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Un magasin de vêtements à Nordhausen en Allemagne, le 10 avril 2021. (Photo by Matthias Bein/picture alliance via Getty Images)

En cette période de coronavirus, l’industrie de la mode semble tourner au ralenti, puisque les boutiques sont fermées. C’est oublier que les ventes en ligne atteignent des volumes sans précédent. Ne vous inquiétez pas. Tout va bien. Le consommateur continue d’acheter et s’habille toujours. Mais d’un autre côté, la “découverte” de camps d’esclaves ouïghours en Chine alerte sur les fondements de cette industrie qui a perdu de son glamour. Le système de la mode doit revoir sa copie à tous les niveaux. Dans mon “livre noir de la mode”, je montre que l’industrie du vêtement mérite sa mauvaise réputation. Peu à peu, en démontant les vêtements, en tirant les fils et en interrogeant les coutures, on fait apparaître le fondement de cette industrie: la misère.

Où sont les corps?

Placardé sur l’arrêt de bus ou couché sur une double page, le corps du modèle indique ce qu’il faut porter: vêtements colorés, aux motifs variés et pailletés, accompagnés de ce it-bag absolument indispensable. Les images dont on est envahi montrent la perfection d’une beauté numérique inatteignable. Plus question de fantaisie ni d’autonomisation des choix. Les filtres, les retouches de pieds, de clavicule, de nez, la repigmentation de la peau par logiciel, loin de démocratiser la beauté, dévoilent l’homogénéisation des corps. Le naturel est-il si laid? À 5 euros, me direz-vous, pourquoi se priver de ce “nouveau” bleu roi? C’est là que le bât blesse.

Aujourd’hui, l’esclavage moderne touche les Indiens, les Bangladais, les Ouïghours. Ce tee-shirt en coton ne devrait pas exister: il est un miracle.

Comment crée-t-on?

La création est devenue le fantôme d’un système qui cherche à vendre rapidement, au prix le plus bas, des volumes sans précédent dans des boutiques identiques tout autour du globe. Le changement perpétuel, disponible chaque lundi, a déprimé plus d’un styliste dont le travail consiste plus en une veille informatique des tendances qu’en la matérialisation d’une idée personnelle ou collective. La culture du “toujours plus” s’est transformée en “mensonge créatif”. Designers, journalistes et publicitaires, main dans la main, dictent ce qui sera ou ne sera pas. La connivence entre annonceurs et grandes enseignes dans les médias détermine quelles marques parviendront jusqu’à vos yeux et vos oreilles. Cette manipulation se poursuit lorsque les multinationales privilégient l’alliance de marques (lorsque plusieurs marques appartiennent au même groupe sans que le consommateur ne s’en aperçoive): la variété est discrètement remplacée par l’homogénéité. Le placard né des années 1980 est à l’industrie de l’habillement ce que la thanatopraxie (les soins de conservation du mort) est à un cadavre: un cache-misère.

Que signifie produire et fabriquer?

Depuis le XIXe siècle, le coût du vêtement décroît. C’est plutôt une bonne nouvelle: les classes moyennes et modestes peuvent accéder à des habits neufs. Mais depuis les années 1980, la course au prix le plus bas est fondée sur des conditions sanitaires et de sécurité déplorables dans les usines, des salaires indigents, le paiement des ouvriers à la pièce et la destruction des ressources. Les pesticides aux États-Unis ou en Inde empoisonnent les sols, qui à leur tour empoisonnent les hommes. On ne compte plus les cancers de la thyroïde au Texas, État producteur de coton, ou le nombre de greffes de reins que doivent subir les enfants d’agriculteurs au Pendjab pour survivre. En l’absence de système social, ils n’obtiennent jamais les soins et beaucoup meurent avant leurs 9 ans. L’effondrement du Rana Plaza en avril 2013 n’est malheureusement qu’une catastrophe parmi d’autres. Les incendies et les inondations sont monnaie courante à Tanger, au Caire ou à Dacca. Quant aux ouvriers de Leicester (au cœur de l’Angleterre), payés 2,20 euros de l’heure, ou ceux des quartiers miteux de Los Angeles, guère mieux lotis, ils n’ont pas d’autre choix que de se taire. La misère et l’exploitation touchent tous les continents.

