L’une de mes nausées les plus mémorables de ces dernières années remonte au soir où j’ai regardé le documentaire #SalePute de Florence Hainaut et Myriam Leroy – 57 minutes de profond écoeurement et autres envies de séquestration, à l’écoute des multiples témoignages insoutenables de femmes qui ont subi des actes de cyberharcèlement. Les réalisatrices – journalistes toutes les deux – ont elles-mêmes connu l’enfer des cyberviolences, et ce qu’elles ont vécu produisent évidemment des conséquences encore aujourd’hui. Si leur militantisme ne tourne pas seulement autour de ces questions, elles continuent à porter les voix, ouvrir des discussions et entretenir la flamme de la lutte. 

Il y a quelques semaines, Florence a sorti un livre, Cyberharcelée : 10 étapes pour comprendre et lutter. Dans ses pages, l’autrice dément le mythe du mal virtuel, comme la cyberviolence est trop souvent présentée, et explique en quoi ce phénomène dégage progressivement les femmes du débat démocratique à coups d’actes d’intimidation misogyne sous pseudonymes. 85% des femmes dans le monde sont touchées de près ou de loin par la cyberviolence. Avec Cyberharcelée, Florence pose un constat lourd, présente des chiffres affolants et donne les clés pour « s’en protéger, s’en défendre ou s’en remettre ».

Pendant une heure, on a discuté de plein de trucs très prenants dans un café bruxellois – mais qui n’ont rien à voir avec le livre et qui ne seront pas retranscrits ici. Puis, une fois les tasses de café vides, on a attaqué le cœur du sujet. Tour à tour, ont été évoqués la notion de consentement, le projet politique des agresseurs, les failles de la justice, celles du monde des médias et du journalisme, mais aussi les moyens d’autodéfense et les gens qui restent là, les bras croisés, à faire semblant que tout ça n’existe pas.

VICE : Selon toi, le fait qu’on associe souvent le phénomène du cyberharcèlement à l’unique raid collectif, ça dessert la lutte contre les cyberviolences ?
Florence Hainaut :
Analyser les cyberviolences uniquement sous le prisme du harcèlement de masse, c’est ne pas laisser la possibilité à toutes les autres victimes de se rendre compte que ce qu’elles vivent n’est pas normal. Personnellement, c’est avec le mouvement #Metoo que j’ai compris ce qu’était le consentement, la zone grise du consentement, etc. Pourtant, j’étais largement adulte et j’étais même en train de faire un master en étude de genres. C’est #MeToo qui m’a permis de me situer. Avant ça, je me disais : « J’ai du bol, j’ai pas été victime de viol par un inconnu donc je fais pas partie de cette catégorie [celle des victimes de violences sexuelles, NDLR]. » 

L’accumulation de toutes ces voix avec #MeToo ont permis de mieux comprendre ce qu’étaient exactement les violences sexistes et sexuelles, et c’est aussi ce que j’essaie de faire avec ce bouquin. Les histoires des cyberviolences à caractère misogyne, c’est pas seulement des raids de milliers de personnes qui te tombent dessus en te menaçant de viol, c’est aussi la diffusion d’une photo non consentie, recevoir une dickpic, avoir un mec qui t’oblige à donner ton mot de passe, qui te force la main pour que t’envoies des nudes, etc. Tout ça, c’est des cyberviolences à caractère misogyne. Le boulot des personnes qui prennent la parole et qui se font porte-paroles de ces violences, c’est de trouver un moyen de bien communiquer à ce propos, en ne fixant pas une norme au-delà de laquelle les choses ne semblent pas si importantes que ça.

