Tambour battant, le gouvernement rend enfin public son plan de relance, “France relance”, le jeudi 3 septembre. « Un plan destiné à servir le climat et la biodiversité », explique le chef du gouvernement lors de sa présentation. Le tout avec une stratégie portée par le rétablissement d’un Haut-Commissariat au plan mené par François Bayrou. Le plan prévoit « l’adaptation de nos cultures au changement climatique », annonçait le 14 août le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie. Avant d’ajouter : « Il faut surtout préparer l’avenir, c’est l’objectif du plan de relance où une part conséquente du volet agricole […] sera consacrée à l’adaptation de notre agriculture aux effets du changement climatique ». Un milliard d’euros est également fléché vers les industriels qui souhaitent relocaliser leur production, tandis que le gouvernement planche sur la mise en place d’un plan vélo.
Autant d’annonces qui paraissent prometteuses, au moment même où Jean Castex, le nouveau Premier ministre, étale les bons sentiments dans une tribune publiée dans Ouest France : « Tous écologistes ! », soulignant « l’urgence de ce combat […] Ce plan de relance sans précédent créera les conditions d’une croissance écologique ». Mais il n’en est rien : alors que la production reprend, les changements structurels qu’exige la crise semblent absents. Si Jean Castex déclare devant l’université d’été du Medef que cette crise est le début d’une « transformation de nos manières de faire, de produire », elle est surtout le symptôme d’une crise du capitalisme.
Le gouvernement avait l’occasion de prouver sa bonne foi, en intégrant les mesures votées par la Convention Citoyenne pour le Climat. Emmanuel Macron, qui a reçu les 150 membres à l’Elysée, s’était déclaré favorable à 146 des 149 mesures. Or, plus de deux mois après, ces éléments ne sont majoritairement pas repris par l’exécutif. Dès le 30 Juillet, la CGT prévient dans un communiqué. Après avoir été reçue au ministère de la Transition écologique pour échanger sur le plan de relance, la confédération syndicale dénonce une communication trompeuse et l’absence d’actions structurelles. L’enjeu est de réussir à sauver le monde d’avant, tout en donnant des gages au monde d’après. Il s’agit de verdir l’économie ou d’en donner l’apparence sans arrêter les plans sociaux et les pollutions industrielles.
Guerre de tranchées dans une France confinée
Un chantier qui a démarré dans la foulée du confinement : le 8 avril est publié un décret relatif au droit de dérogation reconnu aux Préfets, qui n’a rien à envier aux mêmes mesures prises en Chine. Le préfet de région ou de département peut passer outre les normes arrêtées par l’administration de l’Etat pour prendre des décisions non réglementaires, notamment en ce qui concerne l’environnement, l’agriculture et les forêts. Dans un communiqué, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner déclare que « le pouvoir de dérogation des préfets pourra être un outil utile pour faciliter la reprise de notre pays ».
« Ce décret généralise le fait qu’on puisse s’affranchir des normes. Il y a une mise à l’écart de l’expertise technique », s’insurge Francis Combrouze de la CGT environnement. Interrogé par Le Média, le syndicaliste habitué des couloirs du ministère de la transition écologique constate que tout est fait pour que « le préfet puisse l’emporter au nom d’arbitrages gouvernementaux ». De plus en plus, les enquêtes publiques sont affaiblies, les experts ne peuvent plus s’opposer aux projets, et l’Etat décide contre l’avis des services. Difficile de ne pas voir à travers ce décret une mesure préparatoire du plan de relance.
Auditionné à l’Assemblée Nationale, Bruno Le Maire se plaint le 29 avril « de perdre des parts de marché à l’exportation qu’il sera ensuite difficile de reconquérir […] si nous ne redémarrons pas vite ». Les lobbies rentrent aussi en action tout en devant faire bonne figure. C’est l’objectif de l’EPE (Entreprises pour l’Environnement), outil de greenwashing au service des industriels, qui publie le 5 mai une tribune dans Le Monde réunissant les grands patrons français. Ceux-là mêmes qui appellent à produire et à travailler plus étalent de bonnes intentions pour le respect de l’environnement. En coulisses, ces patrons s’activent pour freiner les velléités sociales et écologiques. L’Association française des entreprises privées (AFEP), lobby des grandes entreprises, demande un moratoire d’au moins un an sur les nouvelles normes écologiques, arguant dans une lettre que « ces règles représentent un frein pour sortir de la crise ».
