Deux refus successifs à mes invitations pour aller voir Timothée Joly et Salomé au Botanique avec moi m’auront convaincu de tenter la grande aventure : aller à un concert tout seul. Faut dire que je l’avais un peu cherché en proposant ça à mes potes à peine une heure avant le début des festivités. 

J’ai toujours aimé cette idée de balayer les injonctions à sortir accompagné. Après tout, je vais assister à un concert, ce qui est censé être une activité cool ; c’est pas comme si j’allais à une conférence TED. J’achète mon billet en ligne et je prends la route, à la recherche du premier night shop qui, derrière ses néons criards, me verra participer à la vitalité économique de mon quartier en lâchant 2 euros 50 pour une Stella. 

Car ce soir, plus que jamais, l’alcool sera mon ami. J’avale les 50cl en marchant, prenant soin de consulter l’heure de façon régulière pour arriver pile au début du concert. Technique de survie. Je suis seul, je vous rappelle. Poireauter devant la salle c’est moins marrant quand on a pour seule compagnie sa fin de canette. Ah, et quelque chose qu’il est important de souligner : je souffre d’anxiété sociale. Alors oui, m’éviter d’attendre que les lumières se tamisent, droit comme un « i », sans savoir où poser mon regard, au milieu d’une foule rieuse, on peut aussi appeler ça de la survie. C’est raté, après que le vigile m’a flanqué un tampon sur la main, je constate en poussant les portes battantes que la salle est bien vide. Merde, pourquoi les concerts ne sont-ils jamais à l’heure ? Faut bien faire tourner le bar, me dis-je, et je finis par moi aussi me diriger vers le duo de barmans. 

Mais malgré ma bière à la main, le problème persiste. Où est-ce que j’allais bien me poser pour avaler cette mousse ? Se dessine un choix crucial, que la goutte de sueur dévalant inexorablement ma calvitie m’enjoint de prendre rapidement : m’installer seul dans un espace fumeur hyper exigu où fourmille une horde d’artistes tout droit sorti·es de la Cambre, de l’ERG ou du Septantecinq, tou·tes à la pointe de la mode vestimentaire et capillaire, ou m’enfermer dans les toilettes jusqu’à entendre la première basse résonner dans la cave.

Je finis par me poser au milieu de la foule, à jongler entre ma cigarette et ma bière. À ce moment, j’enrage contre la nature de ne pas nous avoir foutu une troisième main, celle pour le smartphone. Le voici, notre passe-temps moderne, le cache-silence, l’outil qui permet d’éviter la peur de la solitude du parano angoissé en société moderne que je suis. Après avoir basculé d’un réseau social à un autre (et ce à plusieurs reprises), entre deux regards dans le vide, je remarque timidement que je ne suis pas le seul, à être seul. Deux ou trois meufs ont aussi fait ce choix audacieux de sortir solo. Lorsque l’une d’elle vient se planter à côté de moi, je sens que son hésitation à me dire quelque chose est rapidement terrassée par le confort que représente l’acte de dégainer son objet connecté de sa poche. Faut dire qu’on aurait eu l’air vachement bêtes à regarder l’horizon comme deux poètes. Et carrément bizarres si on avait décidé de fixer les gens sans rien dire. 

Je sais que l’effet dépresseur de l’alcool ne tardera pas à faire son effet. En attendant, sur la route, j’achèterai une sixième bière.

Je m’égare dans mes pensées, enchaîne les bières et, mine de rien, je commence à être un peu bourré. Trois bières. L’habituel litre et demi nécessaire à mon cerveau pour qu’il commence à me laisser tranquille. C’est généralement le moment où je me soucie moins du fait qu’on me regarde ou non. L’angoisse de la solitude devient plus supportable. L’étape du moi extraverti n’a pas encore été atteinte. Par contre, les trois 50 me permettent de mieux m’assumer, d’être en paix avec ce que je suis : un mec timide et mystérieux qui vit le moment beaucoup trop intensément pour imaginer ouvrir la bouche. Et c’est cool, je m’aime bien comme ça. 

