Image : Stephen Simpson via Getty Images
Elle en a parlé à son psy, qui ne s’en est pas trop inquiété. Selon lui, il s’agissait sans doute d’un effet secondaire des antidépresseurs. Elle a arrêté son traitement, en vain. Après une année de suivi, on lui a diagnostiqué des tics nerveux anormaux. Elle ne voyait pas du tout ce qui avait pu les déclencher. Puis, en mars de cette année, elle est tombée sur de récents articles qui semblaient décrire ce qu’elle vivait.
« J’ai développé des tics nerveux pendant la pandémie. Je pensais qu’ils étaient dus au Lexapro parce qu’il y a des recherches là-dessus. Mais je viens de découvrir que le confinement a provoqué une importante épidémie de tics chez les jeunes filles », dit Alex dans une vidéo qu’elle a posté sur son compte TikTok @alexandrea.joy.
Selon les données d’une étude publiée le 13 août, les médecins spécialisés dans le syndrome de Gilles de la Tourette et d’autres troubles nerveux se sont intéressés à des personnes comme Alex après avoir constaté une forte augmentation des demandes de consultation pour ces pathologies pendant la pandémie.
Les chercheurs décrivent « une pandémie parallèle de jeunes de 12 à 25 ans (presque exclusivement des filles et des femmes) présentant des tics moteurs et vocaux » et affirment que les patients qu’ils ont étudiés, en plus de subir des facteurs de stress liés à la pandémie, « ont été davantage exposés à des influenceurs (principalement sur TikTok) présentant des tics ou le syndrome Gilles de la Tourette ». En effet, il existe des milliers de vidéos, dont certaines comptent des millions de vues, dans un recoin de TikTok affectueusement appelé « Tic Tok ».
Dans le même temps, un autre article publié en juillet sur les influenceurs atteints de tics sur TikTok indique qu’il s’agit d’un type de trouble « différent » de celui de la Tourette. « Nous pensons qu’il s’agit d’un exemple de maladie psychogène de masse, qui implique des comportements, des émotions ou des conditions qui se répandent spontanément dans un groupe », ont écrit les auteurs. Alex, qui poursuit actuellement un doctorat en immunologie moléculaire et en biologie du cancer à Dartmouth, est d’accord avec les conclusions des chercheurs : « J’ai l’impression que la pandémie a engendré beaucoup de facteurs de stress, et c’est probablement ce qui nous a poussés à bout. »
« Une épidémie dans une pandémie »
À l’automne 2020, Tamara Pringsheim et Davide Martino, deux neurologues de l’Université de Calgary au Canada, ont commencé à entendre parler de cas de tics d’apparition soudaine chez les jeunes. Un collègue travaillant aux urgences a raconté à Tamara Pringsheim, qui est directrice de la clinique du syndrome de la Tourette et des troubles du mouvement chez l’enfant à l’Alberta Children’s Hospital, que trois adolescentes présentant des symptômes étrangement similaires avaient été admises en l’espace d’une semaine. Puis, en janvier, le nombre de cas a considérablement augmenté. « C’est une épidémie dans une pandémie », dit Martino.
Les symptômes des patients diffèrent sensiblement de ceux du syndrome de la Tourette classique, le trouble tic le plus connu. Tout d’abord, les tics de la Tourette ont tendance à se manifester entre 5 et 7 ans. Dans le cas des nouveaux tics, Martino dit qu’il n’a vu que des patients de plus de 11 ans, et ils souffraient de symptômes plus extrêmes que les patients atteints de la Tourette.
Sur la base de ces différences et d’autres, les neurologues ont défini les symptômes à déclenchement rapide comme des comportements fonctionnels de type tic, plutôt que comme des tics à proprement parler. Ils sont tous deux coauteurs de deux études sur cette affection chez l’adulte et l’enfant, publiées respectivement en juillet et en août.
