Il y a des années, pourtant, où l’agar-agar ne prend pas. Où l’on se dit que l’étoile a pâli, que la saison ressemble beaucoup trop aux précédentes, qu’on a soupé des « Boîtes Noires », des clins d’œil complices entre chefs étoilés, des jeux de mots entendus et des épisodes à rallonge – durée réelle : 2 heures 30, durée ressentie : chiant comme la mort – que le casting n’est pas à la hauteur, qu’une certaine lassitude s’est installée et que seule le couvre-feu ou une conscience professionnelle exacerbée empêche de zapper. L’ennui pour Top Chef, c’est aussi qu’il y a aujourd’hui de la bouffe un peu partout ailleurs sur les écrans et que les meilleures séquences de cuisine ne sont plus systématiquement tirées du télécrochet. D’autres acteurs sont parvenus à tirer leur épingle du jeu et c’est le cas de Servant, série crée par Tony Basgallop, produite par M. Night Shyamalan (qui, bonne pâte, a réalisé quelques épisodes) et disponible pour les six abonnés d’Apple TV+ (la deuxième saison se termine vendredi 19 mars).
Rien ne l’indiquait dans le pitch ; des bourgeois de Philadelphie accueillent au sein de leur foyer – une baraque à trois étages luxueusement meublée pour rappeler j’imagine à la fois Rosemary’s Baby et l’ego du producteur – une étrange jeune fille au pair, Leanne, venue s’occuper du nouveau né, Jericho. Problème, Jericho est décédé dans des circonstances tragiques et a été remplacé par un poupon de substitution que seul la mère, Dorothy, étreint comme s’il était vrai. Le lien avec la bouffe est uniquement tiré par le mari Sean, chef à domicile qui passe ses journées à tester des recettes pour les évènements dont il assure le catering, avant de s’épaissir d’épisode en épisode. Puisque la mère a abrégé son congé maternité pour reprendre son poste hautement concurrentiel de reporter pour une chaîne locale et que Basgallop et Shyamalan ont décidé que la caméra ne sortirait pas de la baraque, l’action s’articule majoritairement autour de la cuisine dans laquelle Sean reçoit des produits frais, les assemble (les recettes ont été élaborées avec l’aide d’un vrai chef, Marc Vetri), puis les goûte.
« Une des premières choses que l’on m’a apprise, c’est comment retirer la peau d’une anguille. Et c’était terrifiant. Le genre de truc hyper visuel dont on a du mal à se remettre »
Ce qui donne de vrais moments de show culinaire. On scrute la conception d’une glace au homard, d’un gâteau des rois ou d’un haggis cuit dans « l’odeur des champs de genévrier », comme on regarderait une « Dernière chance », l’eau à la bouche et les mains moites. Décrit par Basgallop comme « le genre de chef qui aime vous challenger et cuisiner tout ce qu’il va trouver », Sean brouille les pistes en reprenant un certain nombre de thèmes chers aux afficionados d’Etchebest (réaliser un plat en trompe-l’œil, créer son propre restaurant ou cuisiner en ayant perdu un sens), se servant même dans les dernières tendances – utilisation des abats, consommation d’insectes – pour livrer des recettes plutôt inattendues et répondre à l’éternelle question : comment accommoder le lait maternel grâce à la cuisine moléculaire ?
Cette approche érudite serait probablement sans saveur si la cuisine de Servant ne dépassait pas la simple dimension cosmétique, plongeant le spectateur dans des états successifs de perplexité, fascination ou dégoût selon les appétits. Comme rehaussée par le genre, elle est la pierre angulaire d’un puzzle que Shyamalan s’amuse à faire et défaire, apportant son lot de symboles, ésotériques, bibliques ou ragoûtants. Probable héritage de l’expérience en école hôtelière de son créateur, Tony Basgallop, qu’il décrivait sur le site de Collider : « une des premières choses que l’on m’a apprise, c’est comment retirer la peau d’une anguille. Et c’était terrifiant. Le genre de truc hyper visuel dont on a du mal à se remettre », et qui prend, le temps d’un épisode, la forme d’une inoubliable scène de crucifixion, où ce qui est mort ne l’est peut-être pas vraiment.
Dans les films d’horreur, la cuisine est souvent le refuge d’une certaine normalité, comme si la commensalité apportait une réponse ordinaire à des évènements hors du commun. Parfois, on joue de ce contraste et on profite d’un repas tout ce qu’il y a de plus banal – à bord du Nostromo ou en famille avec Leatherface – pour faire surgir l’effroi. Dans une des featurettes promotionnelles vantant les mérites de sa série, Shyamalan soulignait l’importance de la bouffe comme « métaphore de ce qu’il se passe dans la tête des personnages, de ce qu’ils ressentent ». Elle incarnerait ce langage à la grammaire singulière où couper des oignons signifie que vous n’avez envie de parler à personne et dépecer un lapin qu’il y a un problème dans votre couple. C’est heureusement un peu plus que ça.
À rebours des programmes qui ont tendance à aseptiser la bouffe, Servant regorge de gestes de cuisinier, du plus courant (faire des pizzas maison), au plus chelou (transformer le placenta de sa compagne en croquembouche), du plus humble (plumer une oie), au plus bourgeois (ériger une machine à café de compétition au rang de veau d’or) et vient rappeler que la cuisine est faite d’une pointe d’horreur. C’est même ce qui fait son charme.
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