Tout commence dans un village délabré. Sous un ciel gris, vous émergez d’une maison abandonnée. Quelques rôdeurs emmitouflés dans des imperméables sales patrouillent au milieu des ruines, des armes rouillées dans les mains. Ils jettent quelques mots en Russe sur votre route alors que vos bottes claquent contre la boue. Le ciel change vite : après une averse, une nuit profonde tombe sur les marécages et les routes délabrées alentour. Des coups de feu et des grognements atroces résonnent dans le lointain, mais pas longtemps. Vous avez peur. Hormis un vieux pistolet et quelques balles, nous n’avez rien. 

Bienvenue dans S.T.A.L.K.E.R. Vous incarnez un pillard dans la zone d’exclusion de Tchernobyl. Pour percer les secrets de ces terres ravagées, vous devrez affronter des mutants et des paramilitaires fanatiques, mais aussi braver des phénomènes physiques mortels connus sous le nom d’anomalies. Au milieu du chaos, vous trouverez sans doute des artefacts, ces amas de matière anormale pour lesquels scientifiques et marchands déboursent des sommes folles. Et peut-être atteindrez-vous le cœur de la centrale éventrée où brille, selon la légende, une anomalie qui exauce tous les souhaits. 

Le développeur ukrainien GSC Game World a réalisé trois épisodes de S.T.A.L.K.E.R entre 2007 et 2010 : Shadow of Chernobyl, Clear Sky et Call of Pripyat. Une grosse décennie plus tard, ces jeux qui mêlent action, exploration, survie et jeu de rôle profitent encore d’une notoriété folle. Des centaines de développeurs amateurs bricolent toujours des modifications pour eux sur leur temps libre. Au fil de milliers d’heures de travail, ils ont profondément augmenté l’aventure originale, notamment en corrigeant ses bugs et en lui ajoutant des gigaoctets de contenu. Les responsables du mod Anomaly ont même développé un nouveau moteur graphique pour leur création, sans jamais cesser de la proposer gratuitement

Pour Jim Rossignol, co-fondateur de Rock, Paper, Shotgun et grand amoureux de S.T.A.L.K.E.R, ce sont ces moddeurs vigoureux qui ont fait la longévité de la licence. « GSC a construit cette œuvre avec ses outils et sa vision, explique-t-il auprès de Vice France, mais ce sont les fans de ce travail qui lui ont permis de devenir un phénomène à force d’expertise et de dévouement. » Mais pourquoi l’œuvre du développeur ukrainien continue-t-elle a susciter un tel enthousiasme ? Après tout, des dizaines de titres plus récents et accueillants offrent une expérience similaire. Que peut-bien proposer S.T.A.L.K.E.R pour traverser les années aussi facilement ?

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​Image : GSC Game World

« Pour moi, c’est la profondeur du gameplay qui garde un jeu en vie, explique KeronCyst, l’un des modérateurs du subreddit r/stalker. Les graphismes originaux de S.T.A.L.K.E.R ne sont pas incroyables, mais son intelligence artificielle rivalise avec celle des jeux actuels. Elle rend les combats délicats et mémorables. » Pendant les fusillades, bandits en haillons et cultistes en exosquelette rivalisent en effet d’inventivité pour vous grêler de plomb : ils glissent autour de votre position, couvrent leurs déplacements à coups de grenades, évoluent en formations agressives. Quiconque se laisse immobiliser à couvert par un tir de suppression sera toujours pris à revers par un commando. Une intelligence remarquable, qui dépend d’un système spécialement conçu par GSC Game World : A-Life. 

A-Life utilise des cascades de décisions pour orienter les actions des personnages non-joueurs pendant le combat, mais aussi leur pérégrinations sur la carte. L’unique survivant de la meute de mutants que vous venez de massacrer pourra continuer sa route seul ou rejoindre une nouvelle clique, et les militaires qui vous terrassent dans une embuscade réussie braveront tous les dangers pour rejoindre leur garnison. La zone apparaît ainsi comme un monde à part entière : avec ou sans vous, elle continue de vivre, et tout ce qui peut vous arriver peut arriver aux PNJ. « Beaucoup de jeux se plantent complètement sur cette question, observe Jim Rossignol. Ils placent le joueur au centre de tout, et perdent par conséquent toute forme de réalité ou de gravité. Nous prenons conscience que tout ceci n’est que du théâtre, un stand de tir à la carabine dressé spécialement pour nous. » 

« S.T.A.L.K.E.R a une âme »

Grâce au système A-Life, les sorties dans les reliefs désolés de la zone sont toujours immersives. Des escouades se baladent, des bandes rivales s’affrontent, des rôdeurs se réunissent autour d’un feu de camp quand la nuit tombe. Le passage du temps et les changements de météo apportent une dose de vie supplémentaire à cet univers. Des orages éclatent dans des nuits noires comme la suie, des aubes rosées annoncent des journées ensoleillées, des averses troublent le paysage alentour. De temps à autre, quelque chose au centre de la zone relâche une bouffée d’énergie que les rôdeurs appellent « émission ». Des sirènes hurlent, le ciel prend feu, la foudre court sur les nuages. C’est magnifique mais vous ne pouvez pas rester dehors car ce phénomène vous tuera. 

