« Mon père a déménagé exprès en banlieue parisienne pour qu’on puisse m’inscrire dans un des lycées partenaires avec Sciences Po », raconte Adrien* négligemment même s’il préfère rester anonyme pour éviter de lui causer préjudice dans des études supérieures. La raison de ce changement d’adresse : la procédure CEP (Convention d’Education Prioritaire) avec sa procédure moins sélective que la traditionnelle. Tout est bon pour resquiller et entrer dans le saint des saints.

Tous les ans, 10 000 lycéens préparent le concours d’entrée de Sciences Po pour 2 262 admis. Autant dire que les places sont chères et la sélection de plus en plus importante à mesure que le nombre de candidats grossit. Mais, depuis plus de vingt ans maintenant, il existe un autre moyen de devenir Sciences Piste. Pour cela, il suffit d’être inscrit depuis la seconde dans un établissement scolaire inscrit au programme CEP. Une dérogation par le proviseur est même possible pour ceux n’ayant pas fait toutes leurs scolarité dans le lycée. Ils représenteraient environ un tiers des admis.

Au lieu de bûcher sur un dossier (le concours écrit ayant disparu en 2020 à Sciences Po Paris), les élèves intéressés participent à un atelier hebdomadaire, préparent un dossier de presse ainsi qu’une note critique. Ils défendent ensuite leur travail devant un jury de professeurs de leur lycée qui décident ensuite qui pourra passer ou non un oral d’admission à Sciences Po. Le but : homogénéiser les étudiants de l’école connue pour son manque de diversité.

Mais cette belle idée d’inclusion ne fait pas le poids face à ces parents qui rêvent de voir leur enfant entrer dans l’institution. Adrien fait partie de ces étudiants ayant bénéficié de la convention CEP mais il sait qu’il « ne mérite pas complètement [sa] place ». Depuis son plus jeune âge, son père lui parle de Sciences Po, cette grande école qui ouvre toutes les portes et qu’il n’a réussi à intégrer lorsqu’il était bachelier. Alors qu’Adrien vivait à Paris, il a fallu déménager dans le 93 et changer de vie pour entrer dans un des 106 lycées partenaires de la CEP. « Je me suis fait de très bons amis là-bas mais dès la seconde je commençais déjà à me préparer aux concours alors que mes camarades ne savait même pas ce que c’était Sciences Po. »

Biberonné à la littérature classique et de parents cadres, Adrien aurait probablement eu toutes ses chances en passant le concours normal mais il a préféré un pourcentage de chances plus élevé, qui plus est face à des concurrents qui n’ont pas été élevé dans le but d’entrer dans une grande école. Il a facilement pu faire la différence lors des deux oraux et une fois dans les locaux de Saint-Germain-des-Prés, l’étudiant a vite remarqué qu’il n’était pas le seul à avoir usé de ce stratagème.

« Il y en a toujours 3-4 par promotion qui ont déménagé exprès pour être dans un lycée partenaire et entrer plus facilement à Sciences Po »

En première année, après avoir eu des soupçons sur quelques élèves qui avaient le même profil que lui, ses camarades lui ont confié être dans le même cas que lui. « Il y en a toujours 3-4 par promotion qui ont déménagé exprès pour être dans un lycée partenaire et entrer plus facilement à Sciences Po. Et encore c’est sans compter ceux pour qui ça n’a pas marché », raconte Adrien en riant doucement. En effet, l’un de ses meilleurs amis, Baptiste, avait aussi misé sur un lycée CEP à Avignon pour intégrer l’école de ses rêves, sans succès. Encore très remonté par cet échec, Baptiste a fini par accepter de nous parler.

Contrairement à Adrien, Baptiste n’a pas eu à déménager. Il habitait déjà à Avignon et a seulement eu à intégrer un lycée partenaire de sa ville pour pouvoir prétendre à la convention CEP. Ses parents, ayant fait tous deux Sciences Po, l’ont poussé à intégrer la prestigieuse institution. Admissible à l’oral, il n’a finalement pas été accepté. « J’étais persuadé que j’allais être pris, c’était mon rêve, j’ai travaillé, pris des cours en plus et ça n’a pourtant pas marché. Alors qu’est-ce que ça doit être pour les étudiants qui se décident seulement à passer le concours l’année de terminale ? » raconte-t-il en colère.

Même si ces cas de fraude restent minoritaires, de plus en plus d’élèves issus de milieux favorisés se retrouvent dans ces concours CEP. En 2016, plus de 40% des élèves admis par la filière étaient issus de familles CSP+ pour catégories socio-professionnelles supérieures selon Libération. Un échec cuisant pour un programme qui visait plus de diversité. Mais difficile d’interdire pour autant le concours CEP aux non-boursiers. Pour Sciences Po, cela sanctionnerait d’autres élèves méritants : « Il y a beaucoup plus d’échelons dans les études supérieures que dans le secondaire. Certains dont les parents ont un revenu juste au-dessus de la bourse au lycée peuvent se retrouver boursiers dans le supérieur », nous raconte une responsable à Sciences Po.

