais certaines personnes se sentent beaucoup mieux au bout de quelques heures. La question qu’il faut se poser est la suivante : s’agit-il uniquement de l’effet antidépresseur, ou est-ce que l’euphorie joue également un rôle dans ce sentiment positif ? Mais, en général, tout nouveau produit qui fonctionne sur un mécanisme différent est le bienvenu dans le champ médical car il peut aider un certain nombre de patient·es.

Est-ce que c’est ensuite « carte blanche » pour les patient·es ?
Non, même avec le spray nasal, les patient·es doivent rester en observation à l’hôpital pendant plusieurs heures. Leur pression sanguine et le degré de dissociation sont observés. Par exemple, à la suite de votre traitement, vous n’êtes pas autorisé·e à conduire une voiture ce jour-là.

Vous avez déjà eu des patient·es qui ont déjà réagi de manière excessive à la dissociation ?
Chez nous, à Kortenberg, on veille à ce que la pièce soit agréablement décorée et que les patient·es puissent écouter la musique de leur choix avec des écouteurs. Grâce à ce contexte et à la présence d’une infirmière empathique, les cas qu’on a traités n’ont pas encore entraîné de problèmes en termes de dissociation. Et ces effets sont légers et temporaires.

En général, est-ce que les traitements à l’eskétamine sont de plus en plus favorisés dans nos hôpitaux ?
Non, ça ne décolle pas. On ne l’essaie que sur un nombre limité de dépressions très difficiles à traiter. Comme pour tout nouveau produit, la prudence est de mise jusqu’à ce qu’on ait plus d’expérience à long terme.

De nouveaux médicaments comme celui-ci sont-ils de plus en plus nécessaires ? Les anciens traitements deviennent de moins en moins efficaces ?
Je ne dirais certainement pas qu’il y a de plus en plus de patient·es en dépression grave. Ce qui est important, c’est qu’un certain pourcentage réponde positivement au premier antidépresseur, qu’un certain nombre réagisse en bien à nouveau grâce au second, et que progressivement on ait besoin de moins de traitements différents pour traiter la dépression. 

Après trois traitements différents, mon conseil est le suivant : ne jamais abandonner. Une fois arrivées au quatrième traitement, les personnes sont à nouveau aidées. Même si ça ne fonctionne pas avec un nouveau médicament comme l’eskétamine, on sait qu’on peut guérir les gens, même après cinq ans de dépression grave. Il existe tellement de modalités de traitement. Il faut rappeler que l’ajout d’une psychothérapie peut également avoir un très bon effet en cas de dépression grave. Je pense que dans le cas d’une dépression majeure qui dure longtemps, on doit faire une distinction entre ce qu’on fait en phase aiguë, comme l’ECT ou l’eskétamine, et ce que l’on fait après. Continuer avec l’ECT ou l’eskétamine, ou commencer un traitement à base de neuromodulation, par exemple. Tout dépend des préférences et des attentes des patient·es.

Vous pensez qu’un jour l’eskétamine pourra être utilisée non seulement dans la phase aiguë mais aussi plus tard dans le traitement ?
Je ne pense pas qu’un jour on va l’utiliser en premier. Personne ne peut dire pour l’instant s’il est idéal de continuer à l’administrer quand une personne répond positivement à l’eskétamine. Cette décision sera prise indépendamment par les centres et on attend toujours des données supplémentaires à long terme.

Les gens sont-ils de plus en plus ouverts aux traitements alternatifs tels que la kétamine, l’eskétamine et la psilocybine (la substance active des champignons hallucinogènes, aussi expérimentée comme antidépresseur) ?
Les avis restent réservés à ce sujet, je pense. Les antidépresseurs de première et de deuxième intention continuent également de susciter des interrogations chez les patient·es, qui craignent que ces antidépresseurs contrôlent ce qu’on ressent et ce qu’on pense. Beaucoup de gens disent préférer la psychothérapie, mais dès qu’elles sont confrontées à elles-mêmes, elles abandonnent trop souvent de façon précipitée.

Et vous pensez que les traitements à base de kétamine et d’eskétamine gagneront en popularité à l’avenir ?
On est en faveur de la prise de décision partagée. C’est à nous de décider quand proposer de tels traitements. On donne les explications médico-techniques, ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas sur tel ou tel produit, et les patient·es examinent de leur propre chef leur environnement de vie et leurs attentes. Il s’agit ensuite de trouver un terrain commun, faire ce choix reste une étape importante pour un·e patient·e.

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