L’idée d’être vue à nouveau a quelque chose de flippant.
Le fait d’être physiquement dissimulée m’était très confortable. Mais ce n’est pas que ça. Au fil des semaines et des mois de cette imprévisible pandémie, de nombreux événements tous plus marquants les uns que les autres se sont succédé dans ma vie à une vitesse folle : une rupture tumultueuse, une agression sexuelle, une perte de cheveux due au stress, plusieurs diagnostics médicaux… Affronter tout cela seule, sans avoir en plus à répondre aux questions et à encaisser les opinions des gens, s’est avéré des plus libérateurs. Je ne me suis pas sentie obligée de partager quoi que ce soit avec qui que ce soit. Je postais et je supprimais sur mes Stories Instagram afin que personne ne puisse commenter ce que je faisais à telle ou telle date, et un peu comme tout le monde, j’ai eu mes appels vidéo hebdomadaires avec des amis, et puis ces appels se sont peu à peu espacés au fil du temps jusqu’à disparaître de mon programme.
Mais alors que l’on commence à évoquer les dates des premiers dîners et autres sorties dans les pubs, je suis inquiète à l’idée de révéler une année de ma vie, une année pleine de changements, à mes amis et à ma famille, alors qu’ils ont toujours vu ces changements se produire petit à petit. L’idée même de dévoiler la nouvelle personne que je suis devenue m’intimide à tel point qu’il me semblerait plus simple de rester cachée dans mon isolement. Après tout, si je suis tellement stressée que mes cheveux m’abandonnent par poignées mais que personne n’est là pour le voir, peut-on dire que cela n’est jamais vraiment arrivé ?
Lorsque le premier confinement a été annoncé, en mars 2020, Aian a quitté Bristol, dans le sud-ouest de l’Angleterre, pour retourner chez ses parents. Et là, il a commencé à changer. Aujourd’hui, Aian s’identifie comme non-conforme de genre, et dit qu’iel se sent plus à l’aise en portant des vêtements qui brouillent son identité de genre. Mais pour sa famille, Aian reste le garçon qu’il était avant, et iel a peur que ses proches le regardent différemment à partir de maintenant. « Je n’utilise pas encore de maquillage ou de vernis à ongles à la maison. Mais je n’y accorde pas plus d’importance que ça, » expliquait-iel. « Mes parents sont des immigrés venus des Philippines, donc je ne sais pas trop s’ils vont comprendre ou respecter mon identité de genre. J’ai vraiment peur de leur révéler ma nouvelle identité. »
Aian a plutôt hâte de tourner la page sur un nouveau chapitre et de se présenter dans sa nouvelle identité aux amis qu’iel a quittés en partant de Bristol l’année dernière. « Je reviens pour prendre un tout nouveau départ. Je suis très enthousiaste à l’idée de retrouver mes cercles d’amis et d’en rencontrer de nouveaux, » lançait-iel. Avant de partir, j’ai quitté un cercle de personnes qui étaient très toxiques. En revenant à Bristol, je vais emménager avec une amie et ses deux colocs. Je sais que je vais me faire de nouveaux amis très vite. »
Se voir à travers les yeux d’autrui a quelque chose de désagréable. C’est comme quand vous prenez un selfie et, en regardant l’image, vous remarquez que vous avez un œil plus petit que l’autre. Ou lorsque vous entendez votre voix enregistrée. Vous n’avez d’autre choix que d’accepter que c’est comme ça que les autres vous perçoivent, et il n’y a pas grand-chose que vous puissiez faire pour changer ça.
« Il est simplement désagréable d’être observé de façon objective. C’est la preuve absolue que l’on est visible pour autrui, que l’on est vu, dans toute l’étendue de notre bêtise et de notre stupidité. » – Tim Kreider, auteur
Ce sentiment est parfaitement saisi dans un essai paru en 2013 dans le New York Times sous le titre « I Know What You Think of Me » (ndt : Je sais ce que vous pensez de moi). Dans ce papier, l’auteur Tim Kreider écrit : « Il est simplement désagréable d’être observé de façon objective. C’est comme regarder une photo de vous prise sur le vif, sur internet. Pas de sourire, pas de pose. Simplement vous, avec cet air que vous avez normalement. Inconscient du cliché, l’air perdu, la bouche entrouverte. C’est la preuve absolue que l’on est visible pour autrui, que l’on est vu, dans toute l’étendue de notre bêtise et de notre stupidité. »
Kreider conclut son essai en identifiant de façon saisissante « le terrible calvaire que représente le fait d’être reconnu. » Au cours de l’année écoulée, ce sentiment est devenu si répandu que « ne pas vouloir être perçu » est rapidement devenu une tendance de fond sur les réseaux sociaux, rejoignant ce que l’on pourrait considérer comme l’antithèse de ce qu’on appelle « être perçu », ou le concept du syndrome du personnage principal, où l’on agit comme si on était le personnage principal de son propre film et que les autres personnes n’étaient que de simples figurants de notre histoire. Au lieu de ça, ne pas vouloir être remarqué ou perçu, c’est le désir de ne plus vouloir exister dans l’esprit de quiconque, vouloir se mouvoir dans le monde en passant totalement inaperçu.