Bien que ces patients ne soient pas atteints de la Tourette, Martino ajoute que leurs symptômes n’en sont pas moins légitimes et méritent un traitement spécifique. « Ils ne peuvent pas s’arrêter, et nous en avons absolument été témoins, dit-il Certains des patients et des familles à qui nous parlons sont désespérés ; nous avons besoin de compassion et d’engagement pour essayer de les aider. »
Ce qui a rapproché les deux chercheurs de la compréhension de la maladie, ce sont les comportements de type tic : par exemple, plusieurs personnes disaient de manière incontrôlée le mot « beans » (« haricots » en anglais). Bien qu’il s’agisse d’un seul mot, ce comportement est considéré comme une vocalisation complexe, contrairement aux tics faciaux simples que présentent souvent les patients atteints de la Tourette, comme le clignement fréquent des yeux ou le plissement du nez, explique Pringsheim.
Comme la plupart des phénomènes éphémères sur Internet, il est impossible de dire avec certitude d’où vient le tic du « haricot », mais des dizaines de vidéos sur TikTok et de discussions sur Reddit mentionnent ce comportement et son lien avec @thistrippyhippie, une tiktokeuse qui a annoncé son diagnostic de la Tourette en 2020 et qui compte 13,5 millions de followers sur la plateforme.
De toute évidence, @thistrippyhippie, une Britannique de 21 ans nommée Evie Meg, n’est pas à blâmer pour les adolescents qui, sur TikTok, disent de manière incontrôlée « haricots ». Les gens ne connaissent pas non plus ces symptômes d’apparition soudaine, qui sont réels et débilitants, selon les chercheurs qui les étudient. Mais un nombre croissant de recherches, dont trois études publiées en août, indiquent que ces patients ne souffrent pas d’un trouble tic traditionnel.
Pringsheim, Martino et d’autres chercheurs travaillant sur ce phénomène pensent plutôt que le stress de l’année écoulée – de la fermeture des écoles à l’isolement social – ainsi que des problèmes de santé mentale préexistants dans certains cas, ont conduit cette population à chercher inconsciemment un exutoire à sa détresse. En d’autres termes, les chercheurs pensent actuellement que le trouble n’a pas une composante génétique à l’origine, comme la Tourette, mais plutôt une composante environnementale ou psychologique.
Selon la théorie des chercheurs, c’est le fait de voir des créateurs populaires atteints de tics sur les réseaux sociaux qui a mis le feu aux poudres. TikTok n’a pas souhaité répondre à notre demande de commentaire.
Tic Tok
Tyla Saxton, une Britannique de 23 ans qui utilise le pseudo @tylatics, a créé Tic Tok, la sous-culture de TikTok dédiée aux personnes qui partagent leurs expériences avec les tics et les comportements de type tic. Saxton souffre de tics depuis un an et demi, quand la Grande-Bretagne est sortie de son premier confinement. Elle est sur une liste d’attente pour voir un neurologue afin d’en déterminer la cause.
« J’ai développé une anxiété sociale assez grave lorsque cela a commencé », dit-elle, ajoutant que des activités quotidiennes, comme sortir à l’extérieur, le faisaient paniquer et lui causaient des crises de tics perturbatrices. « Puis j’ai découvert TikTok et je suis tombée sur des personnes ayant des tics, la principale étant @thistrippyhippie. Cela m’a donné la confiance nécessaire pour commencer à sortir davantage. J’ai aussi décidé que je voulais aussi sensibiliser le public à ce problème. »
Saxton dit qu’elle reprend souvent des tics en regardant les vidéos d’autres tiktokeurs, ce qui arrive aussi à Alex. Le fait de « mimer » les tics des autres est fréquent chez les personnes souffrant de tics chroniques et de comportements de type tic. Pour donner aux spectateurs le contrôle sur ce qu’ils peuvent absorber, Saxton dit qu’elle inclut des avertissements sur les vidéos où elle montre certains de ses tics les plus violents. Dans une vidéo qui commence par un avertissement de plusieurs secondes, elle se frappe à plusieurs reprises au visage. D’autres créateurs, dont Meg, apparaissent avec des ecchymoses et d’autres blessures causées par des tics violents ou des comportements semblables.
