La prise de la Bastille par Jean-Pierre Houël (1789)
C’est poussé par cette curiosité que Michel Craplet a l’idée de fouiller dans les archives de la Révolution française. On est en 1989, déjà auteur d’un article publié dans le bulletin de la Société Française d’Alcoologie (SFA) sur l’alcool chez Proust – « Ce n’est généralement pas la première chose à laquelle on pense lorsqu’on évoque l’auteur » – Michel Craplet aimerait fêter le bicentenaire à sa manière. « Quand je suis allé interroger les documentalistes, on m’a répondu, ‘C’est bizarre votre sujet parce qu’on parle de la Révolution et la marine, la Révolution et le théâtre, la Révolution et le pain mais jamais le vin’. Je suis pourtant tombé sur une masse d’archives et une iconographie incroyable ».
« Je pense qu’il faut être obsédé par la question pour le relever. Je vois des images d’ivresse et de vin partout. » – Michel Craplet
Michel Craplet prend l’exemple d’une gravure représentant le cabaret Ramponneau, célèbre guinguette de la Courtille – quand les hauteurs de Belleville n’étaient encore qu’un petit coin de campagne – qui sert le vin le moins cher de Paris et accueille buveurs et révolutionnaires. « Dans le coin inférieur droit de l’image originale, vous avez un homme qui vomit. C’est une magnifique gerbe. La plupart des reproductions le font disparaître. Il y a une censure volontaire, comme si on ne voulait pas voir ce qui est évident. J’ai pris des images que les documentalistes connaissaient par cœur et je leur ai montré des bouteilles et de gens ivres qu’elles n’avaient jamais vus. Je pense qu’il faut être obsédé par la question pour le relever – ce qui est mon cas. Je vois des images d’ivresse et de vin partout. »
De ses longues recherches, Michel Craplet tire un ouvrage passionnant, L’ivresse de la Révolution – histoire secrète de l’alcool 1789-1794 (Grasset) qui retrace sans tabou et avec une gouleyante érudition les bouleversements sociaux et politiques qui touchent la France à la fin du XVIIIe siècle. Remettre l’alcool au centre du village, c’est raconter les tonneaux percés pour fêter l’assaut sur les barrières d’octroi de la capitale les 11 et 12 juillet 1789, recenser les pillages de cave, décrire les banquets révolutionnaires improvisés, les soldats avinés qui ralentissent la fuite du Roi à Varennes, aborder la prise des Tuileries ou les massacres de Septembre par le prisme de ce nectar omniprésent qui avait semblé jusque-là brûler la gorge des historiens.
À l’époque, malgré l’ouverture des premiers restaurants autour du Palais Royal et le début d’un processus qui mènera in fine à l’industrialisation de la production, l’alcool est encore réservé à une élite. « Seul le privilégié peut se permettre une consommation régulière et devenir alcoolique, rappelle Michel Craplet. En ce qui concerne le reste de la population, les ‘petites gens’, on est sur un produit rare et cher que l’on boit uniquement lors des fêtes – et souvent de la piquette. Mercier [Louis Sébastien, journaliste auteur du Tableau de Paris (1781)] commence à peine à dire que les ouvriers ‘font le lundi’, c’est-à-dire qu’ils continuent à boire comme ils avaient fait le dimanche. »
Médicalement, l’alcoolisme n’existe pas encore et le jugement moral qui l’accompagne non plus. On estime néanmoins que l’abus de vin entraînerait bagarre, absentéisme et représenterait un « danger social », réputation sulfureuse qui sera utilisée a posteriori par quelques commentateurs pour dénaturer certaines causes. Ainsi, journalistes monarchistes et caricaturistes anglais ne lésineront pas sur les effets de manche pour décrire les « sans-culottes », anthropophages avinés et amateurs d’orgie faisant boire de l’alcool aux cadavres qu’ils laissent derrière eux.
