Quand les termes « caméras », suivis des mots-valises « vidéosurveillance » ou « vidéoprotection », surviennent, notre esprit a tendance à nous envoyer vers Shanghai, Londres ou le fief du pape de la vidéo-surveillance à la française, Christian Estrosi, Nice. Mais l’irruption de ces technologies, jugées au mieux intrusives ou au pire liberticides par nombre d’associations ou organismes de défense des libertés, n’est pas limitée aux mégalopoles et grandes villes. Lorsque l’on se prête au petit exercice de taper « vidéosurveillance » dans Google Actualités, ce sont principalement des articles de la presse quotidienne régionale qui remontent : « Ardèche – Satillieu : neuf caméras de vidéosurveillance vont être installées », « Civrieux-d’Azergues – Extension de la vidéosurveillance » ou encore « Saint-Sauveur-le-Vicomte se place sous vidéosurveillance ». 

Ces trois communes choisies au hasard de l’actualité de ce début juin comptent respectivement 1 582, 1524 et 2 199 habitants. Et ce n’est pas nouveau. Alors que les débuts de la vidéosurveillance se sont faits dans les grandes villes qu’ils convenaient alors de quadriller de focales omniscientes montées sur pylônes, ce sont désormais les petites villes et les villages qui se retrouvent dans le viseur de la gourmande industrie de la surveillance

« C’est quelque chose que l’on constate depuis maintenant plusieurs années », explique Laurent Mucchielli, sociologue et spécialiste de la vidéosurveillance dans l’Hexagone. « Et quand on calcule le taux de caméras par habitants dans ces petites communes, on arrive parfois à des chiffres hallucinants, bien supérieurs à ceux affichés à Nice [qui est d’une caméra pour 130 habitants]. Pour mon livre, j’avais trouvé un village des Alpes de Haute-Provence qui affichait un taux d’une caméra pour une douzaine d’habitants, » rembobine l’auteur de Vous êtes filmés ! (Armand Colin, mars 2018), dans lequel il montre l’efficacité très limitée – si ce n’est nulle – de ces systèmes sur la délinquance ou les incivilités. 

« Il existe une pression de la part des forces de police pour motiver les maires à installer des caméras » – Laurent Mucchielli

À Bréhal, une commune de 3 277 habitants posée dans la Manche, ce sont 44 caméras qui vont être installées prochainement. Du moins, c’est ce qui a été présenté puis voté récemment en conseil municipal. Flavie Bourget, issue d’une liste citoyenne et présente en conseil municipal, l’a appris comme ça. « Il n’y a pas eu de consultation citoyenne. Nous, on a été mis au courant parce qu’on siège au conseil, sinon on l’aurait appris comme tout le monde dans un bulletin municipal après le vote », explique cette opposante au projet. Pour justifier l’installation de ce système de video-protection (qui prévoit donc 1 caméra pour 75 habitants), la municipalité s’appuie sur un diagnostic départemental de la gendarmerie. Celui-ci pointe une « augmentation des atteintes aux biens et à la tranquillité publique depuis 2015 », sans que l’on sache bien sur quelles données ils s’appuient. « On a demandé à y avoir accès à ce fameux diagnostic, mais on nous a expliqué qu’il était confidentiel », embraye Flavie Bourget, membre du Collectif citoyen de Bréhal. 

« C’est vrai qu’en plus de la pression de l’industrie de la surveillance, qui démarche les communes, il existe une pression de la part des forces de police pour motiver les maires à installer des caméras, » décrypte Laurent Mucchielli. « Le discours classique du responsable de la gendarmerie locale aux maires de son coin revient à dire “Écoutez Monsieur le Maire, on ne peut pas être de partout, mais mettez des caméras, ça nous permettra de démultiplier la surveillance” », joue le chercheur au CNRS. Une pression telle que lors du fameux conseil municipal de Bréhal actant l’installation de caméras, un adjudant de la gendarmerie était présent pour exprimer ses recommandations. « Le conseil était très houleux, forcément, Ce n’était pas super comme ambiance. C’était particulier d’avoir des gendarmes présents, même pendant le vote, » se rappelle Flavie Bourget. 

La gendarmerie locale, qui apparait comme prescripteur de ce projet, préconise alors l’installation des 44 caméras à proximité de huit sites, comme le gymnase, un City-stade, le stade de foot, et divers bâtiments communaux. « On ne sait pas bien pourquoi ils ont choisi ces lieux, je dois admettre, » continue Flavie. « Pour des histoires de petits tags, de portes ou de fenêtres cassées, ou parce que les jeunes font parfois de la motocross sur le terrain de foot ? D’accord, c’est répréhensible, mais de là à installer autant de caméras, il y a peut-être d’autres solutions à creuser avant. » Surtout que l’addition est salée : il faut compter 40 000 euros pour l’installation des 44 caméras, financés en partie par des aides de l’État comme le Fonds interministériel de Prévention et de Délinquance (FIPD) ou la Dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR). Une autre partie de l’incitation étatique visant à l’installation de systèmes de vidéosurveillance ou protection.

