Le temps d’un instant, l’épicentre de l’univers de Barbie n’était plus Malibu, mais Shanghai. Si Barbie est une icône culturelle depuis notre tendre enfance – et le nouveau film ne fait que prolonger cette histoire –, elle n’a jamais été plus qu’une simple barbie en Chine. Une barbie relativement populaire, certes, mais c’est tout.
Avec l’ouverture du tout premier magasin Barbie à Shanghai en 2009, Mattel espérait changer la donne. Ce projet de plus de 3 300 mètres carrés et d’une valeur de près de 28 millions d’euros proposait non seulement un choix illimité de jouets, mais aussi un restaurant, un spa, un bar à cocktails et même un département mariage conçu par la créatrice américaine Vera Wang, histoire d’attirer les enfants, mais aussi les adultes.
Deux ans plus tard, il a fermé ses portes.
Dans l’histoire Barbie, Shanghai n’est qu’une parenthèse furtive – un projet coûteux et massif pour un personnage dont Shanghai ne voulait pas vraiment. D’après la plupart des évaluations, son échec est dû en grande partie à un mauvais timing et une mauvaise interprétation des marchés.
Mattel est l’une des nombreuses grandes entreprises américaines à avoir tenté de s’implanter en Chine au début des années 2000 et à s’est plantée : Home Depot, Best Buy et eBay ont connu le même sort. Pourtant, d’autres entreprises comme Starbucks et General Motors ont réussi à y être encore plus populaires qu’aux États-Unis.
Compte tenu de la demande actuelle pour Barbie et de la taille du marché chinois, la chute fulgurante de Barbie Shanghai a représenté non seulement la perte de millions perdus sur l’investissement initial de Mattel, mais aussi de profits incalculables si le projet avait été un succès.
La boutique en soi était une merveille de design. Créée par Slade Architecture, un cabinet de design basé à New York, elle a remporté le prix 2010 du magasin de l’année décerné par l’Association for Retail Environments. Chaque détail donnait l’impression d’être dans le monde de Barbie, avec son mobilier blanc, lisse et brillant et son éclairage rose fluo. Le magasin rectangulaire rayonnait depuis l’autre bout de la rue.
Dans une vidéo promotionnelle créée pour l’ouverture du magasin, Gene Murtha, ex vice-président du marketing international chez Mattel, a déclaré : « On voulait qu’il soit beau à l’extérieur et à l’intérieur, et on a réussi. C’est une œuvre d’art magnifique. » Dans la même vidéo, Richard Dickson, ancien directeur général et premier vice-président de Barbie, aujourd’hui président et directeur de l’exploitation de Mattel, a déclaré, « On a changé le paysage de Shanghai pour toujours. » Mattel n’a pas répondu à nos multiples demandes de commentaires.
Avant l’ouverture du magasin, Richard Dickson a déclaré dans une interview que Shanghai avait été choisie avant Milan, Paris, Londres, New York et Los Angeles en raison de la réaction intergénérationnelle de Shanghai à l’égard de la marque. « Il y a eu une connexion étonnante avec les valeurs de Barbie, a-t-il déclaré. Dans cette culture, Barbie représentait un monde de possibilités pour les filles et les femmes. Elle avait des carrières extraordinaires, des voitures, des avions, des copains – tout ça en ayant l’air fabuleuse. »
Pourtant, la vitrine illuminée n’a pas suffi à attirer les enfants de Shanghai. Pire encore, elle n’a pas suffi à attirer les adultes, pour lesquel·les une grande partie du magasin était en fait conçue. Et c’est sans doute la plus grosse erreur de calcul du magasin : proposer des trucs pas adaptés aux gosses, comme des vêtements haut de gamme créés par la costumière de Sex and the City, Patricia Field, et des articles papeterie et make-up, mais aussi des martinis Barbie et des traitements pour raffermir les seins. Ces idées sont peut-être attractives pour des femmes occidentales adultes nostalgiques de Barbie ; pas forcément pour des femmes chinoises qui n’ont pas grandi avec cet univers.
« Il y a beaucoup de spéculations sur ce qui s’est passé », déclare Lori Verderame, historienne de l’art et évaluatrice d’antiquités spécialisée dans les Barbies et autres objets de collection. « Je pense qu’il s’agit essentiellement d’une différence culturelle. On s’attendait à ce qu’elle soit très bien accueillie, car le marché chinois représentait une opportunité considérable. »
Plus de dix ans après la fermeture de la boutique, Lori Verderame affirme que les collectionneur·ses de Barbie manifestent un certain intérêt pour les articles de Shanghai, mais que ça reste une niche. Mattel avait sorti une édition Shanghai de la Barbie classique, ainsi qu’une autre décrite comme ayant un « air pan-asiatique ».
Dans les groupes Reddit consacrés à Barbie, quelques personnes se demandent pourquoi le premier et unique magasin Barbie était situé à Shanghai et mentionnent parfois les barbies conçues spécialement pour cette boutique. Sur eBay, une écharpe en soie d’occasion du magasin se vend à 90 euros, et une Barbie Shanghai toujours dans son emballage avec deux tenues et un chiot de la taille d’un sac à main se vend entre 120 et 275 euros. D’autres Barbies de cette époque coûtent environ 70 euros, mais certaines vont jusqu’à 1 800.
Lori Verderame pense toutefois que le film suscitera un regain d’intérêt pour tous les articles Barbie : « Les collectionneur·ses sont très, très intéressé·es et excité·es, non seulement par ce film, mais aussi par le fait qu’il va provoquer une forte hausse des objets de collection Barbie », dit-elle. Selon elle, le prix des Barbies et autres accessoires a déjà quadruplé et les produits de Barbie Shanghai, y compris du design de la boutique comme les présentoirs, connaîtront probablement la même augmentation.
En fin de compte, la plupart des analystes considèrent que l’échec de Barbie Shanghai est dû au fait d’en avoir fait trop, et trop vite. Mattel a investi dans l’idée que Barbie pourrait devenir un symbole culturel en Chine sans vraiment vérifier cette hypothèse avant de débourser des millions. D’autres pensent que cet échec est politique : la Chine résiste à l’américanisation de sa culture et entretient des rapports différents à la féminité.
Mais si Mattel était simplement en avance sur son temps ? Peut-être que cette boutique aurait eu plus de succès aujourd’hui. Les films hollywoodiens prennent en effet de plus en plus en compte le public chinois, et c’est clairement le cas pour la production de Barbie. De plus, les consommateur·ices chinois·es souhaitent découvrir la culture américaine par le biais d’expériences touristiques courtes, sans avoir à voyager, comme l’explique Candise Lin, psychologue de l’éducation. Dans une vidéo TikTok, elle montre que les bars et cafés à thème « camping américain », qui permettent aux client·es de prendre des photos comme s’iels campaient aux États-Unis, sont devenus populaires dans plusieurs villes chinoises.
Quoi qu’il en soit, les Chinois·es n’étaient pas prêt·es à dépenser 140 euros pour un jean’s Barbie en 2010. Mais peut-être qu’en 2023, la boutique instagrammable de Shanghai aurait connu un réel succès.