Outre la belle morale qui en découle, ce genre d’histoire a également le pouvoir de façonner nos croyances et nos idées préconçues sur le monde, comme en atteste la sale image qui colle encore au cul du corbeau : un oiseau ostensiblement vaniteux, bête, sournois, méchant, voire carrément maléfique.
Lorsqu’Edgar Allen Poe a dû sélectionner un oiseau suffisamment agaçant pour rendre un homme fou, c’est sur la corneille que s’est porté son choix — membre éminent de la famille des corbeaux. Plus récemment, le personnage de Fei Hargreeves dans la série The Umbrella Academy est capable de faire apparaître des corbeaux pour qu’ils exécutent ses ordres. On peut les picorer de façon maniaque et voir traquer silencieusement leurs victimes — un exemple de plus de la place que ces corvidés se sont faits dans notre imaginaire collectif.
Depuis 1963 et le célèbre film d’Hitchcock, Les oiseaux, jusqu’au plus récent Schitt’s Creek, qui pousse encore plus loin le récit des corbeaux mutants dans son chef-d’œuvre de faux film au sein de l’intrigue (The Crows Have Eyes III : The Crowening, avec la grande Moira Rose), l’oiseau urbain omniprésent est-il malmené par notre besoin de diaboliser les éléments qui ne jouent pas en notre faveur ? Ou bien ce piaf est-il bel et bien un enfoiré ?
Les vidéos virales semblent bien dépeindre l’oiseau comme tel, qu’il s’agisse de harceler un aigle à tête blanche, de voler de la junk food, de traquer les gens pendant des années, voire de terroriser des quartiers entiers.
Les Indiens, en particulier les adeptes de la religion hindoue, semblent avoir une relation compliquée avec notre sujet d’étude. Dans l’hindouisme, les corbeaux sont considérés comme le lien entre les vivants et les morts : on pense que les morts rendent visite aux vivants sous cette forme volante. Le rituel hindou de Shradh comprend la préparation d’un repas composé des plats préférés du défunt.
Une offrande est d’abord faite aux corbeaux, et ce n’est que lorsque le premier d’entre eux prend une bouchée que le rituel est considéré comme terminé. Parvenir à nourrir les corbeaux est donc de bon augure, signal que nos ancêtres ont atteint le nirvana ou le salut. En revanche, si les corbeaux se perchent sur nos balcons et ne cessent de croasser, ils annoncent l’arrivée d’invités indésirables. Le mythologue Sundeep Verma décrit les corbeaux comme des oiseaux fascinants, souvent mentionnés dans les anciennes mythologies du monde, notamment dans les mythologies nordique et celtique, ainsi que dans la mythologie hindoue elle-même. Il m’a expliqué que les corbeaux n’étaient pas toujours considérés sous un angle négatif.
Les dieux et déesses hindous sont généralement représentés en fonction de leurs pouvoirs et de leurs connaissances. Presque tous possèdent un animal ou un oiseau attitré qui leur sert de vâhana, soit de monture ou de véhicule. La déesse tantrique Dhumavati est représentée comme une vieille femme à l’aspect revêche et est souvent décrite comme la déesse du malheur, de la décadence et de la destruction. Elle est censée chevaucher un char portant l’emblème d’un corbeau et a aussi été représentée assise dans un char tiré par deux corbeaux. Il convient toutefois de mentionner que la figure de Dhumavati est aussi une invitation à aller au-delà des apparences et du superficiel. La déesse, réputée pour sa bonté, a le pouvoir d’accorder aux chercheurs de vérité des cadeaux et des capacités spéciales.
« La raison pour laquelle je les qualifie d’animaux est qu’ils ont un cerveau bien plus performant que les oiseaux. Je veux dire, combien d’oiseaux peuvent résoudre des énigmes ? »
Une autre divinité hindoue, Shani Dev, personnification divine de la planète Saturne, est elle aussi représentée chevauchant un grand corbeau. On pense généralement que Shani provoque le chaos dans la vie des gens, bien que les mythologues affirment que, comme il est également le dieu du karma et de nos actions, il serait plutôt un professeur avisé.
Cela dit, le corbeau est largement associé au mauvais présage dans l’hindouisme. « C’est la raison pour laquelle les corbeaux sont liés à la mort ; ils connectent le monde des vivants et celui des défunts », explique Verma. Mais si les corbeaux ont un comportement social déviant, c’est peut-être dû à ce simple fait : ils sont sacrément malins, peut-être même les bêtes les plus intelligentes du règne animal, juste après les primates.