Une guerre de tranchées débute. L’expertise s’organise indépendamment. Depuis le confinement, rapports et études se multiplient, préconisant de nouvelles mesures favorables au climat pour refonder l’économie du « monde d’après ». De WWF à la Fondation Nicolas Hulot, en passant par la Convention Citoyenne pour le Climat ou à un regroupement inédit d’ONG et de syndicats (CGT, FSU, Confédération Paysanne, ATTAC, Greenpeace…), des instituts scientifiques (IDDRI, Haut conseil pour le climat, Institut pour l’économie du climat…) ou encore un groupe parlementaire dont certains membres sont issus de la majorité, tous exigent des changements structurels profonds. A l’image de la CGT, qui appelle dans un document à « sortir de cette crise en transformant profondément notre modèle de société » en réduisant notamment le temps de travail sans perte de salaire. Cette mesure avait agité les débats au sein de la Convention Citoyenne pour le Climat dans un objectif de sobriété et de réduction des gaz à effet de serre.
Automobile et aérien, secteurs dans l’œil du cyclone
Jean-Noël Geist, chargé des affaires publiques à The Shift Project, explique au Média la démarche du think tank présidé par Jean-Marc Jancovici pour décarboner la société. L’organisation travaille sur un plan de transformation de l’économie française. « Le but est de peser sur le plan de relance de Bercy et, plus largement, de peser politiquement ». Pour The Shift Project, il faut « choisir quelles activités favoriser dans ce contexte qui implique des choix politiques » et faire du climat la priorité. Ce qui pour l’heure ne semble pas aller de soi au gouvernement : « C’est ambigu, il y a la volonté d’un plan de relance sans discrimination et à tout va, tout en affirmant l’importance des contreparties environnementales. Mais au final on ressort des cartons des projets existants comme le développement de la voiture électrique pour l’industrie automobile ».
Cette dernière est justement emblématique. Avec l’aviation, le secteur automobile cristallise toutes les tensions puisqu’il faut « par la réglementation et la concertation réorganiser ces secteurs. Il faut réduire l’empreinte carbone à l’usage, mais aussi sur la fabrication et développer de nouvelles activités de production et de services », poursuit Jean-Noël Geist.
L’enjeu est d’autant plus fort que le gouvernement en fait une urgence. Dès le 7 mai, lors d’une conférence de presse Bruno Le Maire se réjouit « de voir dans certaines industries, automobile par exemple, les usines se remettre à tourner ». Emmanuel Macron présente lui-même le plan de relance du secteur le 26 mai. Avec 8 milliards d’aide à la filière, le président de la République déclare vouloir « réconcilier l’objectif écologique et l’objectif économique » en faisant de la France le champion européen de la voiture électrique. Il annonce une prime de relance pour faciliter l’achat de véhicules « plus propres » (dont des véhicules diesels en réalité polluants) et l’objectif de 100 000 bornes électriques dès 2021, en affirmant que « tout renouvellement du parc automobile est bon écologiquement ». Derrière ces mesures, l’Elysée ne cache pas sa volonté de sauver Renault, à qui l’Etat prête 5 milliards. L’entreprise annoncera pourtant trois jours plus tard un plan social, avec 4 600 emplois supprimés en France d’ici à 2022.
« Il y a d’ailleurs, au cœur de cette crise, l’opportunité historique, non seulement de soutenir la compétitivité de notre tissu industriel, mais aussi, en faisant le choix d’une baisse décisive des impôts de production, de renforcer durablement la compétitivité du site France », déclare à la suite d’une réunion de la filière, Luc Chatel, le patron de Plateforme Automobile, qui défend les intérêts de l’industrie automobile française. Le secteur se met à communiquer sur la voiture « alternative », symbole de « liberté ». Dans une interview au Point, Luc Chatel avance même qu’il est « dans l’ADN (des constructeurs automobiles) d’être à l’avant-garde des transformations de la société ».