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​Image : GSC Game World

S.T.A.L.K.E.R a une âme. Loin des créations américaines pétardantes qui dominent largement le genre des jeux de tirs à la première personne, il propose une expérience de recueillement et de mélancolie. « Les jeux S.T.A.L.K.E.R comprennent qu’une esthétique puissante habite le délabrement des paysages abandonnés d’Europe de l’Est, explique Jim Rossignol. Il y a de la beauté et de la richesse dans le délabrement, de la puissance dans la revanche de la nature sur les espaces artificiels, et leur vision permet de le comprendre au mieux. » Comme un témoignage antique des richesses d’une civilisation désormais disparue, S.T.A.L.K.E.R rappelle durement la fragilité des humains et de leurs œuvres. 

Les membres de GSC Game World se sont rendus à Pripyat, la ville ukrainienne sinistrée par la catastrophe de Tchernobyl, pour préparer leur travail. Cette visite leur a permis de photographier le béton recouvert de mousse et la peinture écaillé qui deviendraient des textures dans leurs jeux, mais aussi de s’imprégner des restes de la mythologie soviétique. En plaçant son action dans un espace directement inspiré de la véritable « zone interdite » qui sépare encore la centrale empoisonnée du reste du monde, S.T.A.L.K.E.R essaie de transmettre un avertissement aux joueurs. Anton Bolshakov, directeur de projet chez GSC Game World, explique ainsi dans un entretien pour Rock, Paper, Shotgun

L’accident de Tchernobyl en 1986 est l’une des pages noires de l’histoire de l’Ukraine. Quand il s’est produit, le monde entier s’est alarmé des risques de contamination radioactive. Malheureusement, beaucoup de faits au sujet de l’accident et ses conséquences ont été dissimulés par le gouvernement soviétique. Le temps passe, et les gens oublient de plus en plus l’accident et les problèmes que l’Ukraine doit affronter dans une indépendence relative. […] L’idée derrière S.T.A.L.K.E.R était de créer un jeu qui rappelerait l’accident de Tchernobyl, tout en avertissant l’humanité de possibles erreurs fatales dans le futur.

S.T.A.L.K.E.R est au sinistre de Tchernobyl ce qu’Akira est aux bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki : une œuvre tout juste onirique sur un traumatisme sans précédent, un rappel cru de la bassesse des êtres humains, mais aussi un message humble et triste pour les générations futures. Cependant, la trilogie de GSC Game World comme la catastrophe dont elle s’inspire doivent aussi leur puissance sémantique à un concept qui les précède : celui de « zone interdite ».

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​Image : GSC Game World

Aujourd’hui encore, la centrale éventrée de Tchernobyl est séparée du reste du monde par une zone d’exclusion de plusieurs milliers de kilomètres carrés. Plus de quinze ans avant la catastrophe, les frères Strougatski décrivaient déjà des « zones de la visite » dans leur roman Pique-nique au bord du chemin : des extraterrestres se seraient arrêtés sur ces bouts de Terre, les empoisonnant durablement au passage. En 1979, le cinéaste Andreï Tarkovski a repris cette idée pour son film Stalker, dans lequel un guide mélancolique emmène ses clients au cœur d’une zone sinistrée par un événement mystérieux. Huit ans plus tard, l’explosion de Tchernobyl entraînera l’ouverture de la véritable zone d’exclusion. 

Au moment de la sortie de Pique-nique au bord du chemin, le territoire soviétique comptait déjà de nombreuses zones oblitérées par des accidents nucléaires et environnementaux, notamment le polygone de Semipalatinsk et le complexe Maïak. En plaçant le joueur dans une nouvelle itération de ce concept de territoire interdit par un phénomène invisible, voire incompréhensible, S.T.A.L.K.E.R entrelace un peu plus réalité et fantasmes. « Le fait que cette idée ait été empruntée aux faits par les jeux de GSC semblent dévoiler un écosystème d’idées qui passent sans cesse de la fiction à la réalité, explique Jim Rossignol. C’est ce courant, cette étrangeté-juxtaposée-au-réalisme qui est insérée dans les concepts de zones d’aliénation qui, je crois, font de S.T.A.L.K.E.R une expérience si puissante. » 

S.T.A.L.K.E.R est une œuvre vivante. Son hospitalité envers les développeurs amateurs, son système A-Life, ses influences et ses propos, tout indique que les créations de GSC Game World entendent dépasser la qualité de « divertissement épiphénoménal » dont se contentent tant d’autres FPS pour devenir des entités autonomes. Quand votre personnage meurt, Shadow of Chernobyl, Clear Sky et Call of Pripyat vous laissent la possibilité de suivre les aventures de votre assassin dans la zone. Avec ou sans vous, ils vivent. Un jour, sans doute, ils seront comme des statues ensevelies, des témoignages émouvants d’une époque historique et vidéoludique révolue. De toute façon, S.T.A.L.K.E.R 2 arrive cette année. 

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