Un bruit sourd et massif secoue les feuilles d’un arbre voisin et l’équipe se précipite pour recharger. « Vite, vite ! » crie Yan Melnikov, un commandant au visage enfantin. Il est à la tête de cette équipe de huit dissidents biélorusses qui soutiennent l’infanterie ukrainienne et tirent des mortiers américains sur l’ennemi russe.
« Les cochons sont partis », rapporte Melnikov à la radio, en faisant référence aux explosifs lancés.
Il est presque deux heures du matin par une nuit d’hiver, à quelques kilomètres de Bakhmut, une ville de l’est de l’Ukraine. Hormis la lueur des cigarettes et quelques lumières rouges tactiques, il fait nuit noire. Melnikov et son équipe sont à plusieurs heures de leur attaque planifiée contre les forces russes. Leur travail est un mouvement fluide d’étapes répétitives. Ils écoutent tranquillement une radio. De l’autre côté, une équipe de reconnaissance ukrainienne cachée se trouve à quelques kilomètres sur la route, bien au-delà des lignes ennemies, se glissant dangereusement près des troupes russes à leur insu.
« On pouvait sentir leurs cigarettes », dira plus tard un soldat ukrainien.
Ces unités cachées communiquent discrètement des coordonnées, puis Melnikov et son équipe passent à l’action. Ils sprintent vers leurs canons, ajustent les viseurs infrarouges puis tirent sur l’ennemi, espérant éliminer autant de troupes russes que possible.
« Tout en douceur », dit un membre de l’équipe en ramassant un autre mortier, une cigarette à la bouche, « comme avec une nana ».
Depuis des mois, la Russie attaque cette petite ville de l’est de l’Ukraine avec peu de considération pour les vies humaines. Des milliers de soldats russes se sont lancés dans la bataille. Certaines issues de l’infâme groupe mercenaire d’élite Wagner, d’autres à peine formées et récemment mobilisées par le gouvernement russe, tous se battent et meurent en tentant de prendre le contrôle de Bakhmut. Mais malgré tous leurs efforts, les forces ukrainiennes sont parvenues à les arrêter jusqu’à présent. Les deux camps se battent lentement, centimètres par centimètre, avec des pertes toujours plus importantes.
Lors d’un voyage en octobre et novembre, VICE News a passé deux semaines au cœur de la ville assiégée pour suivre les combattants, les bénévoles et les civils restés sur place. Ce que nous avons découvert est un paysage infernal et une ville ravagée par des mois d’attaques.
« Chaque parcelle de cette terre est imprégnée de sang, les canons rugissent à toute heure » – Zelenskyy à propos de Bakhmut
Dépossédée de tous ses habitants, à l’exception de quelques milliers de personnes, sur une population d’environ 75 000 habitants avant l’invasion, Bakhmut n’est plus que l’ombre carbonisée de son passé. Les tribunes du stade de football local sont déchirées par une explosion massive. La place de la ville est un point de distribution de pain marqué par les impacts des obus de mortier et d’artillerie. La clinique locale est un point d’évacuation militaire animé, rempli d’un flux constant de soldats et de civils ukrainiens morts ou blessés.
La semaine dernière, le président ukrainien Voldymyr Zelenskyy a souligné l’importance de Bakhmut en effectuant une visite risquée dans la ville assiégée. Quelques jours plus tard, il a livré un drapeau de combat des lignes de front au Capitole américain, où il a effectué son premier voyage hors du pays depuis le début de la guerre, dans l’espoir de demander aux législateurs américains de lui apporter plus de soutien.
« Chaque parcelle de cette terre est imprégnée de sang, les canons rugissent à toute heure », a déclaré Zelenskyy à propos de Bakhmut dans son discours passionné au Congrès, « mais le Donbas ukrainien tient bon ».
Pour ceux qui restent dans la ville, c’est auprès des pompiers locaux de Bakhmut qu’ils trouvent leur principal soutien. Depuis le début de l’assaut l’été dernier, ils ont maintenu une présence constante, sillonnant la ville assiégée dans un camion de pompiers de l’ère soviétique et portant des gilets pare-balles par-dessus leur équipement.
Il n’y a plus d’électricité ni d’eau courante dans la ville. Les pompiers utilisent des générateurs et se rendent tous les jours au lac situé à l’extérieur de la ville pour pomper d’énormes réservoirs remplis d’eau sale. Les jours les plus mouvementés, ils se retrouvent rapidement à court d’eau et n’ont d’autre choix que de regarder une maison brûler en attendant de pouvoir la remplir à nouveau.
