J’ai toujours pensé qu’il serait préférable pour l’humanité de laisser les armées du monde entier mourir à petit feu plutôt que de continuer chaque année à gonfler leurs rangs de sang neuf. Et je crois que pas mal de gens partageaient mon avis, du moins jusqu’à il y a peu. Les gouvernements d’Europe ont investi dans la diplomatie et réduit la priorité accordée à la course à l’armement. Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie a remis les choses en perspective, suscitant une nouvelle vague d’admiration envers les personnes qui portent des uniformes camouflés au quotidien.
Aux Pays-Bas, mon pays d’origine, les demandes d’engagement dans l’armée ont connu une forte augmentation au début de la guerre, même si elles se sont stabilisées depuis. Nous dépensons déjà 13 milliards d’euros par an pour la défense, mais début mars, le gouvernement néerlandais a ajouté à ce budget 10 milliards d’euros supplémentaires qui seront utilisés au cours des quatre prochaines années, principalement pour augmenter les salaires.
Mais ce n’est rien par rapport aux autres pays européens : le Royaume-Uni consacre environ 64 milliards d’euros par an à son armée, la France 53 milliards et l’Allemagne 52 milliards. En tout et pour tout, les dépenses mondiales de défense ont augmenté de 0,7 % entre 2020 et 2021, et ce, avant même le début de la guerre en Ukraine.
Je me suis entretenu avec l’historien militaire Samuël Kruizinga, de l’université d’Amsterdam, pour comprendre l’évolution de nos attitudes à l’égard des militaires. « Après la chute du mur de Berlin, les forces armées ont traversé une période de confusion, car elles devaient accomplir à la fois des missions de maintien de la paix et des missions de consolidation de la paix », m’a-t-il expliqué. Pour situer le contexte, les missions de maintien de la paix impliquent le déploiement de l’armée pour empêcher deux parties belligérantes de se battre, tandis que les missions de consolidation de la paix se concentrent sur le maintien de la sécurité pendant que les organisations civiles et humanitaires reconstruisent la société.
« Il était difficile de déterminer exactement comment ces missions devaient être mises en œuvre, et le budget nécessaire pour cela », a déclaré Kruizinga. « Actuellement, l’armée peut revenir à son devoir principal : se battre, ou se préparer au combat afin d’effrayer un ennemi potentiel. » En plus de ça, la guerre en Ukraine nous propose des personas clairement définies, du moins d’un point de vue occidental : La Russie, l’agresseur, et l’Ukraine, l’outsider. « Il ne s’agit pas de “gagner les cœurs et les esprits”, comme en Afghanistan », poursuit Kruizinga. « Nous savons que nous devons soutenir les Ukrainiens, car leur envoyer des armes en cette période pourrait bien faire toute la différence. »
Si échanger avec Kruizinga m’a aidé à comprendre pourquoi les gens se sentaient plus enclins à soutenir l’armée en ce moment, je me suis quand même demandé quel genre de personnes s’engageaient en 2022. J’ai donc décidé d’assister à une journée de recrutement au Fort 1881, une forteresse de défense côtière du XIXe siècle située dans la petite ville néerlandaise de Hoek van Holland.
« On nous pose des questions très étranges, comme “Où faut-il que je récupère mon arme et quand puis-je partir [en Ukraine] ?” », m’a confié Manuel, le soldat souriant qui m’a accueilli à l’entrée. « En réalité, on ne peut pas être déployé comme ça, il faut passer par un processus d’inspection et au moins six mois de formation. Sans oublier que l’armée néerlandaise n’est même pas présente en Ukraine en ce moment. »
Le jour de l’événement, plus de 170 recrues potentielles étaient présentes, plantées au garde-à-vous pendant l’appel du matin. Le programme de l’après-midi se constituait d’une séance de sport, d’une démonstration des chiens de combat et d’une session d’information. Avant ça, nous avons reçu de quoi déjeuner — du pain avec des saucisses, une petite brioche aux groseilles et une briquette de lait.
