La société japonaise méprise les mères célibataires, leur refusant souvent un emploi à temps plein et même la possibilité de louer un logement. Si leur fille tombe enceinte sans être mariée, les parents ont tellement honte qu’ils lui coupent parfois les vivres. Et évidemment, l’avortement n’est pas une perspective envisageable : dans ce pays, les femmes doivent encore obtenir l’accord de leur conjoint. Parfaitement impossible pour les femmes célibataires ou victimes de violences domestiques.
La plupart d’entre elles finissent donc par mener leurs grossesses à terme. Mais dans les cas extrêmes, le désespoir en pousse certaines à faire l’impensable : abandonner leur bébé, voire pire.
En 2019, un médecin a refusé l’avortement à une jeune femme. Elle a étouffé son bébé dans les toilettes d’un aéroport de Tokyo. En mai, une femme de 29 ans a été arrêtée pour avoir abandonné son nouveau-né dans la cuvette des toilettes d’un love hôtel, son cordon ombilical toujours attaché à son petit corps.
Ces cas poignants, qui font la une des journaux depuis des années, ont incité le gynécologue Takeshi Hasuda à créer le premier et unique service japonais permettant aux personnes ayant eu une grossesse non désirée d’accoucher en toute confidentialité et de faire adopter leur bébé. En mai, le Docteur accueillait son deuxième bébé né d’une mère anonyme.
« Cette femme nous a confié que si elle n’avait pas eu la possibilité d’accoucher anonymement, elle se serait probablement tuée avec le bébé », a-t-il déclaré à VICE.
« Afin de protéger et de préserver la vie du bébé, nous accordons l’anonymat aux mères biologiques » – Takeshi Hasuda, gynécologue à l’hôpital Jikei
Hasuda est le gynécologue en chef de l’hôpital Jikei, situé dans la préfecture de Kumamoto, dans le sud du Japon. En 2007, l’hôpital a fondé l’une des premières « boîtes à bébés du pays » (en japonais « Konotori no Yurikago », soit « berceau des cigognes »), un sas qui permet aux femmes de déposer leur bébés de manière anonyme.
En 2018, la presse relate l’histoire d’une Japonaise de 25 ans qui avait accouché dans un café et tué son nouveau-né. Cette tragédie incite Hasuda à pousser son concept un peu plus loin : un an plus tard, il offre également aux mères de venir accoucher anonymement dans son hôpital afin qu’elles ne prennent pas le risque d’accoucher seules chez elles.
Les patientes qui choisissent l’accouchement confidentiel ne supportent aucun coût médical et ne sont invitées à communiquer leur nom et leur identité qu’à un seul membre du personnel. Leurs nouveau-nés sont confiés à des agences d’adoption.
« Afin de protéger et de préserver la vie du bébé, nous accordons l’anonymat aux mères biologiques », a déclaré Hasuda.
Hasuda s’est inspiré du système allemand d’accouchement sous X, qui permet également aux femmes d’accoucher anonymement dans un environnement médical. Les professionnels de la santé ont fait l’éloge de ce système qui permet de sauver des vies en aidant les femmes en situation de crise et celles qui n’ont pas accès aux systèmes de soutien traditionnels. Mais contrairement à l’Allemagne, le service japonais n’est régi par aucun cadre juridique, ce qui suscite des inquiétudes quant à son avenir.
Les défenseurs des droits de la femme au Japon estiment que le service du Docteur Hasuda n’est nécessaire que parce que le pays a l’une des politiques les plus restrictives en matière d’avortement parmi les économies développées.
Les femmes ne sont en effet autorisées à avorter que jusqu’à 22 semaines de grossesse et doivent également obtenir le consentement de leur conjoint, ce qui fait du Japon l’un des 11 pays qui exigent encore une telle approbation. Bien que les victimes de violences domestiques soient exemptées de cette règle, les médecins sont connus pour couvrir de honte les femmes enceintes qui ne peuvent obtenir l’approbation de leur mari pour avorter.
« Pour en terminer définitivement avec les victimes d’infanticide et les femmes qui accouchent seules sans assistance médicale, il faut une législation appropriée — ce à quoi je travaille », a déclaré Takae Ito, une femme politique japonaise qui a demandé au gouvernement de légaliser les naissances confidentielles.
« Comme je n’avais pas beaucoup d’argent et que je ne pouvais pas lui offrir une belle vie, j’ai vraiment envisagé de faire adopter mon fils » – Hanaco, mère célibataire
Hanaco, une mère célibataire de 39 ans qui a demandé à n’être identifiée que par son prénom, nous a confié qu’elle aurait certainement envisagé d’utiliser le système de naissance confidentiel d’Hasuda s’il avait existé lorsqu’elle était enceinte de son fils, il y a de ça cinq ans.
Elle a déclaré avoir eu peur et honte de dire à ses parents qu’elle attendait un enfant. Elle a dû leur expliquer qu’elle allait devoir l’élever seule, puisque son partenaire l’avait quitté après avoir appris qu’elle était enceinte. Ils étaient ensemble depuis sept ans. Hanaco craignait également les problèmes financiers : avec un seul revenu d’environ 2 300 dollars (2 150 euros) par mois, elle pensait ne pas avoir assez d’argent pour élever son enfant. Le revenu médian des ménages au Japon était alors d’environ 3 600 $ (3 350 euros) par mois.