Mais ce semblant de confiance me semble encore trop fragile pour envisager de laisser tranquille ma carte bancaire. Elle le sait aussi bien que moi, je ne sais pas m’arrêter. Et quoi de plus normal quand je constate l’effet magique de l’éthanol sur mon anxiété. Cela dit, je ne compte plus les fois où un excès d’alcool m’a fait me sentir un peu trop confiant, et qu’il aurait mieux fallu que j’angoisse. Comme ces fois où j’ai détruit les rétros des plus grosses voitures de la ville ou la vitre d’un pauvre commerce (qui n’était même pas une banque). Mais même le souvenir de cette dernière connerie – qui m’a pourtant valu un séjour à la clinique de la main – ne calme pas mon besoin de toujours occuper ma paume d’un verre d’alcool.

Voilà trente minutes que le concert aurait dû commencer et le gérant du bar doit désormais être richissime. Une nouvelle bière en main, je prends la folle initiative d’aller m’asseoir sur les hauteurs du coin fumeur afin de contempler la scène plus confortablement. Faut dire qu’en étant au milieu de l’arène, j’avais développé la parano de croire que chaque rire déployé était la conséquence directe de mon piètre sort de solitaire. C’est irrationnel ? Pas vraiment, me disait mon dernier psy : si la peur est là, c’est qu’à un moment elle a servi à quelque chose. Comme un signal d’alarme, elle m’avertit d’un potentiel danger dans le but que je m’y adapte

Trop sympa, mais de ce danger, la peur ne s’emmerde pas toujours de savoir s’il est ridicule ou pas. Prenez la phobie de la souris, la plupart des gens ne ressentent pas de crainte paralysante en la minuscule présence du rongeur. De même, la majorité des humains vit très bien à l’idée de cohabiter avec d’autres semblables. Si improbables soient-elles, la peur de ces deux entités pourrait s’expliquer par un mécanisme d’apprentissage des peurs des parents par l’enfant ou simplement par le souvenir d’un stimulus associé à un sentiment désagréable. Je vous passe mon analyse sur ce qui a entrainé ma musophobie, mais concernant ma phobie sociale, il y a fort à parier que voir ma mère stresser à l’idée de décrocher le téléphone ou le souvenir honteux de mes camarades de classe s’esclaffant de mes joues devenues rouges écarlates à la moindre de mes prises de mes paroles n’ont pas aidé.

Cette prédisposition psychologique me pousse donc à boire plus que de raison. C’est pour moi ce qu’on pourrait appeler un motif de « coping », genre un comportement pour m’adapter au stress que provoque chez moi la présence d’autrui. Ça peut entraîner une consommation chronique élevée de liquide alcoolisé, voire une dépendance, un niveau problématique que j’ai sans doute atteint, comme 10% des jeunes belges, estime-t-on. La conscience de ce mécanisme d’adaptation m’a vite fait entrer dans une spirale sans fin de culpabilité. Alors que la majorité des 82% des plus de 15 ans buvant de l’alcool le font de manière raisonnable, pour simplement s’amuser, je suis l’irraisonnable, celui qui ne sait bêtement pas s’arrêter, car trouvant dans le liquide plus qu’une simple raison de se marrer.

Si, plutôt que de toucher les aides sociales, je gagnais 2 SMIC mensuels, j’aurai peut-être plus facilement les ressources pour traiter mes angoisses différemment que par la descente d’innombrables verres.

Pourtant je n’y peux pas toujours grand-chose. J’ai pas choisi d’avoir peur des gens. Puis au-delà de ça, le contexte social ne fait rien pour m’aider. Si l’alcool n’était pas aussi accessible et valorisé, peut-être que j’en serais pas là à écrire cet article. Si, plutôt que de toucher les aides sociales, je gagnais 2 SMICS mensuels, j’aurai peut-être plus facilement les ressources pour traiter mes angoisses différemment que par la descente d’innombrables verres.

