Clodagh Kilcoyne via Reuters
Une des nombreuses fresques murales représentant les événements tragiques du “Bloody Sunday” à Londonderry, en Irlande du Nord.

IRLANDE – Un demi-siècle après, l’Irlande du Nord commémore ce dimanche 30 janvier les tragiques événements survenus en 1972 à Derry, dans un contexte de tensions latentes, avec comme toile de fond le Brexit.

Un anniversaire symbolique entoure cette année les événements du “Bloody Sunday”, lors desquels, le 30 janvier 1972, des parachutistes britanniques avaient ouvert le feu sur une manifestation pacifique de militants catholiques, faisant 14 morts au total, et enclenchant alors 30 ans de conflit entre deux visions de cette province britannique: d’un côté républicains, partisans de la réunification de l’Irlande et de l’autre unionistes, majoritairement protestants et favorables au maintien de la province sous l’égide de la couronne britannique. 

Cinquante ans plus tard, le climat dans la province britannique rappelle que les plaies ne sont pas refermées et certaines colères resurgissent, par les conséquences du Brexit. Fabrice Mourlon, professeur de civilisation britannique et irlandaise à l’Université Sorbonne Nouvelle à Paris nous éclaire.

Dans quel contexte vont avoir lieu ces commémorations du 50e anniversaire du Bloody Sunday en Irlande du Nord

Le spectre de la réunification est toujours présent, tout comme celui des tensions. Le Bloody Sunday est avant tout le symbole d’un conflit très long entre l’Irlande du Nord et le Royaume-Uni et un symbole fort pour les victimes. Le poids médiatique est également très lourd, on peut penser aux récents événements houleux liés au protocole nord-irlandais sur les contrôles douaniers dans le cadre du Brexit

Par ailleurs, on voit que la population, qui jusqu’alors était plutôt divisée entre les unionistes et les républicains, se tourne maintenant vers d’autres partis, surtout la jeune génération. Depuis 1989, période où je vivais à Belfast, j’ai vu et j’ai senti que les gens étaient usés et en avaient marre de ce conflit, qu’il n’avait pas d’issue. 

Depuis la France, il y a aussi un effet de loupe sur tous les événements récents en Irlande du Nord comme avec l’affaire des drapeaux de parachutistes, mais en réalité, le camp unioniste a toujours usé de provocation. La vie, là-bas, est tout de même apaisée. La Belfast d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle que l’on a connue il y a encore 20 ou 30 ans, même si des tensions persistent.

Quel rôle a joué le Brexit dans le climat de tension actuel?

Le débat sur la réunification de l’Irlande du Nord repose essentiellement sur le Brexit, c’est évident. On voit que le parti unioniste (DUP) se tend énormément et sent son identité britannique menacée. Pourtant, le processus de paix engagé depuis 1998 avec le Vendredi Saint commençait à fonctionner correctement, avec beaucoup d’argent venant des fonds européens. Ce qui a permis de financer un tissu associatif très fort et permis d’aider la population et les victimes du “Bloody Sunday” au niveau local. Avec le Brexit tout s’effondre, et les tensions sont ravivées et se font plus présentes.

Pourtant, une enquête de l’Université Queen’s de Belfast montre que les entreprises se sont très bien adaptées au Brexit et aux contrôles douaniers, qui est finalement plutôt accepté, malgré les soirées de violences de ces dernières semaines. Ce qui est paradoxal, c’est que le commerce entre l’Irlande du Nord et du Sud a augmenté, contrairement à celui entre le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord.

Ceci illustre très bien toute la complexité de la situation en Irlande du Nord. Mais en réalité, le Brexit a surtout réanimé les peurs identitaires des communautés, alors que ce n’était pas le cas avant. C’est arrivé et ça a tout bousculé. De l’extérieur ça peut sembler incompréhensible, mais derrière c’est toujours la question de l’identité qui est présente même sur des sujets comme le protocole douanier.

La question de l’amnistie a récemment été posée par Boris Johnson. Quel rôle ce processus peut-il avoir pour les familles des victimes?

Ce processus aurait l’avantage de permettre aux militaires qui n’ont jamais réellement été jugés de pouvoir parler plus librement sans la crainte d’être poursuivis pour leurs crimes, permettant ainsi aux victimes d’obtenir des réponses à leurs questions. Pour autant, il faut noter qu’il n’y a pas eu de réponse unifiée de la part des victimes sur le bien fondé de ce projet de loi britannique, car beaucoup de victimes y ont vu une manière détournée d’enterrer définitivement ces crimes de guerre.

Et malheureusement, avec ou sans procès, c’est très difficile d’établir des responsabilités dans ce type de conflit: qui est responsable? Les militaires? Ceux qui leur ont donné l’ordre de tirer? On a déjà connu ça avec les procès qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale

Mais l’Irlande du Nord mène déjà tout le travail de mémoire et de réexamen du passé. Il faut le reconnaître aux Irlandais. Quand je discute avec eux, je leur fais d’ailleurs remarquer qu’ils ont entrepris ce travail de mémoire beaucoup plus vite que d’autres. En France, il a fallu attendre 50 ans pour que la responsabilité de l’État français dans la déportation soit reconnue. 

Peut-on espérer voir une Irlande unie et pacifiée dans un avenir proche? 

Le conflit est certes violent, mais il n’est plus armé. C’est plutôt d’ordre identitaire et politique. Personne ne semble réellement prêt à tourner la page pour le moment, mais j’aurais tendance à dire que c’est normal. 

Depuis 1998, un long travail a été mené pour organiser des rencontres avec les victimes. C’est à mettre au crédit du secteur associatif, mais aussi du gouvernement irlandais, il faut lui reconnaître ça. Et même si le processus de paix a été chahuté par le Brexit, il y a encore des gestes et des symboles forts auxquels se raccrocher et qui montrent que cela avance: je pense aux excuses nationales de David Cameron en 2010 ou la réunion exceptionnelle de tous les partis politiques irlandais dans une église pour protester contre la violence après la mort d’une journaliste assassinée par une balle perdue en 2019. 

Beaucoup de gestes de réconciliation ont eu lieu, beaucoup d’excuses ont aussi été faites et c’est important parce que c’est un processus qui prend du temps, beaucoup de temps même. Mais vouloir brûler les étapes ne fera qu’empirer les choses. Attendons la prochaine échéance, les élections locales en mai prochain. C’est un événement crucial dans la suite du contexte tendu en Irlande du Nord.

À voir également sur Le HuffPostLes suites du Brexit sèment le chaos en Irlande du Nord

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