Née en Somalie, la vie et le corps de Fos (37 ans) étaient régis par sa communauté, son père et son mari. Soumise et silencieuse, voilà ce qu’on exigeait d’elle. Pour mieux marquer cette prise de pouvoir, on lui a infligé le sceau de la soumission en l’excisant à l’âge de 6 ans. Exilée en Belgique il y a 20 ans, elle réalise que le mot « femme » mérite une tout autre définition, qu’une femme a droit à l’intégrité de son corps et à son plaisir. Elle décide alors de reconquérir sa propre vie et de se réapproprier ce corps meurtri. Pour cela, elle choisit la reconstruction chirurgicale de son clitoris. Fos se dévoile, nous ramène à son lointain passé, à son mariage forcé et à ce jour dont tout le reste de sa vie a découlé. Elle donne aussi une voix aux autres femmes qui ont vécu des mutilations.
Ce texte est extrait du podcast Perle, réalisé par Yasmina Hamlawi. Il est à écouter en version intégrale sur Radiola.
C’est un autre monde. Quand j’étais en Afrique, en Somalie, tout le monde était noir et quand je suis arrivée ici, tout le monde était blanc. J’étais perdue. Personne ne me comprenait, personne. Je savais pas à quoi m’attendre. Je sentais vraiment l’insécurité en arrivant en Belgique, et je pensais que j’allais aller en prison. À un moment donné, j’ai regretté d’être là. « Pourquoi je suis venue ici ? Pourquoi j’ai quitté mon pays ? » Et en même temps, je me disais aussi : « T’as quand même fui un mariage forcé ! Et l’excision, la guerre civile ! » Ma maman ne savait pas où j’étais. J’étais partie en Europe, mais où ?
Après avoir fait ma demande d’asile, j’ai été désignée dans un centre pour mineur·es. Et je devais aller à l’école parce que c’était obligatoire. Le premier mois où j’ai eu mes règles, le matin, j’arrivais pas à me lever, j’avais des douleurs énormes. Déjà, le pipi ne sortait pas bien, alors les règles, c’était pire. Une assistante sociale est venue frapper à ma chambre en me disant : « Pourquoi tu t’es pas préparée pour l’école ? » J’ai répondu : « Écoutez, je suis infibulée… » L’assistante sociale m’a dit : « C’est quoi, infibulée » ? À ma manière, j’ai expliqué : « Here, pfff, pfff… On m’a coupée. » Elle m’a envoyée chez une gynécologue.
Quand la gynécologue a regardé, je lui ai demandé : « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai ? » Pour moi, c’était normal. En tant que somalienne, toutes les femmes du monde sont excisées. Parce que c’est ce qu’on nous dit, quand on est en Somalie. La gynécologue est sortie de la pièce, a cherché quelqu’un, puis elle est revenue… Elle avait appelé tout le monde… Tout le monde me regardait, et moi je regardais tout le monde. J’avais peur, je me disais que j’avais une maladie. Elle a ensuite appelé l’interprète somalienne et lui a demandé de m’expliquer que c’était pas normal, ce j’avais subi. Pour moi, ça rentrait pas, mentalement. J’arrivais pas à comprendre. Elle m’a dit : « Pour que tu fasses bien pipi et que les règles passent, on va vous désinfibuler. » J’ai dit : « Non ! Qui va me marier après ?! Qui va vouloir de moi, une femme ouverte ?! On ne me touche pas ! » Elle m’a dit qu’elle me laissait du temps. J’ai quand même pris six mois pour réfléchir. Est-ce que je pouvais garder cette douleur à vie ou pas ? J’avais personne à mes côtés. Je pouvais pas appeler ma maman non plus.
Après six mois, j’ai dit « OK ». Parce que j’avais quand même raté plusieurs fois l’école à cause de ça. Et puis un jour, on m’a dit : « Si tu rates encore une fois, t’es virée. » Et là, ça m’a fait un déclic. Ensuite, ma vie a changé, je me sentais à l’aise. J’allais à l’école, je faisais de la gym ; la vie normale que j’avais pas avant. Je me sentais re-vivante.
