Certaines actions politiques suscitent des réactions qui vont fermement condamner ces actes (sur les réseaux sociaux, dans les médias ou dans la sphère politique), jusqu’à évoquer le terme d’« écoterrorisme ». Pourtant, on peut se demander ce qui est le plus violent entre la légitime défense que représente la désobéissance civile et l’inaction climatique ou les agissements de certaines multinationales. Qu’en est-il de l’action sur les profits des grandes entreprises énergétiques ? Pourquoi rien n’est fait contre ces géants, qui connaissent depuis les années 1970 l’impact négatif de leur comportement sur le climat, la biodiversité, nos écosystèmes et maintenant le tissu social ?
C’est la question que se posent les militant·es du groupe Code Rouge, qui ont choisi d’agir sous la forme de la désobéissance civile – pour rappeler que dans une démocratie, les citoyen·nes doivent aussi avoir leur place dans le débat. Le 8 octobre 2022, un millier d’activistes ont bloqué deux sites de TotalEnergies. J’ai discuté avec Peter (50 ans), Tikka* (40 ans), Amber (21 ans) et Drees (17 ans), pour évoquer cette action, mais aussi leur demander si elle avait attisé la flamme d’autres actes de rébellion.
VICE : Salut, c’est quoi vos retours sur l’action d’octobre dernier ?
Peter : J’ai beaucoup aimé. On était un groupe de personnes de différentes tranches d’âge, il y avait une bonne ambiance aussi. Le briefing et les autres éléments importants de ce type d’action ont été très clairement expliqués. C’est particulièrement important que tout se passe de façon agréable, pour éviter que l’opinion publique ne se retourne contre nous. Il en faut peu parfois.
Tikka : Tout au long de la journée, j’ai eu l’impression qu’il aurait pu se passer beaucoup plus de choses, parce que j’attendais ça avec impatience. Mais il y avait une atmosphère chaleureuse et paisible qui faisait que j’avais l’impression d’être chez moi. J’ai de plus en plus de mal à supporter la dureté de notre société. Il y avait plein de gens qui faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour empêcher l’escalade, et faire valoir leur point de vue de manière non violente et pacifique.
Y’a eu aucun trouble ?
Amber : La police est venue à certains moments pour essayer de nous intimider avec un canon à eau. Mais un autre groupe a empêché ça. J’étais aussi très confiante en marchant parmi les autres, dans ma combi blanche. Je me suis sentie à ma place, même si les gens ne m’auraient jamais considérée comme une militante à un autre moment de ma vie. Pour moi, c’était une expérience positive.
Drees : C’était très calme en fait, je m’attendais à ce que ce soit plus agité. Notre groupe était pratiquement à l’avant, on avait des mégaphones et on criait des consignes aux gens derrière. Au début, tout ça était assez excitant, mais je m’attendais à plus de confrontations avec la police, d’autant plus qu’on allait à l’encontre de la loi.
Vous pensez quoi du fait que Total ait été informé de l’action à l’avance ?
Amber : Des représentant·es du Code Rouge ont même été leur parler, mais il n’y a pas pu avoir d’accord. Après l’action, quelqu’un m’a dit que peu importe s’ils étaient au courant, le résultat restait le même. L’action a été un succès et a fait l’objet d’une bonne couverture médiatique. Tu pouvais voir comment on occupait pacifiquement le site, on faisait rien de mal. On avait bloqué toutes les routes pour qu’aucune marchandise ne puisse être reçue ou livrée, ils ont dû en ressentir un impact.
Drees : Ils avaient arrêté leurs opérations et on a sûrement bloqué deux ou trois trains, donc on a atteint notre objectif. Mais une grande partie de la campagne consiste à obtenir une couverture médiatique et à rallier les gens à ton histoire, et c’est là que l’impact a été moindre. Je connais des actions plus modestes qui ont bénéficié d’une couverture tout aussi importante, alors que nous, on était près de mille personnes.
« Qui s’oppose aux marches ? Personne. Donc, pour moi, ça veut dire que tu n’accomplis plus rien. Maintenant si tu déclenches de la colère, y’a plus de gens qui vont commencer à y réfléchir. »
En quoi c’était une vraie action citoyenne ?