En se baladant sur Twitter, on peut trouver des tweets du genre, « Je vais continuer à porter mon masque parce que je déteste qu’on me remarque », « Si on me remarquait, je cesserais simplement d’exister » ou « J’ai horreur qu’on me remarque mais si je dois être remarqué, j’aimerais au moins que les gens me trouvent sexy. » On pourrait aussi illustrer cette idée par l’image de Marge Simpson cachant son visage, embarrassée, alors que Homer avale tout ce qu’il peut dans un buffet à volonté devant un public admiratif. La vague a également atteint TikTok, puisqu’on y trouve des adolescents cachés sous leur capuche qui lancent un son de @jacobvanlue, disant « Je veux tout supprimer, je veux désactiver tous les réseaux sociaux sur lesquels j’ai été au cours de ma vie. Je veux que la moindre trace de moi disparaisse et je ne veux pas être remarqué. Je ne veux pas être remarqué. Je ne suis pas la personne que j’étais hier, je ne suis pas la personne que j’étais ce matin. Je ne suis même pas une personne. »
Rien de surprenant alors à ce que certains d’entre nous commencent à revenir dans le monde réel – dans la peau d’une personne différente et obligée de se regarder à nouveau en face – en se demandant ce que les autres pensent d’eux. Nous avons passé toute la durée de cette pandémie à évoluer, traversant des phases d’enthousiasme et des phases de morosité, apprenant à faire cuire des pains de plus en plus complexes ou traînant beaucoup trop sur TikTok. En étant très vite replongé dans un monde socialement riche, on est amené à réfléchir à comment les autres nous perçoivent et en quoi on a pu changer. Ou, dans certains cas, comment on est resté exactement la même personne. On peut donc légitimement s’attendre à être anxieux par rapport à tout ça d’après Sean Murphy, psychothérapeute installé à Londres.
« Dans mon travail de thérapeute, je passe beaucoup de temps à démêler des idées et des sensations. Est-ce que c’est ce que vous pensez de vous ou ce que d’autres personnes pensent de vous ? Est-ce que c’est ce que vous voulez faire ou ce que votre famille vous dit que vous devriez faire ? C’est une bataille que chacun de nous livre pour essayer de démêler tout cela » expliquait Murphy. « Les êtres humains attachent beaucoup d’importance à ce que les gens pensent d’eux. On retrouve cela chez tous les primates sociaux sophistiqués. Nous sommes tous très soucieux des statuts, de la hiérarchie et de ce que les gens pensent de nous. Depuis environ un an, un muscle n’a pas beaucoup été mis à l’épreuve : celui qui nous dit qu’il n’y a pas grand-chose que l’on puisse contrôler (au sujet des perceptions). »
« Peut-être que vous n’avez pas envie d’être au milieu d’un groupe de 15 ou 20 personnes, alors retrouvez un ou deux amis de confiance et reprenez tranquillement une vie sociale. » – Sean Murphy, psychothérapeute
Cela étant, pour certaines personnes, passer plusieurs mois loin du regard des autres a été une véritable épreuve. J. 24 ans, a passé la pandémie seule, à Londres, et elle avait hâte d’être à nouveau « remarquée ». « Je suis autiste, donc je n’ai jamais vraiment été très consciente des règles de vie en société. Sur ce plan-là, la pandémie n’a pas entraîné de gros changements, » expliquait-elle. « Quand je suis avec d’autres personnes, j’ai la sensation d’exister. Mais quand je suis seule, je gamberge. Je remets en question tout ce que je fais. Je me dis, ‘est-ce que c’est vraiment ce que font les êtres humains ?’ J’en viens même à me demander si je suis vivante. Mais quand je suis avec d’autres personnes, je me sens comme un véritable être humain. Donc j’aime bien l’idée qu’on me remarque. »
J. dit que ce lent retour à la normale après le confinement et le fait de pouvoir revoir ses amis lui a fait beaucoup de bien. « Vous savez, quand une personne prend des selfies, les met en ligne et s’imagine qu’elle est super sexy. Elle en retire une espèce de validation pour elle-même. Moi je ne trouve cette validation que venant des autres. »
D’après Murphy, le fait de passer du temps sur les réseaux et y trouver une validation, ajouté au sentiment collectif de perte de contrôle, pourrait également être une source d’anxiété importante.
« Dans le monde moderne, ce n’est plus une petite poignée de personnes du village qui peuvent avoir un avis sur vous. Ce sont des millions de personnes qui peuvent exprimer leur opinion, » expliquait Murphy. « Aujourd’hui, on n’est plus seulement regardé. On est aussi filmé, enregistré, et on n’a aucun contrôle sur ce que les gens peuvent faire de ces vidéos. Je pense qu’aujourd’hui, une bonne part de cette anxiété vient s’ajouter au COVID, au confinement et à tous les événements politiques. C’est un tout. »
Finalement, que ce soit face à face ou en ligne, « être vu » peut donner l’impression de trop en dévoiler sur soi-même. Murphy dit qu’il est impossible de savoir ce que les gens peuvent penser de vous, comme il est impossible d’éviter d’être jugé. Mais il recommande de prendre ça avec philosophie. « Peut-être que vous n’avez pas envie d’être au milieu d’un groupe de 15 ou 20 personnes, alors retrouvez un ou deux amis de confiance et reprenez tranquillement une vie sociale, » expliquait-il. « Ne vous précipitez pas, n’essayez pas de retrouver une vie absolument identique à celle que vous aviez avant. Faites ce dont vous avez envie. »
En fin de compte, je sais que je n’ai pas le choix. Je sais que je devrai retourner dans le monde normal dans lequel le fait d’être vu, remarqué, est absolument inévitable. Il est difficile d’accepter le fait que je suis devenue une tout autre personne et qu’il incombe aux autres, à mes proches, de décider s’ils veulent l’accepter ou non. Mais ils devront décider, quoi qu’il arrive. Même si l’idée d’exposer la nouvelle personne que je suis devenue à mes amis et à ma famille à quelque chose d’intimidant, peut-être que le fait de revoir les gens par des rencontres individuelles, plus intimes, une personne à la fois, peut faciliter les choses.
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