Nommer les choses c’est l’inverse du victim blaming, en gros.
Les premières réponses de la société sur des affaires de cyberviolences misogynes c’est : « Qu’est ce que t’as encore fait ? », « Pourquoi t’as posté cette photo ? », « Pourquoi tu donnes toujours ton avis sur tout ? » Remettre en question le comportement de la victime, comme dans beaucoup d’autres formes de violence faites aux femmes finalement : « Qu’est ce que tu faisais en rue seule à cette heure-là ? », « Pourquoi t’as dormi avec lui ? », etc. On questionne beaucoup plus rarement les motivations et les actes de l’agresseur que ceux de la victime, et c’est un phénomène qui s’émancipe. 69% des victimes de diffusion de contenu intime non consenti sont blâmées par leur entourage ou des professionnel·les. Donc forcément, elles se taisent.

Et les agresseurs ? 
Je pense qu’ils s’en tamponnent. Leur projet de vie et leur projet politique c’est de silencier, de salir, de faire peur. Mais y’a aussi tous ceux qui ne se voient pas comme des agresseurs. Y’a un estompement de la norme sur les réseaux sociaux, qui sont aussi des lieux de radicalisation. Quand on baigne dans un climat violent et misogyne, ça influence les utilisateurs. Donc quand ils publient une petite saloperie, une petite pique, une petite remarque misogyne, ils ne voient pas ça comme une agression, mais comme un « avis » de plus, comme de la liberté d’expression.

Je pense que la majeure partie des agresseurs ne se vivent pas comme des agresseurs. Ils comprennent pas. Et finalement, c’est aussi à eux que je m’adresse dans mon livre : il pose le constat. Et ce constat est assez confortable à défendre parce que je me base sur des chiffres et des sources scientifiques

Comme ?
En fait, je pourrais faire semblant que j’ai pas d’avis sur la question et juste communiquer les conclusions de rapports de l’ONU et du Parlement Européen – qui ne sont pas connus pour être des bastions de misandrie. Ces études expliquent notamment que les femmes sont surreprésentées dans les victimes de cyberviolence ou que ce sont les rapports historiques de domination qui en sont la cause. On dirait des conclusions d’associations féministes mais ce sont les études les plus sérieuses de grandes institutions, en plus de toutes les organisations qui se sont penchées sur le sujet.

Ce sont les chiffres et ce genre d’études, qui m’ont vraiment aidée à sortir la tête de l’eau et à prendre de la distance par rapport aux discours culpabilisants – sur le fait que je serais problématique, clivante ou que cette violence serait le juste revers de la médaille de l’exposition médiatique. Ça m’a aidée à me dire que c’était pas moi le problème, et avoir sous mes yeux des centaines de chiffres qui prouvent que non seulement la cyberviolence misogyne est un vrai problème de société, mais en plus qu’il touche de la même manière des femmes de tous les pays, peu importe leur âge, leur métier, leurs idées.

« L’immense majorité de mes confrères journalistes qui ne bronchent pas quand on se fait déchiqueter sur les réseaux sociaux.  »

Comment on s’adresse, à travers un livre, à des agresseurs qui ne réalisent pas ce qu’ils font ?
En détaillant minutieusement ce qui représente de la cyberviolence, et en quoi on peut y participer sans s’en rendre compte vraiment. Dans le livre, j’ai fait une typologie des acteurs des cyberviolences. On y retrouve les leaders d’opinions qui créent du contenu masculiniste, qui lancent des raids de cyberharcelement, mais y’a aussi les gens qui se contentent de liker, de réagir avec un petit emoji qui sourit et ça, c’est être complètement acteur des cyberviolences. Et puis t’as aussi les gens qui observent et qui ne disent rien…

Quand un harcèlement est visible, il existe que parce qu’il y a un public. Tous les harcèlements ne se produisent pas dans la sphère publique mais quand c’est le cas, une certaine satisfaction qu’on tire de la souffrance de la victime vient des réactions du public. Si les cyberviolences perdurent, c’est parce que c’est pas puni socialement. Aujourd’hui, c’est pas encore honteux d’être un gros bully sur internet. On voit ça comme des caïds de cours de récré qui bandent les muscles et dont on a un peu peur, alors on se met de leur côté et on rigole avec eux. Tant que c’est pas puni socialement, ça va continuer. En fait, ces comportements sont presque valorisés.