Tikka : Quelqu’un a dit qu’il était important que le premier rang comprenne des femmes, des personnes âgées, et des responsables qui permettent la désescalade policière. Pour qu’on ait le sentiment que ce sont « des gens ordinaires », et pas seulement des jeunes hommes âgés de 18 à 25 ans ; on sait aussi que si ce sont des garçons d’une autre couleur de peau, la police les frappera plus durement. Le fait que tu te tiennes là en tant que femme blanche âgée, ça marche bien. Il y avait une mère de 60 ans avec son fils atteint d’un trouble du spectre de l’autisme, une femme de 85 ans qui a dormi dans le froid glacial (les activistes ont dormi sur place la veille de l’action pour se rendre ensemble sur le site au matin, NDLR), des gens avec toutes sortes d’emplois, certain·es qui ont déjà complètement renoncé à notre société, qui vivent quelque part dans une tente ou dans une caravane. On était là avec beaucoup de gens qui n’avaient jamais fait face à la police auparavant.
Drees : J’étais l’un des plus jeunes je pense. J’ai aussi vu une personne en fauteuil roulant, j’ai vu toutes sortes de personnes, de toutes les couches de la société. Il n’y avait aucune excuse pour ne pas participer. Et voir tout ce monde ensemble, oui ça fait quelque chose.
« Il y a quelques années, une marche a rassemblé entre 70 et 100 000 personnes, et rien n’a changé. »
Qu’est-ce que la résistance non violente a de si spécial ?
Tikka : Tu provoques une réaction, ce qui n’est pas le cas lors d’une marche pour le climat. Qui s’oppose aux marches ? Personne. Donc, pour moi, ça veut dire que tu n’accomplis plus rien. Maintenant si tu déclenches de la colère, y’a plus de gens qui vont commencer à y réfléchir. Sans résistance, y’a pas de progrès. Pour faire la différence en termes d’action politique, il faut être capable de contrarier et mettre en colère une partie de la population.
Drees : L’impact est bien plus grand que celui des innombrables marches pour le climat, on a l’impression de faire partie de quelque chose. T’as l’impression de pouvoir faire la différence.
Ça veut dire qu’il est temps qu’on passe collectivement à un autre mode d’action politique, pour éviter de stagner ou perdre du terrain ?
Drees : Les marches pour le climat n’ont plus tellement d’importance, je me demande un peu pourquoi j’en fais encore. Il y a quelques années, une marche a rassemblé entre 70 et 100 000 personnes, et rien n’a changé. Je continuerai probablement à marcher, mais pour moi, ça n’a pas le même impact.
Peter : Une marche pour le climat seule ne suffit pas de toute façon. En plus, le nombre de personnes qui y participent est plutôt limité, sur une population de 11 millions d’habitant·es. Le seuil est très bas, alors que tout le monde peut y participer. Ces marches sont très pacifiques, beaucoup de choses positives se produisent et c’est agréable de voir les gens exprimer ce qu’ils veulent voir changer. Mais pour moi, y’a aussi un moment où je dois exprimer mon mécontentement d’une manière différente.
Amber : J’ai rejoint Youth for Climate à l’époque parce que c’était nécessaire. Mais j’ai aussi entendu des personnes du Code Rouge dire qu’on marche depuis trop longtemps maintenant, et que rien n’a changé depuis. Y’a trop peu de choses qui se passent. On doit élever la barre, et donc s’engager dans la désobéissance civile. Mais il s’agit surtout d’une combinaison d’idées : on doit dire pourquoi on fait telle ou telle chose, et exécuter ces actions.
Et l’activisme sur les réseaux sociaux ?
Tikka : Je pense vraiment que tout est important, à tous les niveaux. On a besoin d’un changement de comportement de la part de chaque personne, des politiques et des entreprises. Il faut monter d’un cran, mais ça dépend de l’endroit où tu te situes sur l’échelle. De quoi t’as besoin ? Certain·es sont au niveau le plus bas et ont surtout besoin d’informations, d’autres connaissent le problème mais ont besoin d’être motivé·es. Je suis convaincu que tout est nécessaire, aussi bien les radicaux et les actions anonymes que les grandes actions ou les initiatives individuelles sur les réseaux sociaux, par exemple.