Perché sur le haut des escaliers, je me retrouve entouré de deux de ces camarades ayant aussi tenté la grande aventure en solo. Leurs yeux toujours collés sur leurs écrans respectifs, les miens sur le mien. Chaque nouveau message est célébré comme une bénédiction. Ma mère se trouve surprise d’avoir pour une fois un descriptif détaillé de ma journée à son quotidien « Ça va ? ». Stupeur du côté de ma copine qui me voit répondre dans la seconde à son DM Twitter comprenant un thread sur comment se faire prescrire une gouttière chez le dentiste pour les gens qui grincent des dents la nuit. Chaque message est choyé, soigné. Oui, je suis seul ce soir mais en dehors d’ici, TOUT LE MONDE ME RÉCLAME. C’est comme un petit foyer de poche, le téléphone. Là-dedans je suis reconnu et définitivement mieux inséré socialement que dans cet espace cloisonné. 

L’absurdité de cette bataille égotique se dissipe néanmoins au rythme de ma descente d’alcool. Mes yeux se décollent enfin de l’écran, mes épaules se détendent, mon menton se hisse comme l’étendard d’une confiance à jamais retrouvée. L’adversité devient amour et contentement. Je ne me sens plus comme une tache au milieu de ce vacarme. J’en suis, de cette unité cohérente. Brûlé, l’égo qui me sert de pare-feu à l’angoisse, et les gens me semblent beaux à la lumière de cette Finance Tower qui surplombe le lieu. Ça y est, l’alcool s’est définitivement emparé de moi, et m’enveloppe d’une rassurante couverture désinhibitrice. J’entends au loin que Timothée Joly chante ses premiers mots. Ma solitude disparaît dans l’homogénéité de la foule et tout devient plus simple. Je n’en ai de toute façon plus grand chose à faire, d’être seul. Je reprends quand même une petite bière pour en être bien sûr et je m’en vais chanceler dans l’obscurité du fond de la salle où il n’y a plus de piège et de semblant : tout le monde est là pour la même chose.

Galvanisé par la musique et essuyant mes dernières larmes de joie, c’est dans cet éternel coin fumeur que je me retrouve après le concert. Et que je vois poindre une happy end à la con. Un premier regard avec autrui après avoir manqué de cendrer dans sa bière, puis un contact, bien réel, grâce à la traditionnelle flamme Bic. Les augmentations successives du prix du tabac n’auront pas eu raison du principal fournisseur de lien social dans ce monde. Me voilà donc entraîné dans une conversation à trois des plus agréables, où le sujet de ma venue en solo à ce concert est à peine évoqué. Ben oui, tout le monde s’en fout. 

Cinq bières. J’arrive à l’état extraverti – ou du moins la petite voix dans ma tête l’est-elle. Alors qu’en temps normal (sobre) j’aurai déjà pris mes jambes à mon cou à peine le concert terminé et serais déjà dans mon lit à ressasser mes regards mal assurés et mes occasions manquées de parler à des gens, je profite de l’effet de ce quatrième litre et demi pour parler à mon artiste préféré comme si on se connaissait depuis toujours. Une photo, qui brillera par sa mauvaise qualité, immortalisera même ce moment historique.

Mais d’expérience, je sais que l’effet dépresseur de l’alcool ne tardera pas à faire son effet. J’anticipe une éventuelle invitation de mes nouveaux potes à poursuivre la nuit et profite du départ des artistes du porche du Botanique pour faire de même. En attendant, sur la route, j’achèterai une sixième bière. Pour l’économie locale bien sûr, et surtout parce que c’est souvent elle, ma préférée. Celle avec laquelle je peux écouter ma musique, seul et fier de l’effort social fourni. Celle aussi qui me permet de profiter de la beauté de Bruxelles, sans les 1 001 peurs qui m’en séparent au quotidien. Je m’assois sur un banc dans un nuage de contentement, prends des photos floues des lumières de la ville, donne des clopes à qui m’en demande : je vis. J’en profite, car demain j’aurai de nouveau la trouille d’aller faire mes courses.

Je me suis rendu compte que je ne voyais plus personne sans avoir bu et que l’alcool était devenu une condition à mes rencontres sociales.

