Un jeune homme ne sachant pas trop ce qu’il fait. Photo Dobrila Vignjevic / Getty.
Souvenez-vous. Vous arrivez sur une plage déserte du sud de la France après avoir marché pendant des heures et sué comme un cochon, tout ça parce qu’un guide payé 45 euros à la Fnac présentait ce lieu comme « idyllique pour qui veut lâcher prise ». Vous avancez sur le sable chaud, la tête béate comme si vous veniez d’avoir un micro-orgasme et profitez du clapotis des vagues qui meublent un silence que vous aviez cru perdu. Vous contemplez l’horizon, ainsi que votre couple qui semble repartir sur de bons rails. Ces semaines de 60 heures avec un patron débile sont déjà loin. Jusqu’à ce que Marc, Jessica et leurs amis parisiens débarquent avec leur énorme enceinte JBL à la main, s’installent à quelques mètres de vous. Soudain, toute la beauté de ce monde a disparu pour laisser place à PNL, à fond. Vous pensez d’abord qu’il s’agit d’une erreur et qu’ils ne vous ont pas vu – car qui pourrait être assez égoïste pour agir de la sorte ? Marc réajuste sa casquette North Face, sort un joint de weed sèche de sa poche en bandoulière et chantonne « Bats les couilles de l’Himalaya, Bats les couilles, j’vise plus le sommet, Mon cœur fait ouhlalala. » Humilié, la confrontation paraît inévitable. Mais comme le disait Mike Tyson, « tout le monde a un plan jusqu’à prendre une patate dans la bouche ». Quelques soupirs appuyés seront votre unique arme, sans que cela ne change quoi que ce soit.
Dans cet enfer sonore qu’est devenu l’espace public, une banale invention peut faire exploser de rage quiconque voudrait profiter de la quiétude d’un parc ou d’une rame de métro : les enceintes portables. Sorte de nouvelle évolution de l’espèce humaine, l’ultime étape de ceux qui jugent cohérent de téléphoner et d’écouter de la musique uniquement en haut-parleur à côté de vous dans le bus pour être certain que vous partagiez un moment de leur existence. En effet, il semble que plus personne ne soit en mesure de survivre dans le monde extérieur sans écouter de la musique à pleine balle – et accessoirement d’en faire profiter le reste de la population. Comme si le pays tout entier s’était transformé en Lollapalooza permanent, la moindre sortie ne peut s’organiser sans un « Quelqu’un a une enceinte ? » et un album de SCH ou de Jul – soit un fond sonore de magasin H&M ou de salon de coiffure de centre commercial de zone périurbaine.
Même les cyclistes s’y sont mis – eux qui ne semblent programmés que pour gâcher le plus de vies possible en un temps record. On les voit foncer sur leur fixie à 35 000 balles avec une enceinte faisant la taille d’un enfant de six ans attachée à leur cou en carbone, souvent de la techno berlinoise ou de la funk. Allez savoir pourquoi. Et bien sûr les fameux trentenaires qui, fatigués de leurs semaines faites de réunions « Kick-off » et de PDF pour une marque de dentifrice, décident de se balader le weekend avec un sound system de teknival rangé dans leur tote bag accompagné d’un ensemble chemise à fleurs ouverte-bob-short en jean faussement coupé. Il finissent par se poser dans un parc avec un pack de bières et une playlist « Berlin Calling », avant de passer directement à Caravan Palace après quelques gorgées. La plupart iront même jusqu’à ouvertement dire « ça va c’est pas fort là », à côté de vous.
Bienvenue dans un monde où tout doit être fête, tout doit être bruyant et tout doit ressembler à un mauvais épisode d’Euphoria.
Mais le plus étrange dans cette histoire, ce sont surtout ces soirées de quelques minutes n’ayant ni queue ni tête où quelqu’un apporte une enceinte et tout le monde explose. Souvent des jeunes riches français qui ne méritent même pas une place dans un roman de Bret Easton Ellis. Ils sont là, sobres, à sauter sur place avec leur téléphone à la main autour d’une enceinte divine. Tous regardent l’objectif comme s’ils participaient à un clip de rap US. Si tous ont l’air de sortir de leur cours d’escrime ou d’équitation, ils sautent sur place en chantant au milieu de passants médusés, « On sèche les cours, la flemme marque le quotidien han, han – Être en couple, ça fait mal que quand t’y tiens han, han – Même si j’ai rien à prouver, j’me sens un peu seul han, han – J’ai toujours pas trouvé la pièce manquante du puzzle han, han – En possession d’drogues, les jeunes sont fêtards han, han ». Tout ça est-il bien réel ?