C’est quoi, prendre position face à ça ?
D’abord, il faut faire attention à ne pas se mettre en danger, parce que se retrouver ciblé·e par de la cyberviolence parce qu’on veut défendre une victime de cyberviolence, ça revient à reporter le problème. Et c’est à ça qu’ils jouent aussi. Quand tu veux aider quelqu’un, tu peux prendre de ses nouvelles, lui demander si elle a besoin de quelque chose, relayer son message si elle en poste un, ne pas lui envoyer les trucs trash qui se disent sur elle… Moi j’en veux pas vraiment aux meufs – ou toute autre personne issue d’une minorité – qui observent et qui ne disent rien. J’en veux aux gens qui sont dans une position sociale où ils pourraient intervenir, siffler la fin de la récré ou juste montrer leur désaccord. Et ces gens-là, qui décident de ne pas le faire, ou qui font semblant de ne rien voir, eux font vraiment partie du problème – soit, entre autres, l’immense majorité de mes confrères journalistes qui ne bronchent pas quand on se fait déchiqueter sur les réseaux sociaux

Quand on a une lecture adéquate du phénomène, quand on sait ce qui est en train de se passer et qu’on décide de faire semblant de rien et de ne pas prendre position, c’est qu’on fait le choix de faire partie du problème. Le problème va beaucoup plus loin que « On dit des méchantes choses aux filles sur internet ». Le problème, c’est que ça silencie les femmes sur internet mais ça les empêche aussi de mener les carrières qu’elles voudraient mener. 

Comme dans le journalisme ?
J’ai régulièrement des étudiantes en journalisme au téléphone qui me disent de ne pas être sûres de vouloir faire ce métier par peur d’être confrontées à ça. Donc, on a des meufs qui étudient le journalisme mais qui ne veulent pas devenir journaliste à cause de cette peur de subir des cyberviolences. En d’autres termes, ça empêche les femmes d’avoir accès à leurs droits fondamentaux. Plan International a récemment fait une étude auprès de jeunes filles du monde entier pour voir quelles sont les raisons qui pourraient les empêcher de faire de la politique. Et parmi les freins qu’elles soulèvent, y’a le harcèlement et les violences subies par femmes leaders politiques et les militantes. La cyberviolence empêche des femmes de se lancer en politique. Et elle en chasse certaines de celles qui ont passé le pas.

Quand je dis que ça empêche des femmes de mener la carrière qu’elles voudraient, de militer ou même de simplement s’exprimer, même dans les médias spécialisés dans leur compétence, c’est réel, même si j’aimerais dire que c’est une dystopie un peu malsaine. Je forme des doctorantes à la prise de parole médiatique et certaines me disent : « Si on m’appelle, je crois pas que je vais le faire. » On a beaucoup d’académiques, de chercheuses, qui refusent d’être interviewées dans les médias parce qu’elles se disent qu’elles vont se faire insulter sur internet. Et même, au-delà du fait qu’elles ne participent pas aux débats démocratiques, elles ne disent pas ce qu’elles ont envie de dire. Elles se taisent. Pour avoir la paix, pour se protéger. De quelle somme de savoir sommes-nous privé·es parce que les femmes préfèrent se taire ? 

Y’a des mécanismes propres au fonctionnement des médias qui favorisent la mise en place de ce cadre dangereux ?
Ils se sont adaptés à la manière de communiquer des réseaux sociaux. D’une interview sur plateau qui va durer 15 minutes, on va en extraire deux avec un petit titre bien accrocheur qui va faire réagir. Les médias traditionnels, sans toujours le réaliser – mais ils devraient commencer à y réfléchir –, créent toutes les conditions pour favoriser les raids de cyberviolence contre des intervenantes qui sont venues sur leur plateau, parce qu’on va choisir un petit extrait vidéo bien punchy, avec un titre bien punchy. Et après ça, la meuf se prend des vagues de merde pendant des semaines et ne retournera plus à l’antenne. 

