Yurii, maintenant âgé de 25 ans, m’a appelé quelques jours avant l’invasion russe de l’Ukraine en février dernier. Sentant la menace venir et n’ayant plus de revenus, il a préféré fuir le pays avec sa femme en prenant le strict minimum. Après une courte étape en Turquie, le couple s’est installé fin février à Hanovre, en Allemagne.
Trois mois après le début du conflit, sur les 6 millions d’Ukrainien·nes ayant fui la guerre, près de 400 000 avaient pu être accueilli·es en Allemagne. Parmi les principaux points de chute, la ville d’Hanovre. Sa position géographique en a fait un lieu de transit vers le nord du pays et de l’Union européenne.
Pour faire face à cet afflux de réfugié·es d’une ampleur sans précédent, la Ville, avec l’État fédéral de la Basse-Saxe, a loué l’imposant Hall 27 du parc des expositions (Messegelände) pour héberger les familles ukrainiennes. D’une superficie de 31 100 m², cet immense hangar accueillait 1 152 personnes en attente de logements adéquats quand je m’y suis rendu en avril dernier. Parmi ces réfugié·es hébergé·es, se trouvent un nombre incalculable d’enfants et d’adolescent·es, perdu·es en périphérie de la ville, dans l’attente de jours meilleurs.
Yurii, désemparé par la guerre et le quotidien monotone des réfugié·es d’Hanovre, a souhaité leur venir en aide. Persuadé des bienfaits du skate et bénéficiant d’une certaine popularité grâce à ses sponsors, il était déterminé à soutenir ces jeunes à sa manière. L’idée était de leur permettre de se reconstruire tant physiquement que mentalement, après avoir tout quitté et passé de nombreux jours sur les routes en exil.
Grâce à un appel aux dons, aidé par l’Association pour la Promotion de la Culture et du Sport chez les Jeunes (Verein zur Förderung von Jugendkultur und Sport) et les membres du skatepark Gleis D d’Hanovre, Yurii donne, depuis le 6 avril, des cours de skate gratuits aux enfants des réfugié·es, une bouffée d’oxygène et un exutoire créatif. D’abord à raison de cinq heures par jour, deux fois par semaine, le rythme est passé à trois sessions par semaine depuis mi-juin.
Après des débuts timides, le nombre de jeunes de tous âges, avides de découvrir cette activité non-compétitive, ne cesse de croître, bien que la majorité n’ait jamais pratiqué le skate auparavant. Encadrés par des bénévoles, les ateliers mixtes atteignent chaque fois leurs capacités limites de 25 personnes. Au-delà de la barrière de la langue, au fil des heures et des jours, l’équilibre des réfugié·es sur la planche se stabilise, la confiance de chacun·e augmente, et les sourires reviennent.
En attendant les prochaines semaines de trouver avec leurs familles un meilleur logement, les enfants se pressent d’améliorer leur niveau aux ateliers, dans l’espoir de rouler un jour dans les skateparks et les rues de leurs villes respectives d’Ukraine. L’initiative de Yurii est désormais populaire, au point que la team Thrasher US, alors en tournée européenne, est passée en début juin au skatepark Gleis D. Ils ont en fait été informés de l’initiative via une boîte de distribution de skate partenaire du Gleis D avec qui ils travaillent.
Tim Löbel (29 ans), président du skatepark Gleis D
« Je gère le skatepark de Gleis D depuis 5 ans. Il fait partie de l’Association pour la Promotion de la Culture et du Sport chez les Jeunes d’Hanovre. On propose aux réfugié·es ukrainien·nes deux terrains de jeu d’environ 2 300 m² pour pratiquer le skate, entre autres. On a nous-mêmes construit ces infrastructures. C’est un mélange de constructions artisanales en bois et en béton pour toute la communauté d’Hanovre (pour les skaters et les riders de BMX).
