Bref, autant dire que le revenu universel aurait pu changer pas mal de choses. Ce projet fait son chemin depuis quelques années, semble séduire à droite comme à gauche et suscite un regain d’intérêt « grâce » à la crise actuelle et les nouvelles formes de précarité qu’elle a causées.
Impossible à financer ? Ce revenu coûterait environ 110 milliards d’euros à l’État. En comparaison, l’évasion fiscale en Belgique représente plus de 170 milliards d’euros. En juillet dernier, les député·es MR, Open-VLD ou Vlaams Belang ont voté contre l’établissement d’une autorité fiscale européenne pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscale. Mais bon, on va encore nous faire croire que c’est plus compliqué que ça. Quoiqu’il en soit, il est toujours intéressant de réfléchir à une manière de réduire les inégalités sans devoir couper la tête des bourgeois·es.
Du coup, on a parlé avec Philippe Defeyt, économiste, membre fondateur du parti Ecolo, Vice-président du conseil d’administration de l’UCL et ancien président du CPAS de Namur (CV non-exhaustif). Impliqué dans pas mal de luttes comme celles contre la pauvreté, il est l’un des noms qui portent haut le projet du revenu universel.
VICE : Bonjour Philippe. Beaucoup de gens doivent, par manque d’argent, faire un choix entre se nourrir, se loger et se soigner. Vous avez une idée de ce que ça représente au niveau de la population ?
Philippe Defeyt : On estime à environ 10% le nombre de personnes qui vivent dans un ménage structurellement en difficulté. Je ne parle pas des jeunes stagiaires qui ont un peu de mal en fin de mois mais bien des ménages dont les difficultés financières se prolongent d’année en année, qui n’ont pas de plan d’épargne, et souvent peu de réseaux aidant autour d’eux.
Votre version du projet de revenu universel concerne tout le monde : les jeunes stagiaires en attente d’un contrat de travail, les personnes qui élèvent seul·es leurs enfants, mais aussi les personnes aisées.
C’est exactement le problème pour toute une série de politiques : pas d’allocation au-dessus d’un certain niveau de revenu, pas de gratuité des études au-dessus d’un certain niveau de revenu, etc. Non, ce qui importe, c’est ce que chacun·e met dans le pot commun et ce qu’on en retire. Dans la proposition que je formule, les personnes aisées ne vont pas avoir 650 euros en plus de ce qu’elles gagnent aujourd’hui. Elles auront un revenu de base mais d’une manière ou d’une autre, on redessinera l’impôt pour qu’au-delà d’un certain niveau de revenu, l’opération soit neutre.
C’est une histoire de barèmes en quelque sorte ?
C’est un point essentiel. Si on introduit un revenu de base, qu’est-ce qui doit changer dans le reste de la politique sociale ou fiscale ? Pour moi, le revenu de base implique qu’on redessine le barème fiscal. Un point sur lequel je ne transigerai pas, c’est que la proposition que je formule améliore significativement le revenu des personnes en bas de l’échelle. Le revenu de base a un effet sur la diminution des écarts de revenus.
« 650 euros, c’est ce qui permet de renoncer à un job bien payé non-épanouissant pour un job un peu moins bien payé mais qui nous ressemble. »
Ça concerne beaucoup de jeunes ?
À cause de la crise, des jeunes se retrouvent sans aucun revenu ; zéro de chez zéro. Iels n’ont pas travaillé assez pour recevoir une allocation de chômage, ne remplissent pas les conditions pour avoir droit à une allocation d’insertion, et les revenus des autres membres de leur ménage ne sont pas assez faibles pour aller au CPAS. Les jeunes, c’est le trou noir de la sécu. 650 euros supplémentaires, pour beaucoup de jeunes, ça permet non pas d’avoir un train de vie dispendieux, mais bien de sortir des difficultés.
C’est comme si on disait à chaque personne : quoiqu’il arrive, vous aurez de quoi payer un logement. Combien de jeunes ont dû abandonner les activités sportives ou d’autres engagements bénévoles en arrivant aux études supérieures, parce qu’iels doivent se débrouiller pour vivre et travailler le week-end ? 650 euros, c’est aussi le montant nécessaire pour réduire le temps de travail. Il faut que les 18 à 30 ans puissent avoir, s’iels le souhaitent, un autre équilibre entre activités, études et job de survie. Rien que ça, ce serait une évolution majeure.
Un·e étudiant·e qui ne travaille plus le week-end, c’est aussi une place vacante pour un·e chômeur·se.