Amber : Je pense que c’est qu’un début. Comme l’action Sound of Silence du secteur culturel pendant le confinement. À l’époque, ce genre de choses était nécessaire pour donner un sentiment de solidarité derrière l’écran. Ç’a aussi mené à des manifs, qui ont remis la question à l’ordre du jour. Mais si tu veux vraiment que les choses changent, tu dois en faire beaucoup plus. Beaucoup de gens du Code Rouge étaient désespérés, quelque chose devait se produire et c’est pourquoi on était là. Un simple post ne suffit pas, surtout que parfois ça ne donne pas d’explication claire ni de contexte : quel est le problème, qui est responsable et que faut-il faire ? Tu dois attirer l’attention parce que tout le monde ne t’écoutera pas, même si t’as raison.
Comment pousser le truc plus loin ?
Amber : J’attends avec impatience la prochaine action. Je pourrais aussi rejoindre Ende Gelände, ce qui est une étape pour laquelle je suis maintenant prête. On doit aller de l’avant, c’est un pas vers la révolution. Il faut vraiment commencer une révolution et la maintenir pour reprendre le pouvoir. Et on n’y arrive qu’en enfreignant les règles pour que quelqu’un vous écoute.
Drees : La désobéissance civile, c’est maintenant un truc avec lequel je suis à l’aise. Elle est peut-être plus répandue qu’avant, mais elle a été plutôt douce ces derniers temps et je trouve ça dommage. J’ai envie d’en faire plus et, pour l’instant, y’a pas d’autres options. J’aimerais suivre Extinction Rebellion, mais je dois encore voir si je suis d’accord avec leur vision.
Tikka : Je pense qu’avec Total on a choisi la bonne cible, parce qu’ils ont beaucoup de mauvaises choses sur leur conscience, notamment en Afrique (le projet EACOP en est le dernier exemple). C’est très sale, ce qu’ils font là-bas. Ils font aussi un énorme travail de « greenwashing », comme avec leur « Fondation Total » qui donne des fonds minuscules à des projets socioculturels, alors qu’ils investissent ensuite des sommes faramineuses dans l’industrie fossile. Je veux qu’il y ait plus d’actions comme ça, commencer à occuper régulièrement les sites de l’industrie fossile. À Anvers, il y en a des beaux à occuper. On peut montrer que les personnes qui se soucient de la planète peuvent se faire entendre.
« Si tu prends la situation du climat, on est dedans depuis longtemps et on a atteint le point de non-retour, mais la société n’est pas prête pour un changement d’envergure. »
Et au niveau du système politique en général ?
Tikka : On ne parle pas de renverser le gouvernement, mais il y a eu des tendances ces dernières années et dont on doit s’éloigner. Comme le patriarcat. Ce serait intéressant d’instaurer une démocratie citoyenne où les gens seraient dans une sorte de système de rotation. D’ailleurs, ç’a été prouvé que ça conduit à des interventions plus rapides et plus démocratiques dans la société (la communauté germanophone de Belgique teste actuellement un modèle de délibération citoyenne permanente, NDLR).
Peter : Le renversement pourrait être trop dangereux ; qu’est-ce qui le remplacera ? Il y a beaucoup d’autres systèmes qui existent dans le monde et partout t’as des choses qui les gâchent. C’est difficile. Une plateforme citoyenne c’est une bonne idée, mais ça peut aussi ralentir les choses. Je pense qu’on devrait oser jouer le rôle de pionnier avec la Belgique, pour que celle-ci ne se contente pas de suivre l’Europe.
Amber : On doit placer les bonnes personnes aux postes de pouvoir qui, espérons-le, se soucient de tous les types de gens. Là, au fédéral, par exemple, il y a autant de femmes que d’hommes et pourtant on ne fait rien pour résoudre le problème du sexisme et des droits des femmes. Ça échoue à tellement de niveaux différents. Si tu prends la situation du climat, on est dedans depuis longtemps et on a atteint le point de non-retour, mais la société n’est pas prête pour un changement d’envergure.
Drees : Je pense qu’on devrait remplacer le gouvernement, il est juste trop complexe et trop coûteux. Je veux une politique décente pour aborder le problème de manière active et globale. Si l’UE impose davantage, les autres suivront. Mais d’un autre côté, on doit aussi s’engager ici. Si on ne le fait pas ici, ça se fera nulle part.