Aujourd’hui, qu’est ce qu’on entend encore comme paroles féministes [dans les médias traditionnels] ? Quasi rien. Avant, y’en avait encore dans plusieurs émissions de la RTBF, mais plus maintenant, parce qu’on n’y va plus ! Dans la matinale de La Première, y’a eu plusieurs femmes qui ont vite arrêté parce qu’elles ne voulaient pas être soumises à ce genre de violence. Pour porter une parole militante féministe dans les médias traditionnels, il faut être très policée et correspondre à toutes les normes de la féminité. Surtout, ne pas froisser les conservateurs et ne pas remettre en question l’ordre établi. Bref, ne pas être féministe.

Tu crois que c’est des questions qui se posent de plus en plus au sein des rédactions ? 
On entend souvent des journalistes qui se plaignent que c’est difficile d’avoir des meufs en interview. OK, mais dans quelles conditions les recevez-vous ? Qu’est ce que vous mettez sur les réseaux sociaux ? À un moment donné, c’est aussi le travail des journalistes, des community managers et des médias dans l’ensemble de se demander comment on accueille une parole qui se raréfie. Quelles conditions on met en place pour limiter les répercussions négatives chez les personnes qu’on reçoit ? Pour le moment, j’ai globalement pas l’impression que cette réflexion existe. 

La machine réac’ est bien huilée…
On a souvent tendance à caricaturer les agresseurs sur internet comme des trolls, mais ces gens ont un projet politique : faire taire des voix qui portent des messages d’émancipation. Qui se fait le plus déglinguer le plus sur les réseaux sociaux ? Les militantes écolo, les femmes politiques, les féministes, les militant·es pour les droits humains, etc. Les porte-voix des messages d’émancipation, qui pourraient remettre en cause un ordre établi, sont des cibles de premier choix. Ce ne sont pas juste des trolls, ces gens sont des militants aussi. Des militants de l’ordre établi. Ils défendent un projet politique. Silencier des femmes et les empêcher de prendre part aux débats démocratiques est une volonté, pas un triste effet collatéral de la « liberté d’expression ».

Ça me fait penser à Marie Peltier [spécialiste de la Syrie et du complotisme, cyberharcelée par les réseaux d’extrême droite et masculinistes, NDLR].
L’histoire de Marie, comme celles d’autres femmes qui parlent de harcèlement, montre que parler du cyberharcèlement et cyberviolence dont on peut être victime provoque à nouveau des actes de cyberviolences. 

En tous cas, les conséquences sont bien tangibles dans le réel.
Ce qui est fantastique, c’est que la société à tendance à parler d’internet comme si c’était un monde virtuel, parallèle au nôtre, dans lequel rien n’a vraiment d’importance, comme si c’était des hologrammes qui écrivaient des messages. On a parfois tendance à oublier que les gens qui écrivent des trucs sur internet sont de vraies personnes. Ces derniers temps, y’a un type qui prononce des menaces assez claires envers moi. Et lui, il me fait peur, parce qu’il n’a plus l’air d’avoir toutes ses frites dans le même sachet. Il a l’air vraiment de croire que je suis responsable du déclin de l’humanité et il appelle à me frapper vite et fort, à me punir. 

Sur Twitter ? Tu l’as pas identifié je suppose ?
Oui, il est derrière un pseudo. Faire appel à la justice, ça prend du temps pour un résultat souvent proche de zéro. Je connais très peu de cas de cyberviolences qui ont abouti a des poursuites et encore moins des condamnations. Aller porter plainte, saisir un juge d’instruction, prendre un·e avocat·e… En pesant le pour et le contre, je me suis dit : « Pourvu que je me goure sur ce type. » Mais j’ai prévenu mes proches en leur disant que si un jour il m’arrive quelque chose, il faut s’intéresser à ce mec-là.