C’est un autre sujet, mais je suis extrêmement préoccupé par la concurrence entre les étudiant·es – dont les emplois ne sont pas taxés – et les jeunes qui ne sont pas aux études et qui n’ont pas d’autres possibilité que ces mêmes jobs.
Devoir moins travailler par contrainte, c’est aussi légitimer d’autres formes de travail, comme le bénévolat par exemple ?
Une société équilibrée, heureuse, c’est des personnes qui peuvent baser leur parcours de vie autour de trois types d’activités : le boulot ; des activités de « care » (enfants, personnes âgées, la sphère familiale en gros) ; puis les activités que l’on fait pour soi (la culture, le travail associatif, le combat militant, s’occuper d’une maison de quartier ; ça peut être plein de choses). Le problème actuel, c’est que beaucoup sont privé·es involontairement de la première, d’autres sont dans des conditions si précaires que les activités de « care » sont rendues difficiles, et pour un nombre important de personnes, les activités qu’on voudrait faire sont impossibles pour des raisons économiques. Le projet derrière le revenu de base, c’est de faire en sorte que les personnes puissent accéder dans de bonnes conditions à toutes ces activités.
Mais le plus important, c’est d’avoir un job, de participer à la société. Je ne suis pas partisan d’un revenu de base qui serait suffisant pour qu’une personne qui accepte de vivre sobrement se dise : « Que les autres se débrouillent, je ne fais plus rien ». Avoir un emploi, c’est un impératif moral : c’est là que se créent des liens et que se nouent des solidarités ; mais 650 euros, c’est ce qui permet de renoncer à un job bien payé non-épanouissant pour un job un peu moins bien payé mais qui nous ressemble.
« Je suis persuadé que les gens feraient d’autres choix professionnels s’ils avaient cette garantie de 650 euros par mois, quoiqu’il arrive et quel que soit leur choix de vie. »
C’est-à-dire que ça doit nous permettre de mieux négocier sur le marché du travail ?
Je suis persuadé qu’un certain nombre de gens feraient d’autres choix professionnels s’ils avaient cette garantie de 650 euros par mois, quoiqu’il arrive et quel que soit leur choix de vie. 650 euros mensuels, ça peut aussi servir à donner un coup de main dans la vie d’un adulte de 35 ans en l’encourageant à faire une formation pour relancer sa carrière. Le revenu de base est là pour que les gens n’aient pas de mauvaise surprise quand on fait un choix de vie. Le revenu universel n’est pas la solution à tous les problèmes, mais quand on voit les difficultés auxquelles beaucoup de gens sont confrontés, je pense que c’est l’innovation sociale dont on a besoin.
Du coup, c’est aussi un droit individuel, puisqu’il s’applique à chaque individu ? On n’est plus dans la dépendance de son ou sa partenaire.
Deux personnes qui se mettent ensemble dans un ménage – que ce soit deux sœurs, une grand-mère et son petit-fils, ou un couple, etc. –, garde l’entièreté de ses moyens. Et dès lors qu’au lieu de deux loyers on en paie qu’un, qu’au lieu de deux salons on n’en chauffe plus qu’un, pouvoir se mettre ensemble sans être pénalisé·e booste le niveau de vie.
Même si certaines féministes pensent le contraire, je pense que donner à chaque membre d’un ménage un revenu qui lui est propre change fondamentalement les relations au sein d’un ménage.
« Certaines féministes » : vous parlez de celles qui soulignent le fait que le revenu universel permettra à la femme de s’émanciper d’une forme d’exploitation salariale mais pas d’une exploitation patriarcale. En soi, c’est vrai qu’il existe le risque de justifier le travail domestique pour la femme et la cantonner à ça.
Leur discours, c’est que dans certaines configurations de ménage, certaines femmes, avec 650 euros de revenu de base, vont davantage rester à la maison parce qu’elles sont moins bien armées pour s’affirmer dans le couple sur le plan culturel ou en termes de capacités. Je pense au contraire que, pour les personnes qui répondent à ce profil et qui perçoivent actuellement peu de revenus, ça va leur donner plus d’autonomie et on va améliorer leur situation. Est-ce que pour autant introduire une allocation universelle pour tout le monde va réduire le patriarcat ? Non, je ne pense pas. Elle ne peut qu’améliorer la situation mais ne va pas supprimer toute forme d’exploitation patriarcale ; pas plus que d’autres mesures.