Mon récit se transforme alors, soit en cette fable parfaite du genre « Sors de ton confort et adviendront les bonnes surprises », soit, moins réjouissant, en l’illustration d’un potentiel article d’anxiété.fr intitulé « La coexistence d’un trouble anxieux et d’un trouble lié à l’alcool s’inscrit dans un cercle vicieux qui conduit tout droit vers la MORT ». En vrai, c’est pas ouf, 15% des phobiques sociaux manifesteraient un trouble lié aux substances

De ces deux interprétations donc, à choisir. À moins que les deux soient tenables dans un éloge final de la nuance. Car oui, si je suis rentré plus satisfait que jamais de cette aventure après une dernière accolade avec mes nouveaux potes, si j’ai eu l’impression de contrecarrer un peu mon anxiété sociale grâce à l’alcool, c’est que je ne l’ai sans doute pas vraiment affrontée. Chaque chose en son temps, le lien entre les drogues et le plaisir est avéré et je ne vois pas en quoi j’y aurais moins le droit que qui que ce soit d’autre. Et comptez pas sur moi pour culpabiliser.  

Car d’un côté, je comprends  très bien pourquoi l’option de l’automédication par l’alcool est tentante, c’est le piège parfait. Pourquoi on pourrait être tenté d’en absorber quotidiennement, à faible dose, comme dans Drunk. Si je n’avais pas connu les ravages de l’alcoolisme dans mon entourage proche, j’aurais déjà sans doute plongé plus profondément dans ce traquenard. Mais même sans en être à ce stade, je vois l’impasse dans laquelle m’amène la consommation d’alcool pour soigner mon anxiété. Quand je me suis rendu compte que je ne voyais plus personne sans avoir bu et que l’alcool était devenu une condition à mes rencontres sociales, c’est là que ça a commencé à ne plus marcher à tous les coups. Car ça devenait inquiétant et ça ne me donnait pas une bonne image de moi-même. Ce soir de concert, ça a marché. Mais il y a d’autres soirs, où je peux boire des litres sans jamais me dépêtrer de mes angoisses. Et je continue jusqu’à ne plus pouvoir, à la chasse de mes démons. En vain, je ne récolte qu’une sévère gueule de bois le lendemain matin et un torrent d’anxiété dévastateur. C’est encore pire.  

Mais de l’autre, comme je l’ai dit, cet alcoolisme n’est pas seulement de ma faute. Puis qui sait, si l’alcool a été un fidèle compagnon ce soir, la réussite de ma soirée n’est peut-être pas que la conséquence directe de mon ardente consommation . Le fait que l’alcool ce soir ait « marché » n’est pas intrinsèque à la substance. Si j’avais bu dans un cadre plus classique comme voir mes potes à la terrasse d’un bar, après avoir passé une journée enterré chez moi par peur du dehors, peu de doute que l’alcool n’aurait pas eu l’effet escompté. Non, ce soir j’ai décidé d’aller seul à un concert, une prouesse pour l’anxieux social que je suis. Finalement, l’alcool n’a fait qu’accompagner mon courage. En fait, le plaisir que j’éprouve ce soir est peut-être moins à mettre sur le compte du premier que sur le second. L’estime de moi conséquente à cette prouesse m’a donné une confiance que l’alcool n’a fait que confirmer.

Plus qu’une ode à l’alcool, c’est une réflexion sur l’enfermement dans une case – et l’impuissance qui en découle – que peut causer le stigmate du traitement de la santé mentale. En me forçant à sortir seul, j’avais ce soir envie d’élargir mon identité à autre chose qu’une étiquette stigmatisante d’anxieux social. J’ai aussi envie parfois de me sentir « normal », d’avoir besoin de m’illusionner pour mieux rebondir. Alors oui, j’ai bu pour survivre du mieux que j’ai pu à une situation menaçante, c’est pas l’idéal, mais c’était à ce moment-là nécessaire. Sans doute le temps que ma condition s’améliore au point de ne plus en avoir besoin. En l’occurrence, ce soir, peu de doute pour moi que cette expérience, même bourré, m’aura donné plus de puissance d’agir que me morfondre sur mon sort dans le tchat d’un stream Twitch déprimant. Mais demain, c’est sans culpabilité que je retournerai voir mon psy.

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