À défaut d’avoir beaucoup travaillé sur le sujet, au final t’as aucune emprise, aucune solution, quand certaines choses se passent…
Dans la plupart des cas, on a peu d’emprise. Et contrairement à la légende urbaine, c’est pas (seulement) à cause de l’anonymat sur Internet. Déjà, au sens strict, l’anonymat n’existe pas. Dans près de deux tiers des cas, les victimes des cyberviolences savent qui est leur agresseur. Mais même si on a affaire à un inconnu, on parle de pseudonymat : en réalité, les plateformes disposent de toutes les informations nécessaires pour remonter à l’identité des utilisateurs. C’est juste qu’elles collaborent très peu avec la justice. Et force est de constater que la justice leur demande assez peu de comptes, parce que pour qu’une affaire arrive en justice, il faut beaucoup. Ça arrive parfois, un vendredi 13. Souvent, elle est juste complètement larguée. On signale les contenus litigieux mais les plateformes estiment que ça rentre pas en contradiction avec leurs règles d’utilisation, et aller porter plainte à la police… ça sert pas à grand-chose. Le nombre de fois où les meufs sont renvoyées chez elle sans pouvoir déposer leur plainte… 

Les outils nécessaires n’ont pas encore été mis en place, ni par la police ni par la justice et ça, c’est un manque de volonté politique. J’ai vu des juges être intransigeant·es sur des questions de température de frigo dans un night shop à Saint-Gilles et se moquer ouvertement de la gueule de victimes de cyberviolence, en estimant que ça n’avait rien à faire devant un tribunal. Je pense pas que la justice puisse régler ce genre de problème mais son rôle c’est aussi de rappeler ce qu’est la norme, rappeler ce qui est acceptable ou non dans une société. Les féminicides ne se sont pas arrêtés quand la justice a condamné des auteurs et mis les bons mots sur le phénomène, mais c’est important de rappeler la norme. Et pour le moment, il n’y a pas de rappel de la norme. On en est nulle part. 

« En soi, y’a même pas besoin d’avoir une présence sur internet pour être cyberviolentée. »

T’as l’impression que la lutte contre les cyberviolences se situe en dehors des enjeux militants « en place » ? 
Aujourd’hui, y’a pas de stratégie de contre-armée. On se soutient les unes les autres, on va s’apporter du chaï latte, une épaule, un bon livre féministe, mais on n’est pas organisées comme des milieux mascu peuvent l’être. 

Parce qu’il y a cette idée de ne pas vouloir agir « comme eux » ? 
Moi, je serais pour une contre-attaque féministe qui utilise les moyens disponibles. Et les moyens disponibles, c’est pas une batte de baseball avec des clous mais c’est des meufs douées en informatique, des hackeuses, qui trouvent qui nous attaque sous pseudo, qui protègent nos comptes, etc. Mais on ne devrait pas en arriver à penser ça. Si la chaîne fonctionnait efficacement, si les plateformes ne mettaient pas en avant les contenus agressifs et clivants, si la police avait la formation nécessaire, si la justice traitait ces affaires de manière juste, on ne devrait pas en arriver à se demander comment faire de l’autodéfense. 

Mais bien sûr, y’a la volonté de quitter cette violence. Moi, j’ai quitté Facebook et Twitter parce que cette violence quotidienne me rendait morne, triste et amère. J’allais finir par devenir comme eux. Je voyais la manière dont parfois je répondais aux gens sur Twitter et je me disais : « Mon dieu meuf, t’es en train de devenir aussi agressive qu’eux. »

T’es sur quels réseaux alors ?
Sur Instagram, j’ai un compte fermé. Je m’exprime en story, et si les gens veulent me dire de la merde, ils sont obligés de passer par les messages privés. Quand quelqu’un est désagréable ou que je le sens pas, je l’enlève. Tout ça limite un peu les interactions désagréables. Mais Twitter… c’était pas possible.