« Le revenu universel n’est pas la solution à tous nos problèmes, mais quand on voit les difficultés auxquelles beaucoup de gens sont confrontés, je pense que c’est l’innovation sociale dont on a besoin. »
Vous pensez que la crise du coronavirus va relancer le débat ?
C’est dommage qu’il faille une crise comme celle-ci pour le dire mais il y a des personnes qui n’auraient jamais imaginé dépendre de la sécurité sociale ou du CPAS et qui comprennent seulement comment fonctionne le système. J’ose espérer que ça va changer les clichés du type : « Le CPAS, c’est le hamac social » ou « Les gens ne font rien ». Il y a des indépendant·es qui, malheureusement, vont avoir la surprise de leur vie. On va voir comment ça se déroule, on n’est pas sorti·es de l’auberge.
Pourtant, crise du coronavirus ou pas, le fait que cette somme ne soit pas assez élevée pour qu’on puisse se dire : « Ciao, moi je fous plus rien », ça met à mal l’un des arguments principaux des opposant·es à cette idée qui sous-entend que le revenu universel encouragera la fainéantise.
Exactement. Je ne pense pas que les gens vivent dans un hamac à attendre leur allocations. Je suis persuadé que les gens qui ont des projets le feront d’autant mieux avec plus de sécurité grâce à un revenu de base. Les gens seront toujours plus actifs avec un peu de sécurité. D’autant plus qu’on ne supprime pas la sécurité sociale.
Le sénateur Georges-Louis Bouchez voulait donner un montant plus élevé (1 000 euros, NDLR) mais veut supprimer tout le reste, c’est ça ?
Déjà, avec Bouchez, l’allocation est taxée, il supprime les allocations familiales, les allocations de chômage, il supprime les remboursements des petits risques en matière de soins de santé. Mais il faut reconnaître qu’il y a un élément très intéressant pour le débat dans sa proposition : à l’âge de la pension, il propose le même montant de 1 600 par mois pour tout le monde.
« C’est dommage qu’il faille une crise comme celle-ci pour le dire mais, avec la crise du coronavirus, il y a des personnes qui n’auraient jamais imaginé dépendre de la sécurité sociale ou du CPAS et qui comprennent seulement comment fonctionne le système. »
Bouchez voulait supprimer toutes ces aides pour justement financer l’allocation universelle. Qu’en est-il avec votre proposition ?
Tentez d’abord de savoir si c’est un bon projet. Ne vous mettez pas dans la peau du ministre des finances. Bien sûr que le ministre des finances devra se prononcer à un moment donné. Mais si tous les gens qui se sont battus pour la sécurité sociale s’étaient demandé s’il y avait suffisamment d’argent, on n’aurait pas de sécurité sociale. On pourrait déjà aller chercher plusieurs milliards en appliquant une taxation plus juste des revenus de la propriété ou en prélevant une minuscule redevance sur les transactions électroniques. C’est minuscule, mais appliqué sur des milliards de transactions quotidiennes, on peut obtenir ce qu’il manque.
Certain·es opposant·es parlent d’un risque d’inflation.
Il n’est pas plus important que si on augmentait les allocations sociales de base ou les petits salaires. Ça n’aurait aucun sens de ne pas augmenter les petites pensions parce qu’il y a un risque d’inflation.
Il y a par contre un vrai problème lié à n’importe quelle amélioration : est-ce que les propriétaires, surtout concernant les personnes seules, pourraient en profiter pour augmenter de manière inacceptable les loyers ? Oui, le risque existe, mais il existe pour n’importe quelle proposition visant à améliorer la situation des petits revenus. Face à ça, il faut par exemple exercer un contrôle des loyers plus strict. De toute façon, à l’heure actuelle, la vraie question c’est : « Est-ce qu’il y a assez de personnes qui pensent que c’est une bonne idée ? »
« Il y a un immense travail pédagogique à faire pour rendre visible ce qui est vécu par les personnes en difficulté mais qui n’est pas conscientisé par les autres. »
Alors est-ce qu’il y a assez de gens qui pensent que c’est une bonne idée ? Comment on peut agir sinon ?
Il faut lutter contre les formes de simplismes voire de populisme dans les discours sur la fiscalité et la sécurité sociale. Il faut s’investir dans l’éducation permanente, le combat syndical et la création de rapports de forces ; c’est comme ça depuis le 19e siècle.
Il y a un immense travail pédagogique à faire pour rendre visible ce qui est vécu par les personnes en difficulté mais qui n’est pas conscientisé par les autres.
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