GUERRES – Voici vingt ans qu’à Manhattan s’effondraient les tours jumelles du World Trade Center. C’est le temps d’une génération. C’est aussi l’âge de cinq des tout derniers soldats américains morts en Afghanistan, lors de l’attentat du 26 août 2021 survenu à l’aéroport de Kaboul, alors que l’opération Freedom Sentinel vivait ses derniers instants. À 8000 kilomètres de là, au Mali, ce sont des soldats français à peine moins jeunes engagés eux aussi dans une longue guerre contre le terrorisme aux côtés de leurs partenaires locaux et de quelques alliés européens. Une majorité d’entre eux n’ont connu le 11-Septembre qu’à travers les livres d’histoire, les images d’archives et les récits de leurs parents.
Cet effet de génération interpelle. Sommes-nous en passe de transmettre à nos enfants une guerre devenue héréditaire entre le monde occidental et la mouvance djihadiste internationale ou assistons-nous au contraire à la fin d’un cycle stratégique long de vingt ans qui ouvre la voie à de nouveaux défis?
Toute guerre a une fin
Il ne fait aucun doute que l’Amérique et ses alliés occidentaux sont aujourd’hui las des “guerres sans fins” de l’après-11-Septembre. Le départ calamiteux des Américains d’Afghanistan, la queue de comète des interventions au Levant (Irak, Syrie), et même l’annonce de fin de l’opération Barkhane au Sahel, tous ces messages convergent pour annoncer la fin de la guerre contre le terrorisme. Deux grands facteurs concourent à ce reflux.
Le premier est l’incapacité à produire des effets politiques durables. Le contre-terrorisme a pourtant parcouru un long chemin en vingt ans. Alors qu’il demeurait en 2001 l’affaire d’un petit nombre de professionnels, manquant de moyens et empêtré dans de nuisibles querelles bureaucratiques, il est devenu aujourd’hui une redoutable machine de guerre, bien huilée et financée, articulée autour d’un appareil de renseignement et de moyens d’action qui a permis le démantèlement de grands réseaux internationaux et l’élimination des principaux chefs d’al-Qaïda. Ce qui reste de l’organisation d’Oussama Ben Laden est aujourd’hui nettement affaibli dans sa structure centrale, et ses leaders contraints de passer le plus clair de leur temps à se terrer pour leur survie.
Mais malgré ces succès tactiques, l’Occident s’est révélé incapable transformer l’essai et de remplir le vide créé par ses frappes de drones et ses raids nocturnes de forces spéciales. L’efficacité militaire a été à la mesure de l’inefficacité politique. L’incapacité à faire émerger un État fonctionnel et plus encore un projet de société attractif, en écho aux aspirations populaires a finalement pavé la voie à un succès des groupes djihadistes sur le terrain, parfois les seuls à proposer une gouvernance alternative crédible.
En Afghanistan, le régime sans âme d’Hamid Karzaï et d’Ashraf Ghani, notoirement incompétents et gangrénés par la corruption et le népotisme a très largement servi le retour progressif des Talibans dans les campagnes. En Irak, c’est la politique sectaire du Premier ministre Nouri al-Maliki qui dans les années 2010-2014 a jeté dans les bras de l’État islamique des centaines de milliers d’Arabes sunnites. Au Sahel également, la croissance du djihadisme se nourrit avant tout de la crise d’un État dysfonctionnel et prédateur, inapte à honorer un contrat social à la hauteur des enjeux monumentaux auxquels sont confrontées ses sociétés en mutation.
Les responsabilités locales dans cet échec politique ne peuvent et ne doivent en aucun cas être passées sous silence. Ce serait faire preuve d’un insupportable paternalisme que de considérer les élites de ces pays comme de simples pantins de l’étranger. Pour autant, la part de la communauté internationale ne peut non plus être éludée: les pays occidentaux et leurs armées bien sûr, mais également les grands bailleurs de fonds et sans aucun doute la myriade d’ONG qui ont contribué à nourrir une bulle “humanitaro-developementaliste” encourageant la formation des États dysfonctionnels lesquels entretiennent les problèmes qu’ils affirment vouloir résoudre. Nous avons plus que notre part dans cet échec. Mais incapables de nous réformer, nous préférons aujourd’hui baisser les bras et tourner le dos à ce travail de Sisyphe qui frustre et décourage nos dirigeants les plus fougueux.