Pourtant, à l’époque c’était vraiment bien…
Mais qu’est ce qu’on rigolait sur Twitter, qu’est ce que je me suis marrée ! Mais à un moment, les plateformes ont adopté un certain modèle économique et ont étudié nos manières de réagir, d’interagir, et les contenus qui provoquaient le plus d’engagement, soit les contenus clivants, ceux qui fâchent. Et ils ont manipulé les algorithmes pour que ces contenus nous soient proposés de manière spontanée. C’est ce qui va faire qu’on va commenter, partager, interagir, contester et qui fait qu’on va passer du temps sur ces plateformes. C’est leur business model. Le business model de Twitter, c’est pas notre santé mentale. Au moment de Black Lives Matters, ce que les gens disaient, postaient, leur avis, les comparaisons, etc., ça été socialement trop violent.

C’est compatible, prendre parole publiquement et moins exister sur internet ?
Complètement, mais c’est vrai qu’en ce qui me concerne ça a limité ma carrière. En tant que journaliste freelance, depuis que j’ai quitté Twitter, j’existe pas pour la moitié des médias. Mais les gens continuent de m’insulter. Il suffit de taper mon nom sur la barre de recherche Twitter pour voir que la violence envers moi ne s’est pas amenuisée. En soi, y’a même pas besoin d’avoir une présence sur internet pour être cyberviolentée. Tu peux élever des chèvres dans le Larzac et ton ex peut diffuser une photo intime de toi et te prendre des vagues de merde sur internet alors que t’as pas de présence sur les réseaux sociaux.

Il est écrit n’importe quoi sur moi sur Twitter – qui devient alors une plateforme sur laquelle j’ai pas de droit de réponse. D’ailleurs, les femmes ont de moins en moins de présence sur les réseaux sociaux. En Belgique, Twitter c’est 70% d’utilisateurs masculins [74,7% en 2020, NDLR]. Pour être une femme et survivre sur Twitter, il faut dire de la merde sur l’écriture inclusive et remettre en question la parole des victimes de violence sexuelle. Là, on peut être cooptée par la twittosphère et avoir un peu la paix

Mon enfant ignore ce qu’est internet, mais j’avoue que j’appréhende déjà. Je trouve qu’internet a le potentiel de défoncer ce que tu peux lui apprendre, notamment ​​en ce qui concerne la notion de consentement
Ma mère m’a appris que « non c’était non ». Par contre, y’a un truc qu’elle m’a pas appris – et c’est important dans une logique de consentement –, c’est jusqu’où on peut dire « non ». Dans le cadre d’un acte sexuel, même s’il y a déjà eu pénétration, je peux dire « stop ». C’est jamais trop tard, on peut encore choisir. « Non » est une phrase complète. On n’a pas besoin de se justifier. C’est hyper important à apprendre aux gamines. Et pour tout, hein ; le « Fais un bisou à Tata » c’est pas possible. C’est à l’enfant de choisir d’avoir contact physique avec quelqu’un ou pas.

Il faut lui apprendre à faire totalement confiance en ses sentiments. Si elle ressent un malaise, elle n’a pas à se forcer. Souvent, les manipulateurs, les agresseurs, jouent là-dessus ; comme dans le bus, quand t’as l’impression que quelqu’un se frotte un peu mais que tu te dis : « Si ça se trouve, je me trompe. » Eux jouent sur cette ambiguïté. À partir du moment où tu sens que ça va pas, tu te fais confiance et tu te casses. Rien à foutre d’avoir l’air ridicule. C’est en ne voulant vexer personne, être polie et être une bonne fifille qu’on se met en danger. J’adore donner des conseils sur l’éducation des enfants alors que je me suis fait ligaturer les trompes !

