« On ne pense généralement pas beaucoup aux droits des personnes détenues et à ce que dit la loi, constate Mélanie Bertrand, chargée de mission à l’asbl bruxelloise de la Coordination des Associations Actives en Prison (CAAP). L’accès aux livres va toujours venir en dernier. C’est selon nous un droit essentiel mais d’autres vont le voir comme un privilège donné aux détenu·es. Ça se ressent au niveau des associations et des intervenant·es qui doivent toujours justifier leur présence à l’administration pénitentiaire. »
« Ils n’avaient même pas accès à la loi qui a fondé leur propre condamnation. » – Marie Berquin
Même s’il peut sembler minime en apparence, ce problème de l’accès aux livres est surtout un dommage collatéral supplémentaire du dysfonctionnement du système carcéral belge. « C’est évidemment fondamental d’avoir accès à des livres, mais il y a tellement de problèmes à régler en priorité qu’on ne s’est jamais vraiment positionné·es sur cette question de manière spécifique. C’est pour dire l’ampleur de la situation. », regrette Marie Berquin, avocate au Barreau de Bruxelles et co-présidente de l’Observatoire International des Prisons (OIP) qui milite pour les droits des détenu·es.
L’OIP a déjà effectivement fort à faire avec la surpopulation carcérale, l’un des plus gros fléaux dans nos prisons. En avril dernier, le Conseil de l’Europe classait la Belgique à la troisième place des pays membres les plus touchés par la surpopulation carcérale ; notamment en cause, l’allongement de la durée des détentions préventives. Plus drôle encore : en 2019, une action en justice menée par AVOCATS.BE a mené à une (nouvelle) condamnation de l’État belge pour la surpopulation dans les prisons de Saint-Gilles et Forest.
Au passage, Marie Brequin se rappelle d’une rencontre qui l’avait interpellée, un souvenir qui en dit long sur la situation des bibliothèques carcérales en Belgique. Lors d’une discussion avec un détenu de la prison de Tournai, elle se rend compte de l’absence du Code pénal belge dans la bibliothèque : « Ils n’avaient même pas accès à la loi qui a fondé leur propre condamnation. Les livres, c’est évidemment la culture, le divertissement, mais ça doit aussi leur permettre de comprendre ce qu’ils vivent et leur donner des clés. » De source sûre, Tournai n’est pas la seule prison concernée.
Avec Chrysalibre, l’association qu’il a fondée en 2015, François Troukens s’est donné pour mission de combler le manque dans les bibliothèques carcérales, une initiative qu’il a entreprise après avoir purgé sa dernière peine. Un an plus tôt, alors qu’il travaille sur le scénario de Tueurs, il est réincarcéré pour avoir enfreint les conditions probatoires de sa libération. Dans la prison de Forest, il constate un changement de taille : « Les jeunes n’avaient plus accès à la bibliothèque, confie-t-il. On passait avec un chariot et on demandait si les détenus voulaient des livres alors qu’avant, il y avait des bibliothèques accessibles. Lire était devenu compliqué. »
Mélanie Bertrand confirme : « Normalement, il y a une offre dans toutes les bibliothèques. Mais elles ne sont pas toutes gérées de la même façon et ne sont surtout pas toutes accessibles physiquement, pour que les gens puissent venir choisir un livre. Ça se fait sur catalogue. C’est déjà un premier frein. »
En 2017, une enquête réalisée auprès des membres de la CAAP a étudié la question de la lecture en prison. Les chiffres sont basés sur des réponses données par les coordinateur·ices ou associations responsables de la gestion des bibliothèques de 16 des 18 prisons qui comptent Bruxelles et la Wallonie. Sur ces 16 prisons, seulement 9 disposaient d’un local accessible aux détenu·es. Concernant les plages horaires, elles pouvaient varier selon les établissements mais étaient de manière générale relativement peu étendues : certaines prisons disaient avoir un local accessible tous les jours ouvrables, d’autres une fois par mois à peine. Au niveau du choix, la prison de Huy assurait maintenir une « mise à jour régulière suivant les demandes des détenus » tandis que d’autres avouaient avoir un catalogue « pas toujours adapté ». 8 prisons entretenaient une collaboration avec une bibliothèque extérieure, parfois ponctuelle. Peu avaient de budget.