« Maintenant, je peux te raconter ce que je ressens. À chaque fois que tu souffrais, je souffrais avec toi ; sans te le montrer parce que j’avais aucun pouvoir pour t’aider. »
J’avais 16 ans quand on m’a mariée en Somalie. Mon mari était quelqu’un de très âgé, il avait 70 ans. J’étais sa quatrième femme, la plus jeune. J’étais vraiment fraîche, fraîche. Mon papa voulait me marier à ce monsieur parce qu’il avait de l’argent. Il ne me voyait pas moi, il voyait l’argent. Le jour de mon mariage, c’était le jour le plus triste de ma vie… Pire que mon excision. Je voyais que tout le monde se préparait, s’habillait, et j’étais comme une poupée au milieu de tout ça. L’après-midi, on m’avait mis une petite robe blanche, pour dire que j’étais une jeune fille et vierge. J’avais peur. Je pensais au moment où on allait m’emmener chez lui. « Qu’est-ce qu’il allait me faire ? Comment j’allais réagir ? » Et plus les heures passaient, plus j’avais mal au ventre. Je ne sentais même pas l’air qui entrait en moi. Rien. Arrivé le soir, il m’attendait à la maison. Et tout le monde criait de joie.
La première nuit, je me débattais et il me giflait, pour que je fasse ce que lui demande. Mais, il n’y a rien qui rentrait. C’était trop petit. C’était vraiment trop fermé. Il essayait de rentrer, mais il pouvait pas, j’avais des douleurs énormes. Et il me giflait à chaque fois. Chaque fois, chaque fois… Je disais que j’avais mal, qu’il devait arrêter, mais il ne voulait pas, il ne voulait pas attendre. Il me disait de me taire.
Le lendemain, la famille est arrivée pour voir le drap blanc… pour voir s’il y avait du sang. Ce sang-là, c’est pour montrer que tu es vierge. Oui, il y avait du sang, puisqu’il m’avait violée. J’arrivais pas à bouger tellement j’étais cassée. Ma maman a pris le drap sur le lit. Elle l’a enlevé et l’a montré à toute la famille. Elle était fière. Parce que sa fille était vierge. Mais elle ne voyait pas ma souffrance. Je lui ai dit : « Maman, t’es en train de me tuer petit à petit. » Elle m’a répondu : « Je suis passée par là aussi, je suis encore vivante. Alors, tu vas t’en sortir aussi. »
Ma maman ne m’a pas protégée. Déjà à l’âge de 6 ans, c’est elle qui m’avait emmenée pour être excisée. Et le jour de mon mariage non plus. Je comprenais pas pourquoi elle me faisait ça. À chaque fois que je posais des questions, elle me disait « Tais-toi ! » Elle changeait de sujet. Et à un moment donné, je suis devenue froide envers elle. De toute façon, elle m’avait mise en danger. Dans ma tête, une maman devait protéger son enfant.
J’ai compris un peu plus tard pourquoi elle avait fait ça… Elle n’avait en fait aucun pouvoir. Si elle le faisait pas, c’était mes tantes paternelles ou maternelles qui l’auraient fait. Quand mon papa est décédé, c’est à ce moment là que j’ai compris. Elle s’est sentie soulagée parce que c’était lui qui avait tous les pouvoirs. C’était lui qui décidait qui allait se marier avec qui, qui allait aller avec qui. Elle a fini par me dire : « Maintenant, je peux te raconter ce que je ressens. À chaque fois que tu souffrais, je souffrais avec toi ; sans te le montrer parce que je n’avais aucun pouvoir pour t’aider. » J’ai dit : « Maman, là je ne peux plus rester avec mon mari. C’est quelqu’un que je ne veux pas, qui veut m’obliger. » Elle m’a répondu : « Je ne te promets rien, mais je vais parler avec mon frère, on verra ce qu’on pourrait faire pour toi. On trouvera une solution. » Elle est partie trouver mon oncle. Et, directement, mon oncle m’a mis en contact avec un passeur.
Cinq jours après, j’arrivais en France, avec des faux papiers. J’ai demandé au passeur si j’allais rester en France. Il m’a répondu : « Non, tu vas aller en Belgique. Ne te tracasse pas, ton mari, il te trouvera jamais en Belgique. » Cette phrase-là, elle m’est restée.
Crédits :
– Fos, personnage principal
– Yasmina Hamlawi, réalisatrice
– Marion Meirlaen, chargée du centre pour demandeur d’asile du Petit-Château – Fedasil
– Cendrine Vanderhoven, sexologue, centre Cémavie – Hôpital Saint-Pierre
– Martin Caillet, gynécologue/chirurgien, centre Cémavie
– Manuel Hermia, composition vocale rythmique
– Fabienne Richard, sage-femme, centre Cémavie et coordinatrice du Groupement pour l’Abolition des Mutilations sexuelles féminines – Gams
– Patiente anonyme du centre Cémavie
– Hany, fille de Fos
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