Ce que la rue n’a pas réussi à obtenir, l’Assemblée nationale y parviendra-t-elle ? Dans le cadre de sa journée d’initiative parlementaire, ce 28 novembre, La France insoumise (LFI) a mis à l’ordre du jour une proposition de loi pour abroger la réforme des retraites de 2023.La réforme, pour rappel, avait acté l’allongement de l’âge légal de départ à 64 ans. Mais elle avait surtout suscité de nombreuses mobilisations, de la part des politiques, comme des syndicats et de la population. Pour entériner la mesure, le gouvernement Borne avait eu recours à l’article 49.3 de la Constitution.
Théoriquement, le texte d’abrogation a toutes les chances d’être adopté s’il est soumis à un vote puisque la gauche et le Rassemblement national s’opposent à la retraite à 64 ans. Mais encore faut-il qu’il y ait un vote. La droite et le camp présidentiel ont déposé près de 1 000 amendements, ce qui limite les chances de voir les députés aller jusqu’au bout du texte dans le temps imparti. Une niche parlementaire commence à 9 heures et doit se terminer à minuit, quoi qu’il arrive.
Les défenseurs de la réforme Borne tentent de convaincre que son abrogation serait impossible compte tenu des finances publiques. Un argument qui ne tient pas selon Michaël Zemmour, économiste spécialiste de la protection sociale.
Le gouvernement parle de « dérapage budgétaire » et s’attend à un déficit public de 6,2 % du PIB pour 2024. A-t-on vraiment les moyens d’abroger la réforme des retraites dans ces conditions ?
Michaël Zemmour : Oui, c’est possible. Il ne s’agirait pas d’abroger la réforme des retraites à crédit. Ce que proposent les organisations syndicales, par exemple, est de rechercher le financement nécessaire. Dans la mesure où le coût de l’abrogation de la réforme n’est pas énorme, le levier traditionnel de financement, c’est la hausse des cotisations sociales. L’abrogation de la réforme coûterait 0,6 point de PIB à l’horizon 2032, ce qui pourrait être financé par une hausse de cotisations de l’ordre de 0,15 point par an, à partager entre employeurs et salariés, pendant six ans.
Les organisations syndicales et les partis politiques pourraient aussi discuter des modalités de cette augmentation : est-ce que les cotisations sociales seraient plus importantes pour les employeurs ? Pour les salariés ? Pour les hauts salaires ?
Même si les salariés payaient l’intégralité de ces hausses de cotisations, au bout de six ans, cela représenterait quelques d’euros supplémentaires par mois (de l’ordre de 15 euros au Smic par exemple, mais ça pourrait être moins si d’autres payent plus). Ce n’est pas rien, mais je trouve que cela mérite que l’on en discute.
Le camp présidentiel tente de dramatiser la situation financière des retraites. Il faut rappeler que le gain estimé de la réforme Borne pour le système de retraite représente 15 milliards d’euros, un peu plus si l’on compte les recettes fiscales à un horizon de huit ans. Si on le met en regard du dérapage des finances publiques sur la seule année 2024 (60 milliards d’euros), on voit bien que ce n’est pas la réforme des retraites qui est l’enjeu central pour les comptes publics. D’autant, je le redis, que l’on peut financer l’abrogation.
En plus de l’âge légal de départ, la proposition de LFI suggère de revenir sur la réforme Touraine, c’est-à-dire ramener de 43 à 42 annuités la durée de cotisation nécessaire pour toucher sa retraite à taux plein. Qu’implique un changement de la durée de cotisation ?
M. Z. : La réforme Touraine [adoptée en 2014 sous le mandat de François Hollande, NDLR.] programmait un passage de la durée de cotisation à 43 annuités, mais à un rythme très lent, si bien qu’elle commence tout juste à s’appliquer. Financièrement, abroger la réforme Touraine coûterait plus cher que l’abrogation de la réforme de 2023 seule.
Sur le fond, il faut avoir en tête que la durée de cotisation joue un rôle différent de l’âge légal dans le système, dans la mesure où elle a des conséquences sur l’âge de la retraite ou sur le montant des pensions.