« Je ressens une vraie peur envers toutes ces personnes qui tournent le dos à la science. Mais aussi une vraie colère. »
Vous en pensez quoi, de l’impact des multinationales comme Total sur notre écosystème ?
Amber : Je me sens frustrée et seule. Il n’y a pas de lieux ressources, même dans les organisations, pour parler du problème. Alors que j’en ai besoin. Je veux avoir accès à un débat sérieux, pour changer quelque chose, pour gérer mon éco-anxiété. Je me sens pas bien à ce propos. J’ai des tas de posts d’activistes sauvegardés sur Instagram, mais je les lis pas parce que je sais pas quoi en faire. J’arrive pas à relativiser. Y’a pas toujours des gens avec qui aller à des actions, alors j’y vais souvent seule ; je me sentirais trop mal de rester chez moi.
Drees : Je ressens une vraie peur envers toutes ces personnes qui tournent le dos à la science. Mais aussi une vraie colère ; je supporte pas d’entendre les gens dire que c’est pas leur problème. J’ai beaucoup de potes qui sont impliqué·es dans la lutte climatique. Quand je leur parle, je peux aussi replacer les choses plus facilement. Ça aide, au niveau des luttes et des idées que t’as, pour faire les choses activement au lieu d’être frustré.
Ouais, parce que pendant ce temps l’horloge tourne…
Tikka : Quand j’avais 16 ans, j’avais un t-shirt « No time to waste ». Aujourd’hui, je pense juste au temps qu’on a perdu à laisser parler l’argent et les multinationales. On a nié la terre, la nature, le climat.
Vous gardez un œil sur ce que l’opinion publique pense de votre « type d’activisme » ?
Tikka : Une image totalement erronée a été créée. J’en ai fait l’expérience quand j’ai vu sur Facebook le message d’un partisan de Theo Francken qui utilisait un langage très vulgaire, pour parler de radicalisation et d’écoterrorisme. Ça concernait des gens comme Peter et moi, qui protestent de manière non violente, ou des gens comme Just Stop Oil qui ne cassent rien. J’admire beaucoup ces activistes, c’est vraiment dommage d’être si facilement condamné par l’opinion publique. Ça témoigne du nombre de condamnations qui existent dans notre société sans que les gens sachent vraiment de quoi on parle. C’est trop bizarre que les gens ne veuillent pas admettre qu’il existe des organismes qui causent autant de dommages aux vies humaines par leurs émissions de CO2 ou l’extraction de combustibles fossiles, à la nature et à la biodiversité. Ce sont ces mêmes entreprises qui poussent les gens à nous voir comme des agresseurs et des terroristes. Je pense que c’est une évolution très regrettable de la société et, selon moi, c’est fait intentionnellement.
Amber : Tous les aspects de la question sont liés : le climat, l’énergie, les droits humains. On a besoin d’un changement systémique pour avancer. La justice climatique c’est une justice sociale. Et j’espère que les gens commencent aussi à comprendre qu’il n’y aura pas de travail sur une planète morte.
Tikka : Je pense que la mentalité conservatrice flamande typique ne contribue pas aux efforts en faveur du climat – je parle de la personne qui aime conduire sa grosse voiture bien solide, et qui se préoccupe de sa propre famille avant tout. C’est bien, ils y consacrent beaucoup d’attention. Mais ce conservatisme empêche les gens d’avoir une vision plus large, tournée vers la société. C’est une pensée court termiste : « Ce que j’ai, c’est bien et je veux le garder, donc je vais pas changer. » Je pense que notre système capitaliste a besoin d’être secoué, mais j’en fais aussi partie.
Drees : Pour beaucoup de gens, c’est pas si important. Mais c’est jamais trop tard. On doit pas être en mode « OK, tout est foutu ». On doit limiter autant que possible les dégâts qu’on fait. Je suis personnellement prêt à renoncer à beaucoup de choses pour ça.
*Tikka est un nom d’emprunt, afin de protéger l’identité de la personne en question. Les autres personnes impliquées dans cet entretien n’ont donné que leur prénom pour les mêmes raisons.
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