« Selon les époques et les idéologies, les historiens comme Taine, très critiques vis-à-vis de la Révolution, ont dénoncé les ivresses révolutionnaires mais d’autres n’ont pas abordé ce sujet qu’ils estimaient gênant », regrette Michel Craplet qui cite le cas de Louis XVI. « Le roi était un gros mangeur, ce qui va de pair avec le fait d’être un gros buveur. Après Varennes, il était caricaturé en ce sens de façon assez méchante. Puis, cette image est abandonnée. Même les historiens républicains n’ont jamais osé dire que Louis XVI était porté sur la bouteille, comme s’ils voulaient garder une certaine révérence à son égard. Ce qui est étonnant, c’est de voir qu’ils n’ont pas eu la même pudeur avec les rumeurs relayées par certains pamphlets de la cour qui faisaient de Marie-Antoinette une femme volage pour ne pas dire une catin. »
« Les massacreurs de septembre n’étaient pas des monstres, juste des petits bourgeois qui avaient bu et profitaient de l’effet double de l’alcool, à la fois désinhibant et excitateur. »
Michel Craplet ne cède jamais à la facilité d’expliquer la riche chronologie de la Révolution par de simples états d’ébriété. Il invente « l’alcooléatoire », terme inspiré par les travaux de l’historien François Furet, grand spécialiste de la période, pour désigner ces nombreuses rencontres entre le hasard et la boisson. « L’aléatoire, ça peut être le climat ; un orage qui détruit les récoltes en juillet 1788, précise-t-il. Ça peut aussi être un événement qui dérape complètement à cause de l’alcool ; les massacreurs de septembre 1792 n’étaient pas des monstres, mais des petits bourgeois qui avaient bu et profitaient de l’effet double de l’alcool, à la fois désinhibant et excitateur. »
Ironie de l’histoire, un des rares évènements de la Révolution où l’alcool est à peine mentionné est aussi le plus symbolique. La Bastille aurait-elle été prise sous l’effet d’une grosse gueule de bois ? Michel Craplet s’interroge : « Peut-être que les gens avaient suffisamment bu les jours précédents. Peut-être que les bourgeois s’étaient réunis pour que les pillages cessent. Peut-être que ce jour est tellement énorme que personne n’a voulu en parler. Il y a bien une phrase de Chateaubriand qui décrit des ‘ivrognes heureux’ mais je crois que c’est uniquement pour faire beau. »
Dans un ouvrage précédent, Passion alcool, Craplet avait déjà abordé le rôle de la boisson comme « régulateur de population » soulignant que la consommation d’alcool avait souvent été utilisée par les pouvoirs en place pour asservir les peuples ou « rendre au moins supportable par les pauvres, les petits, les colonisés, l’oppression qu’ils subissaient ». Des fonctions diverses auxquelles on pourrait même ajouter celle de remède anti-émeute à en croire Benjamin Rush, pionnier de la psychiatrie et Pères fondateurs des États-Unis qui écrit : « la consommation d’alcool qui aliène ne peut pas entraîner une vraie révolte »
« Rush parlait des Indiens mais au XIXe siècle, on a aussi vu comment les Anglais étaient grandement favorables à l’alcoolisation des Irlandais, abonde Michel Craplet. Sous Napoléon III, on observe une volonté de contrôler les débits de boissons notamment parce que ce sont des foyers d’insurrection et de conspiration. » Le bistrot, décrit par Hugo ou Balzac comme le Parlement du peuple, serait un exutoire nécessaire. « Tous les grands auteurs parlent de cet effet bénéfique pour amoindrir les révoltes et les plaintes – pour moi c’est le véritable opium du peuple. »
Faut-il alors craindre leur absence aujourd’hui ? Michel Craplet soupire. « Lors du premier confinement, le vin était disponible comme n’importe quelle denrée essentielle – chose que l’on aurait pu discuter. On a hélas constaté que les Français buvaient plus à la maison, ce qui augmentait les violences familiales. Alphonse Allais disait que le paradis était une terrasse de café s’étendant à l’infini et je crois qu’on est resté dans un leurre avec le débit de boissons. Décrire ces salles comme des lieux extraordinaires ou toutes les classes sociales se retrouvent est un peu utopique. Mais je comprends que les gens réclament de la convivialité et le retour de cette chaleur que l’on a perdue. C’est quelque chose de nécessaire. »
L’ivresse de la Révolution : histoire secrète de l’alcool 1789-1794 de Michel Craplet, Grasset
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