Les tics et les comportements de type tic peuvent aussi se propager ailleurs que sur TikTok. Un article publié le 23 août dans la revue Brain détaille l’expérience anecdotique de médecins allemands ayant remarqué, au cours des deux dernières années, une augmentation des patients présentant des comportements de type tic qui ressemblent à ceux documentés par un youtubeur populaire sur la plateforme.
Les chercheurs ont émis l’hypothèse que la maladie dont souffrent leurs patients est une forme de maladie psychogène de masse, un phénomène mal compris et controversé autrefois appelé hystérie de masse. Ils ont, avec d’autres, comparé leurs observations actuelles à une célèbre épidémie de tics survenue en 2013 à Le Roy, dans l’État de New York, dont on pense également qu’il s’agissait d’une maladie psychogène de masse. Selon les chercheurs allemands, la différence cette fois-ci réside dans le fait que ce sont les vidéos sur les réseaux sociaux qui ont provoqué l’affection, plutôt que le contact direct.
Tous les cliniciens ne sont pas d’accord avec cette évaluation. Un éditorial publié en avril dans la revue Archives of Disease in Childhood suggère que des études futures pourraient tester les hypothèses liées à la maladie psychogène de masse et à un éventuel mécanisme biologique. Selon Martino, le rôle des réseaux sociaux a été exagéré et ne constitue qu’un facteur parmi d’autres dans le développement de ces comportements de type tic. « Il est important de ne pas concentrer toute l’attention exclusivement sur les réseaux sociaux car nous ne voulons pas stigmatiser les personnes qui partagent leurs expériences sur TikTok ou YouTube », dit-il.
Myah Adele, une influenceuse qui utilise le pseudo @maybemyahadele sur TikTok, raconte avoir regardé des vidéos de filles atteintes du syndrome de Tourette dans le cadre d’un cours de psychologie à l’université. En 2018, elle avait développé ce qu’elle considérait comme des « spasmes musculaires » après un événement traumatique, et après avoir regardé les vidéos, elle s’est sentie imiter les tics des filles. Lorsqu’elle en a parlé à son médecin, ce dernier lui a expliqué que son comportement pouvait être une réaction physique à la douleur et au traumatisme qu’elle vivait.
Bien que son médecin lui ait diagnostiqué des tics, elle craint toujours que les autres pensent qu’elle simule ses symptômes, et doit elle-même se convaincre qu’elle ne les invente pas. « Il y a deux jours, je me demandais si je faisais semblant ou non, et de toute évidence, je ne faisais pas semblant, vu que j’étais seule », dit-elle, ajoutant que ses tics peuvent être stressants et douloureux.
Sur TikTok, Alex a elle aussi reçu des réactions négatives de la part d’utilisateurs qui doutaient de son état. Elle dit que ses vidéos visaient à sensibiliser le public aux tics et elle essaie de ne pas se laisser abattre par les commentaires et les menaces. « J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de stigmates vraiment bizarres et rétrogrades sur TikTok à propos des troubles du tic, dit-elle dit. Genre, tu n’as pas le droit d’en avoir un, à moins que ce soit celui-là. »
Pringsheim et Martino travaillent sur une étude de suivi visant à identifier les traitements les plus efficaces pour contrôler ou guérir les comportements de type tic à apparition soudaine, étude qu’ils termineront dans quelques mois.
Alex, quant à elle, explique qu’après avoir essayé diverses thérapies pendant plus d’un an, elle a accepté que ses tics fassent partie de sa personnalité. Elle fait de son mieux pour contrôler ses déclencheurs, qui sont le stress, l’alcool et l’épuisement. Mais elle ne prévoit pas d’arrêter de regarder et de créer des vidéos sur TikTok, une décision que Martino dit bien comprendre. « Il est un peu irréaliste de demander aux gens d’arrêter les réseaux sociaux dans leur ensemble », dit-il.
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