Il y a des moments où on est bien heureux·se que personne ne soit là pour contempler le pathétisme dans lequel on se trouve. Et en même temps, on retire une certaine satisfaction au désœuvrement d’avoir touché le fond.
J’étais dans une relation où il ne se passait plus grand-chose depuis longtemps, et je crois que ça aurait pu continuer comme ça jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est dur de rompre quand il n’y a pas de conflit ni de problème apparent, juste un immobilisme paisible. Il était mon meilleur ami, je l’aimais plus que n’importe qui, la cohabitation se passait bien, mais je ne voulais pas, à 24 ans, m’enliser dans une monotonie plate. Il était du même avis que moi, bien qu’il soit plus âgé, et était pourtant incapable de prendre la moindre décision, comme englué dans l’utopie d’une vie qui n’existera jamais. Après plusieurs années de vie commune, on a vidé notre appartement et eu quelques échanges passifs-agressifs pour savoir qui gardera le tapis acheté au Maroc ou le vase chiné aux Marolles, alors qu’on n’en avait tou·tes deux, dans le fond, rien à cirer.
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J’ai entassé mes cartons dans la cave d’une amie, contemplé une dernière fois ce qu’il restait de ma vie, et suis partie à Gênes. On était en juillet, je venais d’être diplômée, je gagnais un peu d’argent en tant que journaliste freelance, j’étais flexible pour travailler où je voulais mais je n’avais aucune idée d’où m’installer.
Il m’a suffi de seulement cinq jours pour réaliser que je frôlais le scénario de Mange, prie, aime et qu’il fallait me ressaisir. J’ai migré à Brighton, loin du soleil et des pizzas aussi onctueuses que pas chères.
L’atmosphère anglaise me seyait mieux. Le vent et la pluie me fouettaient le visage, et j’avais bien besoin qu’on me remette les idées en place. Je n’ai pas quitté une seule fois mon imperméable durant la première semaine.
« Voyager seule, le meilleur moyen de ne pas le rester », reçus-je comme notification pour un podcast France Inter. C’était aussi ce que me martelaient mes ami·es avant mon départ. Je dois sans doute faire figure d’exception. Mon quotidien se limitait à aller à la librairie Waterstones pour engloutir des cappuccinos et des banana breads, posant mes doigts gras sur des livres neufs que je prenais le temps de lire en entier sans songer à les acheter. J’y passais bien trois heures par jour.
J’avais une soif intarissable d’être seule. La solitude ne me pesait pas, mais elle avait un goût nouveau. J’avais l’impression d’être dans une sorte d’état méditatif constant. J’espérais que l’expérience m’amènerait à atteindre des zones de mon esprit jusque là inconnues ; ou atteindre une forme de sérénité durable, un détachement de tout et pour toujours.
Je logeais dans une résidence étudiante quasiment vide pour l’été. J’ai croisé seulement quelques cinquantenaires, seuls, et dont l’accent à couper au couteau m’a empêché de comprendre ce qu’ils foutaient là. J’ai aussi aperçu un gars à peine plus âgé que moi, et qui, le jour de son départ, a sorti une dizaine de bouteilles d’alcool vides de sa chambre.
Il n’y avait pas de brosse à toilette. La cuisine commune était très sale, avec une accumulation de poubelles qui odoraient la pièce. Une fois, je ne suis pas sortie de ma chambre pendant plus de 24 heures, même pour manger. Pas tant par manque de faim que par manque de volonté. Autrement, je me contentais de mac & cheese industriels et réchauffés au micro-ondes ou de tomates cerises.
J’ai quand même été lassée de n’ouvrir la bouche que pour prononcer « with oat milk ». Alors j’ai téléchargé Tinder, mis quelques photos et ajouté comme description « Fed by books, rock and hummus ». J’ai laissé l’application miroiter plusieurs jours. J’ai échangé avec quelques personnes, rien de bien tonitruant. Et puis, j’ai été charmée par Toby – enfin, pas par son nom, le pauvre – un petit gars avec des tatouages jusque sur les doigts, une veste en cuir oversize, une épaisse barbe et des boucles blondes qui dépassaient de sa casquette. Il m’a proposé un verre à la fin de la semaine. J’ai répondu : « What about in one hour? », et c’est comme ça que je me suis retrouvée dans un bar en bord de mer, un tournesol dans un vase posé sur la table, à contempler le coucher du soleil avec ce bel inconnu.
Le courant passait bien. On a changé de bar, pour jouer à A Little More Conversation, un jeu de cartes avec des questions variées allant de « What do you admire about your parents? » à « What do you rate humanity’s chances at surviving another 1.000 years? ». La soirée a rapidement pris une tournure intime et on s’est raconté·es nos rêves, nos souvenirs d’enfance douloureux et quelques anecdotes embarrassantes.
Alors que le bistrot fermait ses portes, on s’est acheté des bières dans un night shop et on s’est posé·es chez lui, un appartement étonnamment très blanc, propre et rangé. J’ai mis de la musique, en optant pour le groupe de garage australien Girl and Girl. Je l’avais découvert en feuilletant la programmation du Botanique à Bruxelles, pour offrir une place de concert à mon ex. Je suis fan de leur sarcasme, notamment avec Divorce qui illustre parfaitement mon état d’esprit : « I spent my summer wishing I would die » – j’ai toujours haï l’été – ou leur titre Shame is not now : « I’ll come to dinner tonight. I’ll wear my shittiest shirt, hope that’s alright. Sorry about that time that I kicked your dog, I was drunk »
Girl and Girl a évoqué à Toby The Vaccines, qu’il m’a aussitôt fait écouter. Sacrilège, je ne connaissais pas cette pépite anglaise – pourtant largement notoire – et ma quête obsessive de nouvelles perles musicales n’en a été que plus alimentée. Sur le moment, j’ai apprécié le groupe, mais sans plus. C’était dur de se concentrer sur la musique quand une main s’employait à explorer la moindre parcelle de mon corps.