Imaginez un instant passer à côté d’une telle scène après une journée normale. « Nique ta mère sur la Canebière, nique tes morts sur le Vieux-Port – Mi amor, c’est les quartiers Sud, c’est les quartiers Nord » crient-ils. Certains sont totalement absents, leur regard se perd dans cette masse de corps. D’autres essayent de recharger leur mana à force de se frotter mutuellement les uns aux autres. Personne ne semble trop comprendre ce qu’il se passe ici. À l’exception peut-être de ce mec qui tient l’enceinte en hauteur comme s’il soulevait l’enfant Jésus aux yeux de tous après une bénédiction. Si ce dernier est sans doute sur l’autoroute pour devenir patron du BDE de l’ESSEC, il est le point d’attraction de l’événement. Tel un DJ que tout le monde regarde, il ne fait rien à part appuyer sur un bouton et gesticuler dans tous les sens créant une genre d’harmonie. Ce qui saute aux yeux sur ces vidéos, c’est qu’on peut littéralement voir leurs âmes s’évaporer – comme aspirées par l’enceinte. Après seulement quelques secondes de ces vidéos, tous se rendent compte de l’absurdité de ce qu’il se passe et semblent se reconnecter tel des PNJ bugés, revenant à leur routine.
Comme une série télé, il faut un fond pour nous occuper. De la musique qui ne s’écoute pas vraiment. Des images qui ne se regardent pas vraiment. Des gens à qui on ne parle pas vraiment. Le truc avec le fait de devoir mettre de la musique partout, c’est que ça peut devenir une sorte de drogue. En 2002, le docteur Eli Somer, professeur de psychologie clinique à l’université de Haïfa en Israël, a mis en évidence la « rêverie compulsive ». Il s’est rendu compte que beaucoup de jeunes faisaient fréquemment allusion à des rêves de versions améliorées d’eux-mêmes, d’amitié, de célébrité, d’amour, de fuite. Et dans de nombreux cas, l’élément déclencheur de cette rêverie compulsive était des musiques chargées en émotion qui déclenchent et prolongent leurs scénarios préférés. « Certains se servent de la musique comme d’une toile de fond émotionnelle, à l’image de la bande-son d’un film », disait-il à VICE. Alors okay, vous voulez vivre intensément, vous imaginez dans Skins ou Euphoria le temps d’une soirée. Mais pourquoi embarquer tout le monde avec vous ?
Je sais que certains d’entre vous sont déjà en train de frénétiquement taper leur commentaire « Euuuuh pardon d’être heureux et d’écouter de la musique en fait ». Comprenez bien un truc : écouter de la musique c’est très bien. C’est même nécessaire. Les gens qui n’écoutent pas de musique (ou pire, ceux qui « écoutent de tout ») sont des psychopathes. Mais chez soi, dans un concert, à une soirée ou avec des écouteurs ou que sais-je. Que pensez-vous qu’il arriverait si je me baladais dans la rue avec mon enceinte Bose branchée sur « People=Shit » de Slipknot ? Combien de vies vais-je détruire ? Combien de personnes seront prises d’un malaise vagal ? La musique, comme toutes les réflexions qui se passent dans votre tête, n’est pas nécessaire d’être systématiquement partagée.
La vie est déjà assez difficile comme ça : la guerre, le réchauffement climatique, l’inflation et les premiers touchers rectaux qui accompagnent la trentaine. Mais doit-on en plus ajouter une violence sonore à chaque lieu un peu sympa qu’il reste dans nos villes ? Le plus triste est sans doute qu’après 10 000 ans de civilisation, des personnes saines d’esprit ne sont toujours pas en mesure de connecter leur téléphone à l’enceinte, laissant le monde sombrer sous les bips et autres « PAIRING » robotiques.
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