« Quand il y a des gens à l’intérieur », précise Zhenya Yevtushenko, commandant adjoint des pompiers de la station, « c’est avec les enfants que c’est le plus dur. »
Il y a quelques mois, la femme et la fille de 3 ans de Yevtushenko ont fui la ville, mais il est resté sur place. Aujourd’hui, il vit et travaille à la caserne, ne prenant que quelques heures de pause par jour, alors que les appels à l’aide ne cessent d’affluer.
« Comment voulez-vous ressentir quoi que ce soit ? » dit Yevtushenko lors d’une pause à la caserne, « Je dois être partout à la fois. Mais ce sont les gens qui ont le plus besoin de moi. » Il est assis près du routeur Wi-Fi, consultant Google maps pour vérifier à quelle distance il se trouve de sa famille.
Selon les soldats présents, la Russie mène ses combats à la manière d’une « vague humaine », envoyant des milliers de leurs troupes les moins expérimentées sur le front pour affaiblir les forces ukrainiennes. « Ils n’ont aucune tactique, ils ne comprennent rien à l’offensive et à la retraite », affirme Melnikov, chef de l’équipe de mortiers, « ils ne sont que de la chair à canon ».
Les pertes s’accumulent aussi du côté ukrainien. Au point central d’évacuation de Bakhmut, 50 à 100 soldats arrivent chaque jour. Les blessures sont aussi graves que courantes. Les plus chanceux sont commotionnés par des explosions à proximité. D’autres sont blessés par des éclats d’obus qui entraînent des hémorragies importantes.
« Il faut accepter qu’on peut sauver une personne et en perdre une dizaine. Si on a le temps, on arrive à bien travailler. Sinon, on fait comme on peut », confie le Dr Volodymyr Pigulevskiy. « C’est comme à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont tenu Stalingrad. Aujourd’hui, on tient Bakhmut. »
Devant la clinique, deux soldats touchés par les obus attendent d’être transportés vers un hôpital voisin. Ils ont été déployés à Bakhmut juste après l’intensification de l’assaut russe en août, mais deux mois sur la ligne de front ont laissé des traces.
« Les combats sont violents », dit Olexiy, 22 ans, dont la main tremble sur son uniforme taché de sang. « Nous avons eu de la chance. »
Quelques heures plus tôt, ils effectuaient la surveillance d’une position russe lorsque l’artillerie lourde a commencé à pleuvoir. Sans tranchées en vue, ils racontent avoir survécu au bombardement en courant se mettre à l’abri derrière un mur de béton où ils ont appelé à l’aide par radio.
« Rien de mieux pour se réveiller le matin que du café fraîchement préparé et tirer des mortiers sur des bâtards. »
« On pensait que tout allait bien, mais on s’est examiné mutuellement pour voir s’il y avait des blessures et soudainement, on a commencé à vomir », raconte Olexiy, décrivant un symptôme de commotion cérébrale grave.
Malgré leurs blessures, ils se disent déterminés à reprendre le combat. « Je ne veux pas rentrer chez moi. À la maison, il y a des problèmes d’électricité », confie Olexiy un sourire aux lèvres. Il fait référence aux attaques russes sur les infrastructures ukrainiennes qui ont provoqué de nombreuses coupures de courant. « Pas de doute. Nous attendons la prochaine relève pour repartir. »
De retour à la périphérie de la ville, Melnikov et son équipe de mortiers travaillent jusqu’au matin. Malgré le manque de sommeil, il se fait un café en vitesse tandis que les nouvelles coordonnées arrivent. Il court jusqu’à sa position de tir. « Rien de mieux pour se réveiller le matin que du café fraîchement préparé et tirer des mortiers sur des bâtards. »
L’équipe de tête fait son rapport : la mission de nuit a tué un soldat russe, mais aucun mouvement des deux côtés. Pour l’équipe de mortiers, c’est une nuit réussie.
Alors que Melnikov attend les coordonnées, trois frappes russes directes retentissent. Les explosions font tout trembler à quelques maisons de leur position. L’équipe se précipite dans une petite cave servant de refuge.
« Je crois qu’ils nous ont trouvés », dit l’un des soldats alors que les hommes s’entassent dans la cave et reprennent leur souffle.
« N’ayez pas peur, » lance Melnikov en souriant. « C’est comme dans les textes orthodoxes, tous les martyrs deviennent des saints. » Il ajuste son casque et ses lunettes. « On y va ? »
L’équipe se remet rapidement en position de tir.
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