Lorsque l’on pense aux restaurants en difficulté, il est rare que les grandes tables gastronomiques viennent tout de suite en tête. Derrière les noms prestigieux et les menus à trois chiffres, certains chefs, dos au mur et dans l’incapacité de payer leurs nombreux frais, rendent leur toque.

Malgré un fonds de solidarité apporté par le gouvernement pour aider les commerçants, il est de plus en plus compliqué pour les restaurateurs de joindre les deux bouts. En particulier pour les étoilés et gastronomiques qui ont de lourdes charges à payer tous les mois. Produits de haute qualité dont les commandes doivent être honorées, équipes de salariés et loyers pèsent au-dessus des chefs. Si tous les commerçants sont aujourd’hui en grande difficulté, la grande cuisine l’est encore plus. Une dizaine de grands chefs a déjà fait le choix difficile de fermer définitivement leurs restaurants.

C’est le cas du chef Sylvestre Wahid. Son restaurant éponyme dans le 7ème arrondissement de Paris, classé deux étoiles au guide Michelin et récompensé par le Gault & Millau, a dû fermer. D’un commun accord, le chef et les propriétaires ont décidé de mettre fin à cette table prestigieuse. Sylvestre Wahid n’en est pourtant pas à son coup d’essai. Formé auprès de Thierry Marx avant de travailler pour Alain Ducasse et déjà récompensé par deux étoiles pour le restaurant L’Oustau de Baumanière, rien ne laissait présager cette fermeture avant la crise sanitaire. Pourtant le chef a tout de suite envisagé la fermeture dès l’annonce du confinement.

« Au mois de mars, je m’y suis attendu. J’en ai tout de suite parlé à mon équipe même si j’espérais que ça tiendrait » raconte-t-il. Comme tous les restaurants gastronomiques, Sylvestre Wahid devait faire face à de nombreuses dépenses. « On accueillait vingt couverts tous les soirs et rien que pour ça il nous fallait 20 employés. C’était une grosse équipe et encore on ne travaillait que le soir. En plus de ça, on avait les frais généraux et les produits qu’on recevait. » Lors du premier confinement, le chef a décidé de faire un « bon gueuleton » avec ses employés et distribuer le reste de la victuaille pour ne pas la gâcher.

« Ça a été vraiment dur, j’ai l’impression qu’on m’a enlevé le plaisir de faire plaisir »

Après trente ans dans le métier, le cuisinier vit particulièrement mal cette fermeture. « J’ai mes habitudes, mon équipe, mes fournisseurs et ma philosophie de travail. Ça a été vraiment dur, j’ai l’impression qu’on m’a enlevé le plaisir de faire plaisir » ajoute-t-il avec une pointe de tristesse. Sylvestre Wahid ne le cache pas, être chef n’est pas facile tous les jours mais la passion le fait tenir. Après quelques mois seul à cuisiner de son côté, il a repris du poil de la bête. L’homme ne compte pas s’avouer vaincu aussi tôt. Dès la réouverture des restaurants, ce dernier s’installera à Courchevel avec son équipe pour ouvrir une nouvelle table et leur permettre à tous de tourner la page.

Mais tout le monde n’a pas la chance de se retourner aussi vite. Sans enfants ou femme, le chef accorde qu’il n’a que la cuisine à penser, ce qui lui permet de partir de la capitale et commencer une nouvelle aventure. Sylvestre Wahid garde un seul regret : ne pas avoir lancé un traiteur durant le confinement. « Dès l’annonce du premier confinement, j’ai demandé à innover et faire du traiteur mais les propriétaires n’ont pas voulu. C’est dommage, cette crise était l’occasion de se réinventer et on ne l’a pas fait. »

« C’est du bricolage, les restaurants gastronomiques ne gagnent pas d’argent à faire quelques plateaux dans la journée »

Une solution illusoire pour le directeur du guide Gault & Millau, Marc Equerré qui estime la préparation à emporter peu rentable : « C’est du bricolage, les restaurants gastronomiques ne gagnent pas d’argent à faire quelques plateaux dans la journée. Pour le petit établissement, c’est pas mal car ils sont moins que d’ordinaire à préparer les plats, et ça, ça leur rapporte une marge correcte. » Pour proposer des menus à emporter qui correspondent à l’exigence d’un tel restaurant, les chefs se doivent de faire appel à un certain nombre de leurs commis.