En matière d’âge, la durée de cotisation requise envoie un signal : on dit aux gens, « vous avez tant d’années à faire pour partir à taux plein ». Ils peuvent alors aussi bien partir avant qu’après, moyennant une décote ou une surcote. En fait, on constate que la plupart d’entre eux partent au moment où ils ont atteint ce nombre d’années.
On peut aussi voir la durée de cotisation comme une révision à la baisse du montant des pensions : à âge de départ donné, on part avec moins. Pour les personnes qui ne peuvent pas ajuster leur comportement (par exemple les personnes sans emploi ni ressource à 62 ans), la durée de cotisation joue comme une pénalité financière, et non comme un report de la retraite.
Faut-il donc abroger la réforme Touraine ?
M.Z. : Sur le fond, je ne pense pas que la réforme Touraine soit bonne. Pour beaucoup de personnes, 43 annuités de cotisation, c’est extrêmement long. Et cela peut créer des inégalités. Les personnes qui, quand elles prennent leur retraite, sont pénalisées par ce système de durée de cotisation, sont très souvent celles qui ont les plus petits salaires de référence, les plus petites retraites et qui vont subir une décote. La durée de cotisation est un levier pour faire des économies ou pousser les gens à travailler plus tard, mais c’est un levier qui a été poussé trop loin.
Néanmoins, les organisations syndicales n’ont pas toutes la même position sur la réforme Touraine. Ce qui n’est pas le cas au sujet de la réforme de 2023, où l’opposition est unanime. La logique serait de procéder en deux temps : d’abord, remettre les compteurs à zéro sur l’âge légal de départ, ensuite discuter de la réforme Touraine, mais aussi des niveaux de pension à moyen terme car c’est aussi un sujet important. Sans oublier, bien sûr, la pénibilité ou d’autres thèmes encore.
La droite et les macronistes vont faire obstruction lors de la niche parlementaire. Une abrogation de la réforme par voie parlementaire est-elle complètement impossible ?
M. Z. : C’est un grave problème parce que, derrière un changement des politiques sociales, se trouve toujours cette question : qui décide et qui soutient cette évolution ? Bien sûr, il y a toujours des « pour » et des « contre », mais en général, et notamment sur des sujets aussi importants que les retraites, il y a un ressort de légitimité sur lequel on peut s’appuyer. Soit c’est un partenaire social qui négocie la réforme – ce qui est le cas le plus souvent –, soit c’est l’Assemblée nationale qui donne une majorité.
La réforme de 2023 cristallise une crise démocratique puisqu’elle a été adoptée contre les organisations de salariés, contre la majorité de l’opinion et sans vote à l’Assemblée. On pourrait s’attendre à ce que justement le Parlement soit le lieu de la réouverture d’une discussion. Le fait que le camp présidentiel, qui est devenu minoritaire, cherche encore à obstruer le débat, est un symptôme supplémentaire qui prouve que l’on n’est pas sorti de la crise politique.
Et pourtant, le gouvernement continue de s’opposer à tout retour en arrière sur la réforme des retraites…
M. Z. : Il n’y a que deux types d’arguments qui peuvent rendre légitime une réforme des retraites. Le premier est la volonté démocratique. En l’occurrence, le gouvernement s’appuie uniquement sur l’élection du président de la République en 2022, [qui proposait la réforme dans son programme, NDLR]. Son élection est incontestable, mais depuis, on a quand même vu un désaccord, fort et majoritaire, au sujet de cette réforme. Or, dans une démocratie sociale, on ne peut pas faire une politique sociale contre la majorité de la population.
L’autre argument qui était mis en avant était l’urgence des finances publiques, qui justifiait d’imposer une réforme contre l’opinion. On voit bien aujourd’hui que la réforme des retraites n’y répond pas du tout : la réforme a plutôt creusé le déficit à court terme (par la revalorisation des petites retraites), et les gains, plutôt modestes, sont attendus pour dans huit ans. Il n’y avait pas d’urgence à l’adopter.
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Cette analyse de Michaël Zemmour est pertinente et met en lumière la faisabilité financière de l’abrogation de la réforme des retraites. Elle souligne également les enjeux démocratiques et sociaux qui entourent cette réforme controversée. La question de la justice sociale et des inégalités, notamment en lien avec la durée de cotisation, reste centrale. Espérons que le débat à l’Assemblée permettra au moins d’engager une réflexion approfondie sur le système de retraites et les solutions alternatives.