« Comme je n’avais pas beaucoup d’argent et que je ne pouvais pas lui offrir une belle vie, j’ai vraiment envisagé de faire adopter mon fils. Je voulais que son bonheur passe avant tout le reste », a-t-elle déclaré à VICE.
La stigmatisation de l’éducation monoparentale l’a également effrayée, et ce poids a suivi Hanaco jusqu’à l’accouchement. « À l’hôpital, les infirmières n’arrêtaient pas de me demander quel genre de personne était mon partenaire ou ce qu’il faisait dans la vie. Elles me bombardaient de questions », a-t-elle raconté.
« Elles m’observaient comme si j’étais une curiosité », a-t-elle ajouté.
Selon le Dr Hasuda, les personnes comme Hanaco sont exactement le type de patientes qui pourraient bénéficier d’un accouchement anonyme dans son hôpital, où il offre également des soins obstétriques et pédiatriques traditionnels.
Hasuda a été contacté par au moins huit femmes au sujet du système d’accouchement confidentiel qu’il propose. Toutes sont victimes d’abus ou présentent des déficiences intellectuelles et ne voyaient pas comment elles auraient pu élever l’enfant, a expliqué le gynécologue.
« Avant même qu’elles ne tombent enceintes, elles étaient déjà confrontées à des difficultés extrêmes que très peu de gens rencontreront au cours de leurs vies », a-t-il déclaré. « À leurs yeux, elles n’ont pas l’impression d’avoir le choix — accoucher anonymement est la seule chose qu’elles puissent faire ».
« Ça peut sembler être un bon système, mais ce dont ces femmes ont aussi vraiment besoin, c’est d’un soutien après l’accouchement » – Kanako Inaba, gynécologue
Mais l’absence de soutien postnatal pour les femmes accouchant anonymement au Japon fait lever le sourcil à certains médecins. « Ça peut sembler être un bon système, mais ce dont ces femmes ont aussi vraiment besoin, c’est d’un soutien après l’accouchement. Et à la place, elles partent sans même laisser leur nom », a commenté Kanako Inaba, gynécologue et mère de quatre enfants.
« Les femmes qui viennent d’accoucher ont besoin de contrôles physiques, d’une alimentation appropriée pour aider leur corps à se rétablir et d’un soutien mental en cas de dépression post-partum», a-t-elle ajouté. « Mais si elles n’ont pas accès à cette aide une fois qu’elles ont quitté l’hôpital, elles risquent de se retrouver dans une situation similaire, à savoir une grossesse non désirée sur les bras et aucune autre option ».
L’absence de cadre juridique peut également être source de problèmes pour l’enfant.
Normalement, lorsqu’un bébé naît au Japon, l’hôpital doit fournir un certificat de naissance accompagné d’un formulaire d’enregistrement portant le nom des parents biologiques. Les parents sont tenus de soumettre ces informations au gouvernement afin d’ajouter l’enfant au registre national des familles, le seul système permettant de certifier la parenté d’une personne et sa nationalité japonaise.
Et bien sûr, le gouvernement japonais n’accepte pas les déclarations sans le nom de la mère. Pour ses patientes, Hasuda a réussi à convaincre les autorités locales d’accepter les documents de naissance vierges, mais ces naissances anonymes doivent, selon la loi, être signalées aux centres de protection de l’enfance du pays, qui lanceront une enquête pour rechercher la mère biologique.
« Du point de vue de la mère biologique, ce n’est pas ce qu’on lui a promis. L’anonymat était censé lui être garanti, mais à la place, le gouvernement remue ciel et terre pour découvrir qui sont ses proches », a protesté Hasuda. Pour respecter le souhait d’anonymat de ces femmes, il a déclaré qu’il ne fournirait pas les rapports de naissance.
Le premier nourrisson mis au monde par Hasuda grâce au système d’accouchement confidentiel est né en décembre et se trouve toujours dans un foyer pour enfants. L’hôpital n’a pas encore décidé si le bébé allait être placé dans une famille d’accueil ou un orphelinat.
En réponse au lobbying mené par Hasuda en faveur d’un cadre juridique, le gouvernement japonais a déclaré en mai qu’il rédigeait de nouvelles directives sur le sort à réserver aux bébés nés dans le cadre du système de naissances confidentielles. Le Docteur Hasuda a confié qu’il travaillait avec des fonctionnaires pour accélérer le processus.
Si Hasuda admet ne pas encore avoir trouvé le moyen de s’assurer que les bébés seront envoyés vers le bon établissement sans compromettre l’identité de la mère biologique, il pense que sa proposition répond à un besoin important.
« Accoucher seule à la maison peut être extrêmement dangereux pour ces femmes, c’est pourquoi nous offrons ce service », a-t-il déclaré.
Hanaco, maintenant mère d’un garçon de 5 ans, a fini par informer ses parents de sa grossesse quelques mois avant l’accouchement. Elle est heureuse et reconnaissante de la vie qu’elle mène avec son fils dans la ville japonaise d’Hiroshima. Quand elle n’est pas au travail ou derrière les fourneaux, ils sortent au parc ou s’asseyent pour dessiner. Son fils aime gribouiller des portraits de sa mère avec ses crayons de couleur.
Malgré ces beaux moments, elle estime que le Japon a encore beaucoup de chemin à parcourir pour soutenir les mères célibataires. « Les propriétaires me disqualifient immédiatement lorsqu’ils apprennent que je suis une mère célibataire, ou encore pire, une mère célibataire avec un gamin », ironise-t-elle. « Ça serait mieux qu’on soit perçues comme normales plutôt qu’étranges. »
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