Selon Mélanie, la bibliothèque de la prison de Saint-Gilles est la mieux lotie – disons qu’on y prête au moins attention – : « Sa bibliothèque est gérée par la Communauté flamande et la bibliothèque communale flamande de Saint-Gilles. Du coup, c’est une autre politique et d’autres moyens sont mis en œuvre. » Pour les autres prisons, les projets bénévoles comme ceux de François sont indispensables pour qu’il ait des livres décents en prison.
Mais y a-t-il pour autant une grosse demande au niveau des détenu·es ? Selon François, pas vraiment. Lors de la création de Chrysalibre, il avait publié un texte dans lequel il justifiait ce désintérêt par les raisons suivantes : « insuffisance de l’offre, rares nouveautés, cellules sombres et bondées, bruits insupportables, manque de pratiques culturelles et de concentration ». Au téléphone, il ajoute d’autres éléments et insiste sur un problème d’ordre structurel : « Les sociétés privées viennent en prison pour exploiter de la main d’œuvre pas cher. Y’a des détenus qui enchaînent des palettes pour toucher quelques centimes de l’heure. Ça laisse vraiment pas de place pour la lecture. Et pour d’autres, y’a la télé qui tourne en boucle. » Marie Berquin ajoute que dans certains établissements, seuls dix livres sont simultanément autorisés par cellule. Autre élément : en prison, le niveau d’instruction est souvent faible : en 2018, la CAAP estimait que « 75% de la population était peu instruite ou qualifiée ».
« Leurs dictionnaires les plus récents datent du début des années 2000. Depuis qu’on organise un concours d’écriture, les détenu·es nous identifient comme une association active dans le domaine et nous envoient pas mal de demandes. » – Mélanie Bertrand
Vincent, qui préfère s’exprimer sous un nom d’emprunt, travaille notamment à la prison de Saint-Gilles. Il rapporte que dans les cellules d’isolement, il n’y avait jusqu’à peu « que des livres genre monographie sur Lady Di, des magazines de moto ou à la limite des vieux Spirou ». Il précise aussi que selon lui, la plupart des détenus ne connaissent pas leurs droits et ne savent pas qu’ils ont droit à des livres au cachot. La caisse à livres n’est d’ailleurs pas régulièrement renouvelée. Cela serait justifié par le fait que les détenus, dans la colère, pourraient déchirer les pages. Ce n’est que récemment qu’une affiche collée sur leur porte les informe de leurs droits, dont celle d’avoir de la lecture donc.
Mélanie Bertrand confirme aussi le manque de renouvellement. Pourtant, des livres c’est pas ce qui manque à l’extérieur. Au moment où on se parle, elle vient d’ailleurs de préparer un colis pour la bibliothèque de la prison d’Ittre : « Leurs dictionnaires les plus récents datent du début des années 2000. Depuis qu’on organise un concours d’écriture, les détenu·es nous identifient comme une association active dans le domaine et nous envoient des demandes. »
De son côté, François confie avoir récemment dégoté près de 2 000 livres pour la prison de Saint-Hubert. Mais si les idées ne manquent pas, dépoussiérer les vieilles étagères des bibliothèques reste souvent compliqué pour lui : « On a organisé une soirée de collecte de fonds et on a mis de l’argent en crédit dans une librairie à Namur. Les détenus faisaient des listes des livres qu’ils voulaient. Mais un jour, l’initiative a été stoppée parce que la librairie ne voulait pas que ça se sache. »
L’ex-braqueur doit aussi négocier avec un passé qui vient parfois lui mettre des bâtons dans les roues. « Il y a quelques années, j’ai été à la Foire du livre à Bruxelles pour récolter des livres chez des éditeurs, dit-il. Je suis reparti avec des camionnettes pleines de livres mais le Ministère de la Justice considérait qu’en tant qu’ancien détenu, j’étais dangereux et que je pouvais faire passer des choses dans les livres. » Cet obstacle, François va se le coltiner jusqu’en 2022, date à laquelle il sera réhabilité : « Après ça, je serai plus libre pour militer. » En ce qui concerne les bouquins chopés à la Foire du livre, il les a finalement emmenés chez des personnes qui gèrent des bibliothèques carcérales.
Outre l’accès à la loi et à la culture, les livres constituent également une source importante en termes d’informations relatives à la santé. L’asbl I.Care mène un projet nommé Biblio Take Care, né du constat d’un manque de livres à ce sujet dans la bibliothèque de Berkendael, la prison pour femmes de Bruxelles. Depuis le début du projet associatif, près d’une soixantaine de nouveaux livres ont été introduits à Berkendael, en français, anglais, néerlandais et espagnol.