Plus compliqué du côté de l’aérien. Le secteur peut difficilement se maquiller de vert. L’aviation civile émet 2,6% des 37 gigatonnes de CO2 d’origine fossile rejetées annuellement. Jusque là, les progrès techniques n’ont permis que l’abaissement du coût du transport et le développement du trafic au détriment de la protection du climat. Il n’existe pas d’alternative décarbonée. Pas le choix, selon Jean-Noël Geist de The Shift Project, il faut « supprimer les lignes aériennes là où il y a des lignes ferroviaires satisfaisantes, et supprimer les créneaux de vols pour qu’ils ne soient pas repris par d’autres compagnies ».
Le think tank prévoit de « transposer dans la grande vitesse ferroviaire les compétences et une partie des emplois d’Air France ». L’entreprise profite d’une aide de 7 milliards de l’État français, même si le gouvernement consent à la fermeture des lignes desservies à moins de 2h30 par le train (hors correspondances, ce qui correspond à 80% des passagers empruntant les vols intérieurs, selon la compagnie aérienne). Un plan de relance du secteur aéronautique à hauteur de 15 milliards est présenté par le gouvernement. “Nous décrétons l’état d’urgence pour sauver notre industrie aéronautique“, déclare le ministre de l’Economie.
Catastrophe en catimini
Si l’automobile et l’aviation concentrent l’attention des médias et des politiques, ils ne représentent qu’une petite part du problème. D’autres secteurs plus discrets mais dont les actions sont tout aussi dangereuses pour le climat et la biodiversité sont à l’œuvre.
C’est le cas des miniers. En Guyane, les orpailleurs se gavent depuis le début de la pandémie. En plein confinement, la commission des mines convoque une réunion à la préfecture afin de valider un nouveau projet minier, nommé… Espérance. Dans une tribune publiée dans Libération, des opposants dénoncent cette mine qui creuserait un trou béant d’1,5 km de large et de 300 mètres de profondeur en pleine forêt amazonienne.
D’autres projets se poursuivent en catimini, comme la ligne transfrontalière Lyon-Turin dont l’avenant de convention de financement est signé par la France, l’Italie et l’Union Européenne jusqu’en 2022 avec une subvention de 813,8 millions d’euros. Sur France Bleu Pays de Savoie, Stéphane Guggino, délégué général du comité pour la Transalpine Lyon-Turin y voit même une occasion de participer à l’effort économique : « On sait que les grands projets d’infrastructure sont des leviers très forts de la relance économique en terme de création d’emplois et d’activité pour les entreprises ».
Pendant que l’administration française distribue les blancs-seings aux industriels, elle en dénonce les méthodes en public. Après la tribune de l’EPE, Elisabeth Borne, ministre de la transition écologique d’avant le remaniement, « met en demeure » dans un courrier quatre-vingt dix patrons, les enjoignant à agir pour l’environnement. Brune Poirson, médiatique secrétaire d’état du précédent gouvernement, se met en scène contre les lobbies du plastique et déclare dans La Provence : « Tous ces lobbies, on les a fait sortir par la grande porte […] et ils sont en train de revenir par la fenêtre. On ne peut pas le tolérer ». Elle ajoute sur RTL : « J’ai besoin d’être soutenue dans ce combat-là ». Et parlant des industriels du plastique : « Ils ont fait de l’opportunisme épidémique ». L’European Plastics Converters, lobby européen du plastique, plaide dans une lettre adressée à la Commission européenne pour le report de la directive plastique avec levée des interdictions sur certains articles.
