Le droit à l’avortement, enjeu décisif de la présidentielle américaine

Le droit à l’avortement, enjeu décisif de la présidentielle américaine

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En Floride, depuis le 1er mai dernier, les presque cinq millions de femmes en âge de procréer qui souhaitent mettre un terme à leur grossesse au-delà de six semaines doivent en moyenne parcourir près de mille kilomètres pour atteindre le centre d’avortement le plus proche.

« Et encore, précise Caitlin Myers, professeur d’économie au Middlebury College dans le Vermont, le délai de réflexion obligatoire de 72 heures dans les cliniques de Caroline du Nord en pousse certaines à aller dans l’Etat voisin de Virginie », et donc, à parcourir encore plusieurs centaines de kilomètres supplémentaires.

Caitlin Myers, qui travaille sur l’accès aux établissements pratiquant des avortements depuis une quinzaine d’années, estime que l’arrêt Dobbs a allongé les trajets de « plus de 27 millions d’Américaines âgées entre 15 et 44 ans ».

Cette décision rendue par la Cour suprême le 24 juin 2022 a annulé la jurisprudence dite « Roe vs Wade », qui accordait depuis 1973 à toutes les Américaines le droit d’avorter jusqu’à la viabilité du fœtus (environ 22 semaines).

La législation s’établit, depuis, au niveau des Etats qui ont donc la main libre pour soit protéger ce droit, soit au contraire le remettre en cause. Au total, ils sont une vingtaine à avoir fortement restreint ou totalement interdit l’accès à l’avortement. Certains, comme le Texas ou le Missouri, ne prévoient même pas d’exception en cas de viol ou d’inceste.

Invitée à présenter ses travaux devant les sénateurs américains en février dernier, Caitlin Myers a estimé à « 30 000 les naissances annuelles qui n’auraient pas eu lieu en l’absence de ces interdictions. Des enfants nés dans les familles les plus pauvres et les plus fragiles sur le plan économique », a-t-elle décrit.

Mais l’élection du 5 novembre pourrait modifier cette carte, et ce, indépendamment du vainqueur de la course à la présidence car la question du droit à l’IVG sera également présente sur les bulletins de vote lors de référendums dans dix Etats, conservateur Missouri au progressiste New York.

Les revirements de Donald Trump

Si la décision de la Cour suprême qui restreint le droit à l’avortement a été rendue sous l’administration Biden, Donald Trump en est bien le « géniteur ».

Il s’agissait en effet d’une promesse de campagne de l’homme d’affaires lors de l’élection présidentielle de 2016 alors qu’il se déclarait pourtant « strongly pro choice », quinze ans plus tôt – c’est-à-dire partisan de laisser aux femmes le contrôle de leur fertilité et d’éventuelles grossesses.

De fait, il a nommé pendant son mandat le trio de juges à la Cour suprême qui a permis de révoquer ce droit constitutionnel datant de près d’un demi-siècle. Mais l’arrêt Dobbs, revendiqué comme une « victoire pour la constitution » par l’ancien président des Etats-Unis est aussi devenu une grosse tache sur sa cravate rouge.

Lors des élections de mi-mandat en novembre 2022, quelques mois après le séisme de l’annulation de Roe vs Wade, le droit à l’avortement l’a emporté dans chaque référendum local, même dans les Etats les plus conservateurs comme le Kansas ou le Kentucky.

Cette défaite ainsi que l’arrivée d’une candidate beaucoup plus offensive sur le sujet a contraint l’ancien président à revoir – à nouveau – son discours. Car Kamala Harris a fait de l’IVG un de ses chevaux de bataille, là où Joe Biden a échoué à l’utiliser comme un argument phare pour sa potentielle réélection.

Pour cause : l’actuel président américain a longtemps eu un avis contraire à celui défendu par les démocrates. Fervent catholique, il s’est longtemps opposé à l’arrêt de la Cour suprême de 1973 en faveur du droit à l’avortement.

Le combat de Kamala Harris

Critiqué par des membres de son propre parti pour ne pas avoir suffisamment défendu cette avancée sociétale majeure, Biden est devenu un peu plus incisif sur le sujet, ces derniers mois, faisant même des droits reproductifs un thème majeur de son discours sur l’état de l’Union en mars dernier. Mais c’est sa successeure qui a donné à ce combat toute son ampleur dans la campagne présidentielle.

Kamala Harris avait déjà pris la question des droits reproductifs à bras-le-corps en tant que vice-présidente. Elle est entrée dans l’histoire en visitant une clinique d’avortement dans le Minnesota en février dernier, une première pour un aussi haut membre de l’exécutif américain. Le droit à l’IVG est logiquement devenu le sujet porteur de sa campagne, lancée très tardivement après le retrait, cet été, de Joe Biden.