Quand il avait lancé son initiative avec la librairie à Namur, il arrivait à François de recevoir des demandes spécifiques d’autres genres : « Des livres de voyage, de géo, de photo, mais surtout de poésie, assure-t-il. Quand ils écrivent des lettres à leurs proches ; ça les inspire. » Cette façon d’utiliser le livre comme lien avec la famille, l’assos’ Chrysalibre la concrétise encore plus quand elle fournit des livres à d’autres structures, comme le Relais Enfants Parents, pour que les livres trouvent place dans les parloirs. « J’avais un fils de 6 ans quand j’étais en prison, se rappelle François. C’est complètement dingue, il ne pouvait même pas prendre son bulletin avec lui au parloir. C’est important que les parents puissent lire des histoires avec leurs enfants, partager, raconter. Il faut aller trouver la direction et faire bouger les choses. »
Lors de sa dernière incarcération à Forest, François dit avoir vu des gens qui « se sont radicalisés dans la haine parce qu’ils ont été oubliés, humiliés et rejetés de la société, et qui voulaient se venger ». Il dit vouloir faire comprendre aux gens qu’ils appartiennent à cette société, et que c’est ce qui le pousse à continuer à militer à travers les livres et les films. « Les bibliothèques carcérales n’ont pas un mode de fonctionnement optimal, mais elles restent la seule offre garantie au niveau culturel dans toutes les prisons », tient à ajouter Mélanie Bertrand. Le fait que d’autres assos’ comme la CAAP ou I.Care, entre autres, montent des projets est la preuve qu’il y a une sérieuse piste à creuser.
« La prison, c’est un monde malade qui n’évolue pas. Il faut une réforme radicale, mais c’est un vaste sujet qui n’intéresse personne. » – François Troukens
En France, l’association Lire pour en sortir a été créée après que son fondateur, l’avocat Alexandre Duval-Stalla, a fait modifier un article du Code de procédure pénale pour que la participation à des activités culturelles, notamment la lecture, soit prise en compte dans l’attribution de remises de peine supplémentaires. Une idée venue du Brésil où depuis 2009 chaque livre lu en prison peut, moyennant la rédaction d’une fiche de lecture, rapporter jusqu’à 4 jours de remise de peine. Cette garantie n’existe toutefois pas en France, où la décision d’attribuer ou non des remises de peine appartient aux juges d’application des peines, qui peuvent donc prendre en compte la participation aux programmes de Lire pour en sortir pour le faire. Contactée par mail, l’association dit ne pas avoir beaucoup d’influence sur cette décision, « mis à part le fait de faire des attestations de participation pour les personnes détenues et de l’information auprès des juges. Nous ne pouvons malheureusement pas garantir que les livres lus rapportent effectivement un nombre défini de jours de remise de peine ».
François Troukens dit avoir proposé l’idée en Belgique, sans succès. L’heure est pour l’instant au chantier des nouvelles prisons, notamment celle de Haren. Depuis que le projet a été annoncé comme étant la solution pour endiguer la surpopulation carcérale et la vétusté des prisons bruxelloises, cette méga-prison fait débat et soulève la colère des orgas. Géographiquement parlant déjà, c’est une nouvelle rupture avec la société pour les personnes détenues. « C’est souvent des personnes issues de milieux socio-économiques précaires qu’on voit en prison, donc des familles qui n’ont pas de voiture, explique Marie Berquin. Ça va aussi rendre plus difficiles les visites d’avocats ou d’associations. D’un point de vue pratique, ça va encore plus isoler les détenu·es. » Le coût de cette prison – estimé à plus de 1 milliard d’euros – risque aussi de se répercuter sur un manque d’argent à investir dans d’autres politiques alternatives à l’incarcération et dispositifs de réinsertion. Et pour en revenir au problème de base, rien ne laisse présager qu’elle sera une solution à la surpopulation. Marie Berquin ajoute : « C’est comme si on avait un robinet qui fuit et qu’on mettait un seau plus grand : ça ne change rien, c’est le robinet qu’il faut couper. » Toujours la même rengaine : plus on construit de prisons, plus on les remplit.
François reste malgré tout optimiste dans ses actions mais sait qu’il faudra continuer à secouer les politiques pour que ça bouge vraiment. En attendant, il constate : « La prison, c’est un monde malade qui n’évolue pas. Il faut une réforme radicale, mais c’est un vaste sujet qui n’intéresse personne. Personne en politique n’a les couilles de faire changer les choses. Il suffit de lire Foucault, on n’a pas évolué depuis. »
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