Un jour, mes collègues m’ont dit qu’un skater ukrainien avait fui son pays et se trouvait en ville : Yurii Korotun voulait aider les jeunes réfugié·es d’Ukraine en leur donnant des cours de skate. J’ai trouvé que c’était une très bonne initiative. On lui a proposé un contrat au sein du club de Gleis D. En échange, il propose des ateliers de skateboard aux enfants qui veulent venir. On a également lancé une campagne de dons avec notre petite fondation pour récolter de l’argent. Jusqu’à présent, on a récupéré environ 1 000 euros. Ces dons nous aident, entre autres, à préparer des repas pour les enfants.
Je suis vraiment heureux qu’ils puissent sortir du camp en périphérie d’Hanovre, loin de tout. Il n’y a rien pour eux là-bas. Ici, ils peuvent apprendre et découvrir une nouvelle culture. Ils peuvent même s’amuser avec des trottinettes ou des BMX. Au skatepark, rien n’est strict. C’est pas comme le foot où l’on a des heures réservées pour jouer. C’est un sport libre, mixte, sans limite d’âge et les enfants peuvent se déplacer librement. Sans contraintes. »
Yurii Korotun (25 ans)
« En novembre j’attendais avec impatience le lancement d’une planche à mon nom [un pro-model, NDLR] grâce à mon principal sponsor. Je travaillais en parallèle dans une société de production de films… et tout s’est effondré. Il n’y avait presque plus de travail : nos client·es ne voulaient pas venir en Ukraine car la situation était devenue trop tendue.
Je me suis retrouvé quasi sans aide de mon sponsor et sans emploi. J’ai quitté l’Ukraine le 12 février pour la Turquie, où j’ai passé du temps avec ma petite amie originaire d’Hanovre. Et quand la guerre a commencé, on est immédiatement venu·es ici, dans sa ville natale.
Je ne pouvais pas rester assis à regarder les infos à la télévision, je voulais utiliser mes compétences de skater pour aider les gens. Un jour j’ai rencontré Dan, un skater allemand de 40 ans, et on a tous les deux remarqué que beaucoup de réfugié·es ukrainien·nes se trouvaient déjà à Hanovre. Il m’a mis en contact avec les membres du skatepark Gleis D. J’ai fini par rencontrer Heiko Heybey, un entrepreneur qui a beaucoup fait pour rendre la ville plus attractive. On partageait les mêmes idées pour aider les réfugié·es et on a donc lancé le projet.
Ce dernier est basé sur les fonds propres du skatepark, le Gleis D a son propre réseau qui nous soutient grâce aux dons. Avec le directeur, Tim Löbel, et le personnel, on a tout organisé, des ateliers de skate aux déjeuners pour les enfants, en plus de promouvoir le projet sur les réseaux sociaux parce qu’on voulait faire passer le mot !
On organise des ateliers trois fois par semaine. Ça fait déjà un mois et demi qu’on a commencé. Ce serait bien d’en organiser deux de plus par semaine pour pouvoir leur proposer des sorties culturelles.
Pour moi, le skate était le meilleur moyen pour les sortir de leur situation actuelle : le sixième jour de la guerre, j’ai mis les pieds sur ma planche et j’ai réalisé que je me sentais aussi concentré que lorsque j’ai commencé gamin. Je me sentais bien. J’ai pensé que ça pourrait être une bonne chose pour les jeunes réfugié·es au lieu de rester au camp.
Le skate c’est génial parce que quand tu le pratiques t’es absolument déconnecté de tout. La concentration, le travail d’équilibre, l’envie de ne pas tomber et d’apprendre de nouvelles figures leur donnent l’occasion d’échapper à la réalité. À part les jeunes réfugié·es qui souhaitent me parler de la guerre dans le pays, je ne veux pas leur rappeler ce qu’ils vivent. Ils savent ce qui se passe là-bas : ils se renseignent et parlent avec leurs familles. Ils ont peut-être l’air jeunes physiquement, mais la guerre en Ukraine les a forcés à devenir plus adultes en moins de deux mois. »