Avec en moyenne 175 000 restaurants en France, environ 600 sont étoilés ou toqués. Des restaurants gastronomiques où les mesures d’hygiène sont au coeur de la formation des employés avec en moyenne plusieurs heures de nettoyage par jour. Ce parfait respect des règles sanitaires a amené ces chefs à se sentir doublement pénalisés. « Lors du déconfinement, il y avait les restaurants de haut niveau qui respectaient, comme ils l’avaient toujours fait, toutes les règles sanitaires et d’autres restaurants où le personnel était sans masque et les clients agglutinés les uns sur les autres. » Alors oui, il est évident que les restaurants gastronomiques n’auraient pas pu obtenir une exception en tant que bon élève mais selon Marc Euquerré beaucoup de chefs ont cette impression de payer pour ceux qui se sont laissés aller.

Pour le directeur du guide Gault & Millau, il n’est pas question de s’alarmer : « Je ne suis pas inquiet pour la restauration gastronomique, ce sont des gestionnaires, je veux croire qu’ils s’en sortiront. En revanche pour beaucoup de petits restaurants traditionnels là, il va y avoir de la casse. » Contrairement aux autres restaurants, les gastronomiques ont une clientèle avec un fort pouvoir d’achat qui a, généralement, peu souffert de cette année 2020. Tenir un commerce à destination des plus riches n’a pas aidé certains chefs à sauver leurs restaurants mais le retour à la normale sera probablement plus simple que pour les autres restaurants. Mais il faudra encore quelque temps avant que les restaurants puissent éponger, au fur et à mesure, les charges et dettes accumulées ces derniers mois. Les pertes, quant à elles, ne pourront jamais être rattrapées. Aux yeux du spécialiste culinaire, la fermeture de certains restaurants gastronomiques n’est pas due à la crise : « Ces restaurants se portaient déjà mal, le confinement a juste accéléré les choses. »

« On a une clientèle qui, certes, a de l’argent mais est surtout là pour des repas d’affaires. On n’a pas réussi une seule fois à être complet un midi lors du déconfinement. »

Un constat que Joachim* ne partage pas. Chef étoilé depuis plusieurs années, ce cuisinier tient à rester anonyme par peur de représailles de la part de ses confrères et des guides culinaires. Pour maintenir à flot son restaurant, il a dû licencier trois de ses employés. « On a une clientèle qui, certes, a de l’argent mais est surtout là pour des repas d’affaires. On n’a pas réussi une seule fois à être complet un midi lors du déconfinement. » Particulièrement affecté par ces départs dans son équipe, Joachim oscille entre sa passion pour la grande cuisine et le risque de voir le travail de toute une vie être détruit par une crise sanitaire.

En attendant, Joachim propose quelques menus à réserver et à venir chercher directement dans son restaurant pour ses clients fidèles. « L’expérience n’y est pas, il n’y a pas le service ou la présentation, on essaye au moins de leur donner un avant-goût de la réouverture en leur préparant des ingrédients de qualité le plus parfaitement possible. » Le chef français ne se voit pas abandonner la cuisine mais peut-être un jour délaisser la restauration gastronomique pour se décharger du stress qu’impliquent les toques et les étoiles. « Je n’ai plus l’impression de cuisiner pour mes clients mais plutôt pour les gros guides, il faut toujours être improbable pour garder un bon classement. Cela devient impossible de faire de la cuisine française typique. »

Les célèbres guides du Michelin et Gault & Millau ne se sont d’ailleurs pas accordés cette année. Tandis que Gault & Millau a choisi de geler les notations (hormis pour les restaurants visités avant mars), les étoiles Michelin pourront être perdues ou décernées comme tous les ans. Un choix qui inquiète plusieurs chefs que nous avons contactés pour cet article. Pour ces derniers, il est illusoire de juger l’année 2020 comme les années précédentes. Le manque de personnel et de moyens a grandement touché les restaurants lors du déconfinement. Grande cuisine ou non, les tables ne seront plus les mêmes une fois la crise passée et il faudra plusieurs mois pour se remettre de cet épisode sans précédent.

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