Et même si l’école décidait de seulement ouvrir cette convention aux boursiers (ils représentent déjà 60% des admis en CEP), certaines disparités perdureraient. Un enfant d’un couple d’enseignants qui, certes, gagne peu aura bien souvent une culture générale impeccable comparé aux autres élèves boursiers. L’ouverture a aussi ses limites même si Sciences Po ne fait pas l’effort de se faire connaître de certaines classes sociales. En 2009, une large étude réalisée par Marco Oberti, Franck Sanselme et Agathe Voisin pointait du doigt la méconnaissance des programmes Sciences Po chez les parents peu diplômés ou de nationalité étrangère. 65,9% des parents français sans diplômes ne connaissaient pas l’école.

C’est ce qu’a vécu Amel, actuellement étudiante à Sciences Po et passé par la CEP. Pour la jeune femme, le concours CEP n’arrive pas à viser les bonnes personnes du fait que Sciences Po reste principalement connu des classes moyennes et supérieures. « Quand j’interviens dans des lycées, ils n’ont jamais entendu parler de l’école, alors que dans les lycées parisiens ils savent presque tous ce que c’est. » C’était d’ailleurs son cas où elle n’a découvert Sciences Po qu’en première.

Magrébine et originaire, elle a particulièrement mal vécu la discrimination de la part de ses enseignants à son arrivée à Sciences Po : « Un de mes profs d’histoire a demandé lors du premier cours aux CEP de lever la main pour nous identifier. J’ai trouvé ça particulièrement violent de vouloir nous identifier, je n’ai pas compris la démarche. » Car, pour certains professeurs et élèves, les étudiants venant de CEP sont moins bons que les autres ou, pire encore, moins méritants.

En cours, certains camarades lui demandent parfois la traduction de tel mot en arabe sous prétexte qu’elle a un nom à consonance arabe. « On se tourne vers moi comme si j’étais un dictionnaire de langue arabe. » Autour d’elle, Amel ne voit pas la diversité promise par Sciences Po avec la convention CEP. Rares sont les enseignants noirs, arabes ou asiatiques qui pourraient servir de modèles et auxquels ils pourraient s’identifier.

« Il faudrait supprimer cette école de merde. C’est un entre-soi dangereux, on parle de diversité alors que c’est le conservatisme à l’état pur »

Un constat que partage aussi Youcef B., membre du collectif Pour nous spécialisé dans les discriminations à Sciences Po. Rentré à Sciences Po par le concours de la CEP, il a décidé de quitter l’école cette année pour étudier ailleurs et découvrir une autre méthode d’enseignement que celle qu’il a connu dans la grande école. Le jeune homme en est particulièrement déçu et ne mâche pas ses mots : « Il faudrait supprimer cette école de merde. C’est un entre-soi dangereux, on parle de diversité alors que c’est le conservatisme à l’état pur. J’ai le sentiment d’avoir été utilisé, d’avoir été le quota. »

Dès l’atelier de préparation au concours dans lycée, Youcef a remarqué cet écart. « Il n’y avait pas mes potes qui passaient Sciences Po, quasi pas d’arabe ou de noir, juste des gus qui venaient d’ailleurs ou de zones pavillonnaires. » Venant d’une cité en banlieue, il est la cible supposée du programme CP mais une fois à l’école il se rend compte qu’il est presque seul. Youcef se voit comme un vendu pour avoir accepté d’entrer à Sciences Po. Pour lui, les quelques personnes qui représentent la diversité à Sciences Po se font engluer dans ce modèle élitiste sans aucun retour en arrière possible.

Ce qui agace le plus Youcef lors de sa première année ? La pitié que ressentent ses camarades à son égard, comme s’il était impossible pour lui de suivre facilement comparé à eux. « J’ai ressenti un choc culturel immense, une violence symbolique immense. On se rend compte que pendant qu’on vivait dans la merde, d’autres se sont mis très bien toutes leurs vies. »

Mais malgré toutes ces critiques, le membre du collectif admet que les mentalités évoluent peu à peu à Sciences Po. Il recommande toujours l’école aux lycéens en zone défavorisées tout en les prévenant des nombreuses discriminations auxquels ils feront face. Youcef se rappelle tout particulièrement de la difficulté qu’éprouvaient ses professeurs à retenir son prénom. Walid, Mohamed, tout y passait. « Laisse tomber, on m’a confondu plein de fois. Dans leur tête, on se ressemble tous. Une fois y en a un qui s’est trompé et qui m’a appelé Mohamed alors je lui ai dit que je m’appelais Couscous » raconte-t-il en explosant de rire.

Si certains ont l’humeur et le détachement de Youcef, d’autres étudiants arrivent chaque année à Sciences Po telles des brebis prêtes à se jeter dans la gueule du loup. L’institution, qui prévoit un doublement des lycées conventionnés à l'horizon 2023, reste une belle opportunité pour ceux qui parviennent à s’intégrer et bien sûr à y entrer. Difficile de démocratiser le recrutement sans renoncer à l’élitisme.

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