Le second facteur concourant au désir occidental de clore le chapitre amer de la guerre contre la terreur tient à la montée en puissance d’autres défis considérés comme plus prioritaires pour l’avenir de la paix et de la sécurité internationale. Dans le champ proprement stratégique, c’est la question de l’avènement de la Chine et de son accession au rang de “rival systémique” comme le reconnaissent désormais même les Européens. Alors que l’Amérique comptait encore ses morts du 11-Septembre et fourbissait les armes pour les venger, la République Populaire de Chine, elle, faisait son entrée à l’Organisation mondiale du Commerce. Elle a depuis lors décuplé son PIB par habitant. Sa flotte de combat possède désormais plus de navires que celle de l’US Navy. Nombreux sont les stratèges qui depuis des années dans les couloirs du Pentagone crient haro sur les crédits indus des campagnes de contre-terrorisme qu’ils perçoivent comme une dangereuse diversion de l’endiguement du seul adversaire qui pourrait un jour véritablement menacer les intérêts vitaux de l’Amérique.
Par-delà ces considérations géopolitiques, d’autres défis s’accumulent qui remettent le terrorisme en perspective. En un peu plus d’un an et demi, la pandémie de COVID-19 a causé la mort de plus de 4,5 millions de personnes à travers la planète, soit quelque vingt fois plus que le terrorisme islamiste en vingt ans. Les bouleversements colossaux induits par le changement climatique, la transition démographique ou les révolutions technologiques à venir ne feront pas disparaître la menace djihadiste, mais ils invitent nécessairement à la remettre à sa juste place dans notre politique globale.
Le djihad n’en a pas fini avec nous
La volonté de faire basculer les priorités vers l’Asie-Pacifique ne date pas d’hier. George W. Bush lui-même dans ses premiers mois au pouvoir avait affirmé ne vouloir détourner des guerres civiles en Afrique et des conflits moyen-orientaux qui avaient tant occupé son prédécesseur au profit de la compétition stratégique entre grandes puissances qui couvait sous le triomphe américain du millénaire. Le 11-Septembre l’avait pourtant vite fait dévier de sa trajectoire.
Barack Obama s’estimait pour sa part avoir été élu par le peuple américain pour mettre un terme à la guerre contre le terrorisme et se concentrer sur les véritables enjeux: la crise économique et le “siècle pacifique” qui tendait les bras à l’Amérique. En 2011, Hilary Clinton, alors Secrétaire d’État, invoquait un “pivot vers l’Asie” des États-Unis, tandis que le président Obama, conseillé par Joe Biden, finalisait le retrait d’Irak et annonçait la décrue des troupes d’Afghanistan. Le chaos ayant succédé aux Printemps arabes, la montée de Daech, et la crainte d’un effondrement afghan lui firent finalement renoncer.
Donald Trump enfin, qui s’était montré l’un des critiques les plus véhéments des opérations qu’ils percevaient comme profitant plus aux alliés de l’Amérique qu’à celle-ci, ne parvint pas du temps de son mandat à effectivement opérer les retraits maintes fois annoncés de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan. Aujourd’hui Joe Biden entend à nouveau être l’homme qui mettra un terme à ces “guerres sans fin”.
Force est de constater que si l’Occident en a fini avec le djihad, le djihad lui, n’en a pas fini avec l’Occident. Loin de se déclarer vaincus nos adversaires ont su décentraliser leur organisation, s’ancrer dans le paysage politique et social et de leurs terrains de lutte et accumuler des victoires, parfois précaires, mais souvent spectaculaires, la dernière en date étant bien entendu la chute de Kaboul.
Par ailleurs, ce qui vaut pour Washington ne vaut pas nécessairement pour Paris ou Berlin. Si l’Amérique peut un temps se payer le luxe de tourner le dos à la menace djihadiste, il n’en va pas de même pour l’Europe, que la proximité immédiate avec les foyers africains et moyen-orientaux rend bien plus vulnérable, sans même parler de celui qui est aujourd’hui tapi au tréfonds même de nos sociétés, travaillées par les mécaniques identitaires et centrifuges.
L’histoire de ces vingt dernières années nous a montré qu’il fallait aussi bien se méfier de notre sous-estimation de l’ennemi que des surréactions qui pouvaient naître de ses provocations. C’est sur cette mince ligne de crête qu’il nous faut aujourd’hui avancer, avec modestie dans nos ambitions, mais sans cynisme, ni naïveté.
À voir également sur Le HuffPost: À Kaboul, les Talibans tirent dans l’air pour disperser des manifestants