Le 27 septembre 2020, des combats éclatent au sud du Haut-Karabakh. L’Azerbaïdjan, soutenu militairement par la Turquie, qui lui vend notamment des drones, et appuyé par 2000 mercenaires syriens, prend le dessus après deux mois de conflit et plus de 6000 morts dans les deux camps. Les turcophones récupèrent des zones importantes du Haut-Karabakh, notamment la ville de Sushi, et contrôlent désormais la zone tampon entre la province indépendante et l’Arménie, une zone frontalière stratégique et hautement symbolique : les forces azerbaïdjanaises ont désormais un accès direct au territoire arménien.
Depuis le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, signé sous la houlette de la Russie – alliée de l’Arménie mais habituée à traiter avec l’Azerbaïdjan – Moscou a déployé officiellement 2000 soldats de maintien de la paix dans la région. Du génocide arménien à la guerre de l’automne 2020, en passant par la fin de l’ère soviétique, le conflit du Haut-Karabakh est aussi révélateur des rééquilibrages géopolitiques de la Turquie et de la Russie au XXIème siècle.
Françoise Ardillier-Carras est professeur émérite de géographie, vice-présidente de la société de géographie de Paris et présidente d’une association de développement en Arménie, pays sur lequel elle travaille depuis plus de 20 ans. Elle a notamment coécrit avec le chercheur Gérard-François Dumont l’article « La guerre pour quelles frontières? L’exemple du Haut-Karabagh dans le sud Caucase », publié en décembre 2020 dans la revue Les Analyses de Population & Avenir.
En France, le conflit a pu être analysé sous l’angle d’une guerre religieuse entre chrétiens et musulmans. Pourquoi cette analyse ne tient-elle pas ?
C’est un antagonisme de peuple plus qu’un antagonisme religieux. Le terme turcophone est beaucoup plus apte à expliquer ce qui se joue entre l’Arménie et les pays qui lui sont hostiles. Preuve en est, l’Iran, pays musulman chiite, a des relations diplomatiques tout à fait correctes avec l’Arménie. Il s’agit donc d’un antagonisme qui se double d’une question idéologique turcophone.
Le verrou arménien est situé au cœur de la diagonale turcophone, et c’est ça qui met le feu aux poudres. C’est un territoire étranger à la turcophonie et à l’idéologie panturquiste, et il est malheureusement mal placé : il y a une rupture dans la continuité territoriale du monde turc, qui part d’Istanbul et s’étend jusqu’aux territoires ouïghours. Ce petit caillou arménien, qui plus est chrétien, représente le seul hiatus dans cette continuité turcophone.
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p class=”text-left”>Le 11 janvier, la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont signé un accord de coopération économique, qui prévoit la construction d’une ligne de train de Bakou à Istanbul, en passant par l‘Arménie à sa frontière avec l’Iran. Que dévoile cet épisode de la stratégie des Russes, pourtant alliés des Arméniens, au Karabakh ?
Ce qui a été signé là n’a pas pour objet d’aider l’Arménie, mais de faciliter les relations sans obstacles de la Turquie. C’est la fameuse question de la continuité territoriale qui est posée ici. Mais la Russie, c’est en même temps le soutien permanent depuis des siècles de l’Arménie, notamment depuis le génocide. Les Arméniens sont plutôt pro-russes, et beaucoup d’entre eux sont allés se réfugier en Russie après le génocide.
Au Haut-Karabakh, les Russes ont des intérêts importants. La Russie a besoin de ces territoires, dans la nostalgie de la grande Russie et de la grande URSS. Ils ne laisseraient pas faire un autre État, comme la Turquie, qui voudrait bien s’approprier les restes du Haut-Karabakh. Il y a des mines d’or, de cuivre et de manganèse. Les Azerbaïdjanais se sont tout de suite emparés des mines, mais les Russes ont dit « pas question », car certaines de ces mines appartiennent à des Russes. Parce qu’il y a des métaux rares, il y a des velléités d’appropriation de ces terres qui font de l’ombre à la Russie. Elle est en train de mettre de l’ordre, pour éviter que ça ne tombe chez les voisins.
En tant que géographe, comment analysez-vous la carte du Haut-Karabakh après cette guerre ?
Ce qui reste, ce sont des lambeaux du Karabakh des montagnes, soit le Karabakh « historique », celui qui est arménien. Tous les territoires périphériques, c’est-à-dire la zone tampon, ont été récupérés. Ils n’appartiennent pas au Karabakh des montagnes, mais intégrés dans les cartes arméniennes, ils constituaient des zones de passage, utilisées pour la continuité territoriale de l’Arménie. Cette fragmentation territoriale est source de grande faiblesse : il va y avoir des problèmes d’infiltration, d’incursion ou de grignotage.
Mais l’interposition russe est importante. Ils vont essayer de maintenir ce qu’il reste de l’intégrité du Karabakh. Sakharov [physicien et militant politique soviétique, prix Nobel de la paix en 1975, NDLR] avait résumé la situation avec la formule suivante : « Pour l’Azerbaïdjan, le Karabakh est une question d’ambition. Pour les Arméniens, c’est une question de vie ou de mort ». Les espaces-tampons permettaient à l’Arménie d’avoir une protection. Et encore une fois, cette question de sécurité du territoire dépasse la question de l’appartenance au monde chrétien ou musulman.
Comment les choses peuvent-elles évoluer dans la région ?
Je pense qu’il ne faut pas regarder les choses à l’échelle de la fin du cessez-le-feu. La situation ne sera probablement pas réglée par l’Arménie, l’Azerbaïdjan ou la Turquie, mais par la sphère internationale quand elle voudra bien commencer à s’en occuper. Car il y a trop d’intérêts dans cette région du monde pour qu’on puisse régler ça sur le terrain. Il s’agit d’une question globale.
Ce qu’il se passe sur place est amplifié par les Russes ou les Turcs. Mais la solution, s’il y en a une, dépendra du groupe de Minsk [organisation européenne chargée de trouver une résolution pacifique à la situation du Karabakh, NDLR]. La présence d’un co-président américain va peut être faire bouger les lignes. Le président Macron est d’accord pour s’engager dans des rencontres avec la Russie dans le cadre du groupe de Minsk. Et une démarche conjointe pourrait impliquer l’Europe : l’Union européenne commence à trouver qu’Erdogan va trop loin. Il ne faut pas oublier qu’il y a l’Iran à côté, et ça pèse lourd. Si jamais l’Iran est partie prenante dans une guerre qui implique la Turquie et la Russie, il y aurait une déflagration terrible dans la région.
Crédits photo de Une : Karen Minasyan / AFP.
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