L’ornithologue et photographe animalier Surya Pratap a mené des expériences sur ces oiseaux avec le Cornell Lab of Ornithology et de nombreux experts. Leurs conclusions indiquent qu’en plus de leur vie sociale complexe, de leur capacité à utiliser des outils et à organiser des « funérailles », les corbeaux possèdent également une capacité innée à résoudre les problèmes. Lorsqu’il a été placé devant une série d’énigmes compliquées et interconnectées, menant toutes vers une récompense savoureuse, notre sujet d’étude a réussi haut la main.
« La raison pour laquelle je les qualifie d’animaux est qu’ils ont un cerveau bien plus performant [que les oiseaux]. Je veux dire, combien d’oiseaux peuvent résoudre des énigmes ? », s’est interrogé Pratap. C’était, bien évidemment, une question rhétorique.
John M. Marzluff, biologiste et spécialiste de la faune à l’université de Washington, a lui aussi mené une expérience avec ses étudiants. Il en est ressorti que les corbeaux se souviennent effectivement des visages, pouvant les identifier même lorsque ceux-ci sont masqués. Ainsi, chaque fois qu’il traversait le campus universitaire, il était « réprimandé » par le groupe de corbeaux qu’il avait piégé dans le cadre de son expérience.
Dans le même genre, Kevin J. McGowan, ornithologue à l’université Cornell de New York, a été harcelé pendant près de vingt ans par des corbeaux qu’il avait regroupés pour une étude.
Il est donc logique que les êtres humains, qui font habituellement peu de cas des oiseaux dans leur vie quotidienne, restent perplexes lorsqu’un corbeau entre dans l’équation.
« Je me suis toujours méfié des corbeaux », m’a confié Sumedha Chandra, 24 ans, étudiante en aviation. « J’en ai vu un par la fenêtre de ma chambre — il se cognait la tête contre la vitre. Juste pour le plaisir, j’ai fait la même chose. Le lendemain, il est revenu avec des potes. J’étais terrifiée. »
« Les corbeaux sont vraiment essentiels à la gestion des déchets. On peut les apercevoir en train de rôder autour des décharges, ce qui peut contribuer à leur mauvaise réputation ».
Évidemment, l’association négative de la couleur noire avec la mort, le mal et la malveillance pourrait ajouter au malaise général vis-à-vis de cet oiseau. Mais outre le fait d’être considérés comme des assassins aériens ou des messagers de la mort, les corbeaux font en réalité un taf qui fait désormais partie intégrante de notre quotidien, surtout pour les citadins : le tri des déchets.
Ces oiseaux autonomes qui n’ont pas froid aux yeux nous servent d’équipe de nettoyage depuis bien longtemps. Fouiller dans les ordures est leur super pouvoir, et leur intelligence leur permet d’utiliser les outils nécessaires à cette tâche. « Les corbeaux sont vraiment essentiels à la gestion des déchets », explique Soham Kacker, étudiante en biologie et en écologie. « On peut les apercevoir en train de rôder autour des décharges, ce qui peut contribuer à leur mauvaise réputation ».
L’être humain a tendance à considérer le nettoyage comme une tâche ingrate. Nous allons même jusqu’à snober les personnes qui nettoient après nous, les traitant comme des moins que rien. Il n’est donc pas étonnant que l’on réserve le même sort à l’oiseau.
C’est d’ailleurs pour cette raison que le déclin de la population de corbeaux dans plusieurs régions de la planète, notamment en Inde, ne semble pas alarmer grand monde. Pourtant, Paul R. Greenough, un professeur d’histoire de l’Inde moderne qui étudie le déclin des corbeaux domestiques indiens, a fait part de ses inquiétudes quant à la diminution rapide du nombre d’oiseaux.
« L’urbanisation est l’une des principales causes du déclin des corbeaux dans le pays », a déclaré Pratap. « Les corbeaux perdent les habitats dont ils ont tant besoin tandis que les pigeons s’emparent des bâtiments, ce qui a créé une sorte de concurrence. Il y a définitivement un lien entre la diminution de la population de corbeaux et la crise climatique. »
L’observation et l’augmentation de l’activité des corbeaux dans une région signifient que la chaîne alimentaire se remet en marche. En tant que charognards, ils s’occupent d’un grand nombre de matières mortes et en décomposition. « Une réduction de la population de corbeaux dans une zone urbaine est le signe d’une [réduction] des arbres dans cette zone, et par extension d’une hausse des températures mondiales », a-t-il expliqué.
En plus de contribuer au maintien du thermostat mondial, les scientifiques suggèrent que les corbeaux sont des oiseaux très intelligents. Des êtres sociaux qui risquent de disparaître de nos villes. La plupart d’entre nous, cependant, ont choisi de considérer les corbeaux comme des oiseaux de mauvais augure. Alors, qui sont les connards, dans le fond ?
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