Nourrir le monde d’après : les défis posés par le secteur agroalimentaire
Les actions de certaines filières détruisent directement la biodiversité. L’agroalimentaire se sert de la crise pour faire fi des réglementations et conforter le modèle productiviste. En parallèle, un accord de libre échange entre l’Union européenne et le Mexique est scellé le 28 avril, prévoyant que « la quasi-totalité des échanges de biens entre l’UE et le Mexique seront exempts de droit de douane ». Une ouverture du marché européen à 20 000 tonnes de viandes bovines outre-atlantiques, interdites jusque-là sur le continent pour des raisons sanitaires. Tout le contraire de ce qu’on attend du « monde d’après », selon Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne qui souhaite un changement complet du système agricole. « Il faut un élevage lié aux ressources du territoire et diversifié », explique l’agriculteur. Ce militant ne veut plus des fermes usines. Il prône la polyculture et veut doubler le nombre de paysans en France. Il faut pour cela revoir la Politique agricole commune, en cours de négociation à Bruxelles, et revoir les critères d’aide, aujourd’hui calculés selon la superficie en hectares des exploitations, afin d’encourager les nouveaux paysans.
Même constat du côté des pêcheurs. Alors que des chalutiers industriels ont profité seuls du Golfe de Gascogne durant le confinement, certaines associations se sont mobilisées. Impossible de savoir exactement quels dégâts ces navires ont occasionné, à cause de la période de confinement, précise au Média l’Observatoire Pelagis.
« Ce sont des bateaux qui pêchent deux cent tonnes de poissons par jour, c’est ce que traite la criée de Lorient en une journée, la plus grande criée française », dénonce Thibault Josse, chargé de mission à l’Association Pleine mer. « Un pêcheur artisan pêche 200 kilos en une journée, on n’est donc pas du tout sur les mêmes échelles », tempête ce militant de la pêche durable. « L’impact écosystémique est énorme », précise-t-il, accusant aussi les industriels de la croissance bleue de vouloir faire du profit sur le littoral avec la crise. Mentionnant notamment l’expulsion de la ZAD de la dune, mobilisée contre un projet de port de plaisance sur zone humide, qui nécessite de couper une dune, ou des menaces qui pèsent sur la ZAD du Carnet contre un projet industriel et portuaire : « Les projets industriels du littoral vont profiter de la relance à grand renfort d’argent public ». Le défenseur de la pêche artisanale craint que les aides de sortie de crise ne favorisent une fois de plus les plus gros et préfère miser sur la résilience des circuits-courts.
Remettre en cause le système de répartition des richesses
Milton Friedman, économiste libéral américain revenu à la mode avec la crise écrivait que « seule une crise, réelle ou perçue, produit un réel changement. Lorsque ces crises surviennent, les mesures prises dépendent des idées qui traînent ». Au regard des éléments observés, c’est un peu ce qui se produit, sauf qu’une véritable bataille idéologique se mène, entre, d’un côté, activistes et scientifiques qui accumulent les propositions pour le « monde d’après » et de l’autre, industriels et politiques qui tentent de sauver le « monde d’hier ».
Une partie des experts interrogés dans le cadre de la rédaction de cet article appelle à une économie de la sobriété. Force est de constater que le chemin pour y parvenir est semé d’embûches. Paul Jorion, spécialiste de la finance, l’explique : « Il faut d’abord sacrifier ce système si on veut une véritable décroissance harmonieuse ». L’économie étant en pleine dépression, difficile de se relancer. A ceux qui voient une décroissance de fait, Paul Jorion rétorque que « croire qu’il suffit de consommer ou produire moins est d’une naïveté confondante, alors que la croissance est l’aliment dont se repaît le capitalisme. Il ne peut y avoir de décroissance sans élimination préalable du capitalisme ».
Maxime Combes (Attac) abonde : « Le monde d’après se construit aujourd’hui. Quand on aide Air France et Renault sans conditions, on fait en sorte que le jour d’après ressemble au jour d’avant. Il n’y aura donc pas de jour d’après ». L’économiste constate que « le schéma théorique (du gouvernement) consiste à essayer de faire en sorte que l’appareil productif français corresponde à l’appareil productif d’avant ». Et s’insurge qu’on « donne à ces entreprises, sans garantie sur l’emploi, aucune condition explicite sur le maintien de site. On ne leur demande que des objectifs avec un rapport à la fin de l’année ».
Crédits Illustration de Une : Adrien Colrat – Le Média.