Ça doit être horrible en tant que parent de voir ton enfant être victime de violence sexuelle et cibler la faille dans l’éducation que t’as toi-même donnée…
Quand j’ai eu l’âge de sortir, ma mère m’a toujours dit : « Si, à un moment, tu te sens pas à l’aise ou en danger, tu prends un taxi et on te rembourse. Et surtout, t’as pas à nous expliquer pourquoi. On te demandera jamais rien, aucune question. L’important c’est que tu ne te mettes pas en danger. » Ça, c’était génial.

Après… les taxis…
De toute façon, tout est un lieu de violence pour les meufs. Y’a pas de lieu où on est préservées. C’est pour ça qu’on adore les réunions en non-mixité – au grand dam des gens qui vont au Cercle gaulois en non-mixité mais qui ne supportent pas que quinze meufs parlent ensemble. 

Ouais, y’a des gens qui pleurent quand ils voient des réunions en non-mixité, alors que le sujet de ces réunions ne les a jamais intéressés, non-mixité ou pas.
Tu connais cette vieille blague féministe : « Comment faire venir des hommes à une réunion féministe ? Dire que c’est interdit aux hommes. » En fait, il faudrait juste continuer à en faire, mais ne pas les annoncer et ce serait réglé ! 

Pour en revenir à la parentalité, y’a plein de gens qui ont une fille et qui pourtant reproduisent à fond des mécanismes bien sexistes.
Moi-même j’ai de la misogynie intériorisée. Tout le monde. On vit dans un environnement misogyne, on a été éduqué avec des modèles misogynes, alors évidemment qu’on a de la misogynie intériorisée. J’aime bien tomber sur un de ces mécanismes d’ailleurs, comme ça je peux le déconstruire.

Quand on a pensé au documentaire #SalePute avec Myriam, on s’est dit qu’il fallait que ce soit un homme qui le réalise parce que nous, on ne nous écouterait pas. Finalement, on l’a réalisé nous-mêmes, on a obtenu des co-productions, tous les financements – même des ceux auxquels on ne croyait pas du tout – et on a été totalement audibles et prises au sérieux. Ça été une leçon importante aussi.

Et le truc continue de tourner vachement bien, non ?
Oui, c’est hallucinant. La durée de vie d’un documentaire, c’est quelques mois tout au plus. Mais là, ça fait presque trois ans qu’il est sorti et on continue de l’accompagner. On va à Genève dans quelques jours pour le montrer dans un festival. En réalité, et le problème va en s’aggravant, y’a trop peu de supports pour parler de cyberviolences. Y’a un film génial fait par des québecoises qui s’appelle Je vous salue salope sur le même sujet, y’a une BD, L’internet de la haine, qui est géniale aussi, mais pas grand chose d’autre. Avec Myriam, on se demande parfois si on en aura un jour marre d’en parler, mais moi j’adore !

Cet activisme, c’est un espèce de tournant que t’avais pas vu venir dans ta carrière quand t’as commencé j’imagine.
Absolument pas. J’avais pas prévu en 2023 d’être capable de passer mon droit pratique tellement je commence à connaître les arcanes de la justice, tellement j’ai des merdes avec des cyberharceleurs. Je voulais juste faire ma petite carrière de journaliste, traiter des sujets que je voulais. J’avais pas calculé que j’allais être tellement ciblée par la cyberviolence que ça allait changer le cours de ma carrière.

Mais d’un côté, c’est bien, parce que de ce qui m’est arrivé, j’ai pu en faire un truc concret, pratique. Et pas pour panser mes plaies, mais pour aider les autres. C’est une manière de recycler la merde. Après, on a tendance à valoriser les guerrières, les battantes, comme si c’était la seule réponse adéquate, mais y’en a aussi qui sortent de ça, des réseaux sociaux, et ne veulent plus en parler. Et c’est très bien aussi, chacune fait comme elle peut.