Du coup, pour essayer de peser dans la bataille des caméras, Flavie Bourget et son collectif sont allés à la rencontre des Bréhalais histoire de leur expliquer le projet de la mairie. « Le souci, c’est qu’on est dans une commune vieillissante et on joue sur une sorte d’instrumentalisation de la peur. Donc les gens qui ne se posaient pas de questions et n’avaient pas peur, ont tendance à prendre peur quand on leur explique que des caméras vont être installées. » À coups de messages à la craie – « Bréhallywood cherche acteurs », « Souriez vous êtes filmés », « 44 caméras 40 000 euros » – le collectif tâche d’expliquer au mieux ce que la mairie a décidé de voter. « J’ai aussi envoyé le très bon documentaire de Michel Henry [Fliquez-vous les uns les autres] à tous les membres du conseil municipal », complète Flavie Bourget. Pour l’instant, aucune caméra n’a été installée, mais Flavie garde les yeux ouverts. « On se dit que tant qu’elles ne sont pas là, on a une chance que le projet ne se fasse pas. » 

« – Y a-t-il déjà eu des intrusions ? »
« – Non aucune, mais on ne sait jamais. »

Quelques 800 bornes plus au sud, dans l’Aveyron, à Marcillac-Vallon une sympathique petite bourgade de 1 700 âmes, se retrouvent aussi avec un projet de vidéo protection sur les bras. Dans cette commune posée dans une vallée de vignes, où l’ambiance est plutôt conviviale, faite de fêtes de villages, cinq caméras doivent être installées sous peu, au grand dam du Collectif de réflexion citoyenne sur les caméras de surveillance à Marcillac. Le projet du maire du village, situé sur la route de Conques où les touristes viennent visiter les vitraux de Pierre Soulages, veut installer trois caméras pour surveiller des poubelles et deux autres pour l’école élémentaire. 

Comme à Bréhal, l’idée viendrait aussi de la gendarmerie locale selon les dires du maire, mais aussi un peu de la municipalité d’un village à côté, Nauviale (511 habitants), qui a fait installer des caméras suite à des dépôts sauvages. Nouvelle preuve, que les systèmes de video-protection ont tendance à se déployer comme une tâche d’encre. Une fois qu’une mairie fait ce choix, il n’est pas rare que les communes alentours s’équipent aussi comme une « mise en conformité » – augmentant mécaniquement le nombre de caméras en France. Un nombre global dont il est par ailleurs impossible d’obtenir un chiffre officiel (pour Laurent Mucchielli, et sa dernière estimation de 2017, il y aurait au moins 150 000 « caméras de rue »).

Pour justifier l’installation de caméras à Marcillac-Vallon, notamment devant la petite école, les raisons changent avec le vent. Une fois, le maire évoque Vigipirate, une autre, des bris de verres retrouvés, ou encore des risques d’intrusions (« Y’en a-t-il déjà eu ? » demande 20 Minutes au maire de Marcillac « Non aucune, mais on ne sait jamais », répond l’édile), quand ce n’est pas un préservatif retrouvé dans la cour. Pour les poubelles, le maire semble s’agacer de quelques déchets ou pneus abandonnés à proximité de lieux de collectes d’ordure ménagères.

L’addition pour les caméras de Marcillac-Vallon : 18 000 euros, dont la moitié pris en charge par des aides. Pas donné pour surveiller des affaires à jeter. Surtout qu’une autre solution, pourtant pas sorcière (faire passer un camion de la déchèterie dans le village), a été proposée par les habitants. Depuis, le maire et ses opposants s’écharpent sur la question en attendant l’installation – ou non — des caméras. 

« Les caméras permettent de faire l’économie d’une réflexion » – Éric Heilmann

Mais à quoi bon s’entêter à installer des caméras, alors que leur impact est quasi-nul (au mieux ces systèmes ont tendance à déplacer de quelques encablures les faits délictuels visés, là où il n’y a pas de caméras donc) selon les travaux de sociologues qui ont planché sur le sujet. « Les caméras permettent de faire l’économie d’une réflexion », réagit Éric Heilmann, sociologue qui a longtemps travaillé sur les questions de vidéo-surveillance. « La caméra est pensée comme une machine à tout faire alors qu’il existe des solutions parfois toutes simples. Au Québec, par exemple, les caméras sont seulement installées une fois que toutes les autres alternatives ont été épuisées et n’ont pas fonctionné. » 

Puis les caméras ont cela de pratique que leur simple pose est un geste politique. « Cela laisse penser que les élus font quelque chose pour les citoyens, » continue Heilmann. « Le seul impact des caméras est sur les électeurs et non sur les auteurs d’actes incivils, puisque dans la recherche cela fait un moment qu’on ne se pose plus la question de leur efficacité sur la délinquance. » Cet effet irrationnel reposerait sur notre fascination pour la technologie, qui serait toujours meilleure que l’homme, propose le sociologue. « On a en nous cette conviction ancrée qui voudrait que la machine peut mieux que nous, alors que dans ce cadre là, cela n’a jamais été prouvé, du moins en terme de prévention d’actes délictueux. Et même lorsqu’on s’intéresse à la vidéosurveillance pour l’aide à l’enquête, elle correspond à un pourcentage vraiment minime des affaires résolues. » 

Pourtant, des municipalités comme Bréhal ou Marcillac-Vallon risquent bien de continuer à s’équiper, animées par une peur irrationnelle qui dure depuis des siècles déjà, tranche Laurent Mucchielli. « Il ne faut pas chercher la rationalité de la peur qui invite les maires à faire ces choix. Ces peurs irraisonnées viennent notamment de la vieille représentation moyenâgeuse qui voudrait que les problèmes de la ville risquent de s’étendre à la campagne, comme les épidémies par exemple. Alors, dans les territoires ruraux, on se dit “Puisque la ville a mis des caméras de partout, les délinquants vont venir ici. Donc il faut absolument mettre des caméras !“ » Une observation qui déclenche une certaine lassitude chez son confrère. « Il n’y a plus tant de chercheurs qui travaillent sur ce questions, on a déjà tout dit. On a montré maintes fois que l’impact était quasi-nul. Donc, s’il reste des gens qui pensent que les caméras vont régler un quelconque problème, ce n’est plus de l’ordre du rationnel. C’est leur foi, que rien ne semble pouvoir démonter. »

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