J’ai préféré rentrer dormir dans ma résidence étudiante crade. Comme si j’avais assez bafoué l’isolement que j’essayais de m’infliger, et que je ne méritais pas tant de confort. J’ai lancé Post break-up sex des Vaccines dans mon casque, roulé une clope et me suis enfoncée dans l’obscurité de la nuit et de mon chagrin.
« I can barely look at you
Don’t tell me who you lost it to
Didn’t we say we had a deal?
Didn’t I say how bad I feel? »
J’ai pris un détour pour marcher le long de la plage.
« Have post break up sex
That helps you forget your ex
What did you expect
From post break up sex? »
La chanson me mettait en pleine face mon déni. Alors je l’ai remise en boucle. Je réalisais, pour la première fois, que ma relation était détruite, consumée jusqu’à la moelle, qu’il n’y aurait pas de retour en arrière. Que je n’étais qu’aux prémisses d’un gouffre, et je ne savais pas quand j’en sortirai.
« Leave it ’til the guilt consumes »
J’étais rongée par la culpabilité, je portais sur les épaules la responsabilité de ma décision et de ma fuite.
« I can’t believe you’re feeling good
From post break up sex
That helps you forget your ex »
Lors de notre dernier coït, alors qu’on était déjà séparé·es, il avait joui sur mon dos. Pendant que je sentais la semence couler le long de mon sillon, j’avais eu envie d’en récupérer un échantillon pour le conserver dans mon portefeuille, comme certains parents le font avec une photo de leurs gosses. Ça aurait été le souvenir d’un futur qui ne se produira pas, et une façon de garder mon ex près de moi.
« When you love somebody but you find someone
And it all unravels and it comes undone »
Je côtoie des tas de couples qui visualisent main dans la main leurs vingt prochaines années sans que leur front ne se mette à suer. Je ne fais pas partie de cette catégorie. Je doute. Tout le temps. Et, à ce moment-là, j’avais l’impression que ça ne pourrait jamais changer. Que si ça n’avait pas marché avec lui, et toute sa bienveillance, ça ne marcherait avec personne d’autre. Et si j’apprécie traîner toute seule, la solitude affective, par contre, m’angoisse profondément.
Je suis restée un long moment sur un banc, au bord de la jetée, avec l’envie de m’y jeter, les joues irritées par le sel de mes larmes.
Le lendemain, j’ai pris un Flixbus pour rentrer à Bruxelles, terre perdue que je devais reconquérir. Je sentais que c’était le moment de quitter Brighton et d’arrêter de dilapider mes économies. Post break-up sex m’a accompagnée pendant les dix heures de trajet. À chaque écoute, la musique me transportait toujours autant. La tristesse qui mijotait silencieusement en moi, remontait le long de mon œsophage, comme de l’acide qui perforait ma poitrine, créant un trou béant entre mes seins. La musique me permettait d’y passer mes doigts et de tâter la cavité. Je n’arrivais pas à savoir si ça me faisait plus de bien que de mal, je crois que ça agrandissait un peu la plaie, comme si je m’arrachais des petits bouts de chair.
L’été était passé, emportant avec lui la motivation d’un nouveau départ. Je me suis résolue à trouver un nouvel appartement, en colocation cette fois-ci car je n’avais pas les moyens de vivre seule. J’ai dû réapprendre à socialiser, un processus qui m’a bien plus sorti de ma zone de confort que celle d’expérimenter la solitude. Mais ces précieux moments d’échange me ramenaient à la vie.
Quelques mois plus tard, The Vaccines entamait une tournée européenne pour la sortie de son nouvel album et passait par Bruxelles.
Écouter du rock avec mon ex était le ciment de notre couple. Il a été bassiste dans une autre vie et a renforcé ma culture musicale. On ne ressentait pas le besoin de sortir, on restait chez nous à écumer les artistes qui nous faisaient vibrer à l’unisson, et on dérogeait à la règle seulement pour aller à des concerts, autant de groupes de niche que de têtes d’affiche.
Cette fois, je suis allée seule au concert. Mais, avant, je lui avais envoyé un message – deux, pour être honnête – lui proposant de m’accompagner. Il a refusé coup sur coup. J’ai ravalé ma fierté.
Je portais une chemise à paillettes jaune et sirotais un gin tonic. Le groupe faisait bien dans le kitch aussi, avec des fleurs en plastique parsemées sur la scène, des drapés sur le mur, et une guitare blanche à strass pour certains morceaux. Post break-up sex a eu sur moi l’effet d’une immense vague. Cette fois, elle ne m’a pas ravagée. La cavité dans ma poitrine était toujours là, mais plus petite, je l’ai caressée avec bienveillance.
Je ne vais pas inventer un vaccin miracle pour se remettre d’une rupture. La rechute – le « post break-up sex » – est souvent inévitable, mais prolonge le temps de rétablissement. Le sexe avec de nouveaux partenaires aide un peu, surtout à se dorer l’égo. Je crois que ce qui marche le mieux, c’est de se dater (doigter) soi-même.