Celle qui aime se présenter comme une « combattante joyeuse » ne se prive pas, dans ses meetings, de pointer du doigt son rival en parlant de « Trump abortion ban » (l’interdiction de l’avortement de Trump), ou de faire témoigner sur scène des femmes qui se sont vues refuser une prise en charge médicale après des fausses couches.

Si certaines renoncent d’elles-mêmes à ces soins par peur d’être poursuivies pour avoir réalisé un avortement clandestin, d’autres s’en voient privées, car dans les Etats où l’avortement a été interdit, toutes les cliniques spécialisées ont fermé et certains médecins refusent de pratiquer ce type de soins d’urgence par peur de poursuites judiciaires.

C’est « une crise des soins de santé dont Donald Trump est l’architecte », martèle-t-elle régulièrement. Ce combat porteur a reçu, début octobre, un soutien plus qu’inattendu, celui de l’épouse de son adversaire : Melania Trump. Totalement absente de la campagne de son mari, elle a rejoint les rangs des défenseurs de l’IVG en lui consacrant un passage dans ses mémoires, qui viennent de paraître.

Trump toujours plus sibyllin

Serait-ce un uppercut à l’encontre de son mari ou une nouvelle manœuvre du candidat républicain ? En tout cas, dans le camp de ce dernier, son très extrême colistier JD Vance a dû mettre de l’eau dans son vin face à Tim Walz, son homologue chez Kamala Harris, lors du débat qui les a opposés le 2 octobre dernier.

Le premier a toujours eu une position beaucoup plus radicale que Donald Trump. Favorable à une interdiction fédérale, il s’oppose aux exceptions telles que le viol ou l’inceste. Mais, lors du débat, ses idées sont apparues beaucoup moins tranchées. Le parti républicain doit travailler à regagner la confiance du peuple américain « alors qu’il ne nous fait franchement pas confiance sur ce sujet », a-t-il affirmé, tout en niant avoir supporté une interdiction fédérale.

Cette proposition fait pourtant partie des mesures principales du « Projet 2025 », un programme rédigé par un influent groupe de réflexion conservateur et présenté comme la feuille de route de Donald Trump s’il est élu. 900 pages avec lesquelles l’ancien président tente de prendre ses distances, de peur d’effrayer les électeurs républicains les plus modérés.

Début octobre, il écrivait sur X (ex-Twitter), en lettres capitales :

« Je ne soutiendrai en aucun cas une interdiction fédérale de l’avortement et j’y opposerai mon veto, car c’est aux Etats de décider en fonction de leurs électeurs (la volonté du peuple !) »

Que propose désormais le candidat républicain ? S’il semble s’orienter plutôt vers un statu quo – « C’est aux Etats de décider » –, il est devenu assez énigmatique sur ses véritables intentions, préférant répéter en boucle de fausses informations sur l’exécution de nouveau-nés dans certains Etats.

Lors d’un rassemblement en Pennsylvanie, fin septembre, Donald Trump s’est présenté comme un « protecteur » des femmes et a affirmé que les Américaines ne « penseraient plus à l’avortement » s’il était élu. Comprenne qui pourra.

Parcours d’obstacles législatifs pour Harris

Le programme de Kamala Harris est pour sa part très clair : elle souhaite rétablir l’arrêt Roe vs Wade en faisant adopter une loi par le Congrès qui protégerait l’avortement au niveau fédéral, jusqu’à la viabilité du fœtus.

Sa mise en place comporte toutefois quelques obstacles. « Cela ne dépendra pas que de Kamala Harris et pourrait prendre des années », commente Mary Ziegler, spécialiste de l’histoire de l’avortement et professeure de droit à l’université de Californie.

Selon les règles du débat parlementaire, il faut en général 60 voix (sur 100) pour qu’une loi puisse être adoptée au Sénat. Un nombre que les démocrates auront du mal à atteindre : les sondages anticipent une majorité plutôt républicaine à la chambre haute pour la prochaine mandature.

Son seul recours serait donc de modifier cette règle. Un chantier législatif promis par Joe Biden il y a déjà deux ans, mais auquel il ne s’est jamais attaqué. Certains parlementaires démocrates y sont en effet opposés.

Une autre solution serait que Kamala Harris puisse renverser l’annulation de Roe vs Wade en remplaçant deux des neuf juges de la Cour suprême, nommés à vie. Les conservateurs Clarence Thomas et Samuel Alito sont les plus âgés « mais il n’est pas garanti du tout que l’un ou l’autre prenne sa retraite ou parte pour une autre raison d’ici la fin du prochain mandat présidentiel », constate Mary Ziegler.

Si la question de l’avortement peut faire basculer l’élection présidentielle aux Etats-Unis, les femmes, et particulièrement celles habitant dans les Etats du Sud, où il a plus fréquemment été restreint, ne verront pas pour autant son accès s’améliorer rapidement en cas de victoire des démocrates.

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