Exploiter toujours plus

Le coton est le fruit de l’esclavage afro-américain, puis de l’exploitation des Mexicains grâce à des contrats privilégiant les patrons. Aujourd’hui, l’esclavage moderne touche les Indiens, les Bangladais, les Ouïghours. Ce tee-shirt en coton ne devrait pas exister: il est un miracle. À l’origine, le plant de coton est trop fragile pour finir tissé. On le vendra bio aujourd’hui, mais il est teint avec des métaux toxiques. Ce bio-pas bio se retrouve dans le sang et les urines des enfants bangladais, des étalagistes et vendeuses en Europe. Mercure, baryum, cadmium ou aluminium, voici les points mortifères de l’industrie de la mode, trop peu étudiés, et qui feront certainement l’objet d’enquêtes pour empoisonnement continu.

Mercure, baryum, cadmium ou aluminium, voici les points mortifères de l’industrie de la mode, peu étudiés, qui feront certainement l’objet d’enquêtes pour empoisonnement continu.

Recycler, récupérer?

Pour l’instant, les méthodes n’en sont qu’à leurs balbutiements. Nous ne pouvons pas encore compter sur le recyclage, qui ne concerne qu’1% des vêtements. De plus, on connaît la difficulté à recycler des vêtements en plastique ou en pétrole. Quant à la récupération, elle est un geste sage. La seconde main est une solution concrète et écologique. Acheter dans une boutique de seconde main, c’est aussi soutenir des professionnelles qui chinent avec amour pour nous habiller. En revanche, il ne sert à rien de posséder des volumes comparables à ceux de la fast fashion. Même dans le cadre de la seconde main, acheter moins est nécessaire pour ne pas envoyer nos vêtements sur le continent africain, aujourd’hui considéré comme la poubelle de nos dressings pétrolisés. Attention donc aux plates-formes en ligne qui vendent des pièces à 1 euro et utilisent les mêmes dynamiques marketing que les géants de la mode. Cet engouement pour la seconde main pourrait aussi avoir pour conséquence de tuer nos petits commerces, puisque les grandes enseignes se lancent avec opportunisme dans le rachat et la vente de stocks de seconde vie.

Nous ne pouvons pas encore compter sur le recyclage, qui ne concerne qu’1% des vêtements.

Réguler

Le néolibéralisme, destructeur des ressources humaines et environnementales, est un cheval fou qui s’est débarrassé de sa bride. Voilà le résultat: croissance obligatoire, surconsommation, déchets, empoisonnement, esclavage moderne. Derrière les discours expliquant que les délocalisations dans les pays émergents permettent à ces derniers de “rattraper leur retard industriel” se cache seulement l’exploitation de ceux qui n’ont pas le choix. Cela concerne les ouvriers, mais aussi les jeunes filles qui rêvent de sortir de leur précarité grâce au mannequinat. Il faut rattraper le cheval fou, lui remettre son mors et en reprendre les rênes. L’histoire n’est pas linéaire: les avancées sociales se perdent. La chaîne et la trame de nos vêtements sentent le pétrole et les pesticides. Nos placards sont des cimetières jonchés de coups, de corps et de mauvaises herbes. Pour la planète, pour les travailleurs et les consommateurs, il est temps d’acheter moins, de réapprendre à aimer son corps et ses vêtements, afin que le vert du blazer se rapproche de l’odeur de la menthe plutôt que de la viande avariée.

Editions Les Pérégrines

“Le livre noir de la mode” d’Audrey Millet, éditions Les Pérégrines, paru le 18 mars 2021, 20€, en savoir plus ici

À voir également sur Le HuffPost: Ne pas faire les soldes en soutien aux Ouïghours? Pas si facile pour ces consommatrices

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