« C’est en ne voulant vexer personne, être polie et être une bonne fifille qu’on se met en danger. »

Ce truc des « battantes », ça nous ramène un peu au début de la conversation, quand on parlait de hiérarchiser les souffrances.
« C’est quoi une bonne victime, c’est quoi une mauvaise victime ? Une bonne victime arrive à en parler avec de l’humour, elle en fait quelque chose de concret, elle est créative dans la manière de recycler ses traumas… » Ça, c’est dégueulasse. Et c’est ce que j’essaye de ne pas faire. Je veux pas être la porte-parole des femmes harcelées. J’aimerais juste que les victimes ne se retrouvent pas dans la même solitude dans laquelle je me suis retrouvée – une solitude sans trouver les mots adéquats, sans une lecture du phénomène adéquate, etc. J’avais juste des gens autour de moi qui me disaient : « Fais pas attention, c’est des trolls, regarde pas. »

La violence a vraiment explosé quand j’ai commencé à présenter l’émission politique Les Décodeurs à la RTBF. C’était l’enfer. Mais si à ce moment-là j’avais eu la vision adéquate ou si quelqu’un m’avait dit : « Meuf, t’es victime d’une vague de misogynie » – parce que pour une partie de la population, voir une jeune femme présenter une émission politique c’est une faute inacceptable qu’il faut corriger – alors, j’aurais peut-être mieux vécu les choses.

Pourtant on pourrait se dire qu’à ce moment-là, t’avais déjà une certaine expérience du métier.
Oui, j’ai commencé en 2006 à la RTBF. Mais l’émission politique, ça a tout changé. Y’a une étude menée par l’Unesco sur les cyberviolences à l’encontre des femmes journalistes qui montre que 73% des femmes journalistes ont été victime de cyberviolence dans le cadre de leur métier. Dans 44% des cas, c’est quand elles traitent des questions d’égalité ou de genre : droits LGBTQIA+, violence masculine, féminisme, droit reproductif, etc. Et dans 40% des cas, c’est quand elles parlent politique – pas quand elles parlent de mode, de déco ou de prothèses d’ongles. 

Tant que j’étais dans On n’est pas des pigeons, une émission de consommation, j’avais mon lot quotidien de remarques sur mon physique, mes lunettes, etc. Mais dès que je suis passée sur l’émission politique, ça a pris une ampleur hallucinante. Une jeune femme à la tête d’une émission politique, pour beaucoup c’était une faute à corriger. Donc, on m’a corrigée comme on corrige une femme : on disait que j’avais l’air d’une actrice porno, que j’avais sucé des bites pour réussir, que j’étais une plante verte qui se targuait de pouvoir parler politique, que j’étais con à bouffer du foin, que je devais retourner dans ma cuisine. J’ai pas été la patiente zéro à la RTBF mais ça a été un tournant, qui a été utile pour d’autres après.  

C’est-à-dire ?
La RTBF, c’est le seul média en Belgique, à ma connaissance, qui a une procédure en cas de cyberviolence. Une procédure légale administrative. Y’a un psychologue, un service juridique, un cabinet d’avocat. Alors que, de ce que j’ai entendu concernant les autres médias, y’a rien de tout ça ailleurs. Pourtant il s’agit ni plus ni moins qu’une question de bien-être et sécurité au travail. C’est le minimum qu’on puisse faire. La RTBF, c’est le seul média qui a une structure mise en place, une politique de tolérance zéro face aux cyberviolences contre les journalistes – et pas seulement les journalistes sous contrat fixe. Là, je fais des piges une fois par semaine et je bénéficie aussi de ce service d’aide. Ça devrait être obligatoire dans tous les médias. Je rêve qu’un jour une journaliste se retourne contre son employeur et l’attaque pour non-respect de la sécurité au travail

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Le Brésilien croit que les choses vont dans la bonne direction‘J'ai tant souffert et je souffre encore parfois’L'attaquant du Real Madrid, Vinícius Júnior, a parlé de son combat contre le racisme, le décrivant comme une bataille continue qu'il est heureux de mener, mais en avertissant...

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