J’ai demandé à Manuel si c’était la nourriture offerte aux soldats toute l’année, mais selon lui, les dîners sur le terrain sont bien plus somptueux que ce à quoi on pourrait s’attendre. « On mange vraiment bien quand on est en déploiement », m’a-t-il dit. « Je suis allé en Afghanistan en tant que Marine et j’ai eu du homard en plein milieu du désert ».
Après le lunch, alors que nous regardions un homme en combinaison de protection se faire sauter dessus par un chien d’attaque, j’ai discuté avec Luna, 19 ans. La jeune fille m’a dit être intéressée par cette carrière parce que, selon elle, ça l’aidera à repousser ses propres limites. « Dans l’armée, vous faites des choses que vous n’auriez jamais pensé pouvoir faire. Voire que personne n’aurait jamais pu penser faire », m’a-t-elle déclaré.
Luna a déjà participé à un bootcamp d’une semaine sur l’île néerlandaise de Texel. « C’était très dur. Mais une fois que vous l’avez fait, vous avez l’impression d’être un champion. Ce qui me plait vraiment, c’est cette dynamique de groupe. En plus, vous faites quelque chose de bien pour vos semblables. »
Lorsque je lui ai demandé si elle se rendrait en Ukraine, elle m’a répondu qu’elle aimait l’idée de pouvoir faire la différence. « La guerre n’est jamais quelque chose d’amusant. Si on y va, c’est parce qu’on est motivé par l’idée de rendre sa liberté à quelqu’un d’autre. »
Ensuite, ça a été le moment de faire un peu d’exercice. On nous a demandé de courir pendant 12 minutes d’affilée, une activité qui m’a rappelé quelques souvenirs douloureux du lycée. À ma grande surprise — et visiblement à celle des autres — je pouvais facilement tenir le rythme malgré mes chaussures de ville — ou mes « jolies pantoufles », selon les dires de l’un des soldats. Pendant un moment, j’ai ressenti l’adrénaline du champion dont parlait Luna. Jusqu’à ce que je réalise que courir pendant un déploiement réel avec un équipement complet, dans des conditions météorologiques difficiles et avec la crainte de se faire tirer dessus était probablement bien plus difficile que ça.
Quelques instants plus tard, je me suis retrouvé au sol, pointant le laser d’un fusil sur l’herbe. L’instructeur de tir nous a dit que les soldats étaient d’abord entraînés à tirer sur le sol pendant les combats, pour tenter d’effrayer l’ennemi qui approche. Mais si l’ennemi ne bat pas en retraite, il devient pratiquement inévitable de lui tirer dessus.
En raison d’une blessure, l’instructeur n’a lui-même jamais été déployé au cours de ses quatre années de service. Il partira bientôt en Lituanie pour renforcer les frontières de l’OTAN. Lorsque je lui ai demandé s’il avait peur, il m’a répondu que « si vous avez des doutes ou êtes quelqu’un de craintif, on vous dit généralement que l’armée n’est pas faite pour vous. »
Après ça, j’ai rencontré Marjolein, 23 ans, qui travaillait auparavant dans une crèche et est actuellement assistante-dentiste. Elle m’a dit vouloir s’engager dans l’armée parce qu’elle aimait le côté « énergique », et aussi pour les nombreuses possibilités de carrière. Idéalement, elle aimerait être un Marine.
Marjolein m’a confié être au courant des inconvénients liés à l’armée, mais aussi qu’elle était prête à tuer si nécessaire. « Ce n’est évidemment pas la chose la plus sympa à faire, mais si on tire sur les gens, c’est qu’on a bien réfléchi », m’a-t-elle dit. « Je pense que c’est ça qui fait toute la différence ».
Contrairement à Marjolein, Esther, que j’ai rencontrée plus tard dans la journée, n’aimait pas l’idée de devoir tirer avec des armes à feu. « D’autres que moi peuvent le faire », m’a-t-elle dit. « Moi, je veux bien bricoler avec les machines ». Esther, qui est ingénieur de service dans l’entreprise de son père, vise un poste technique, où elle travaillerait avec des chars, des hélicoptères et des avions.
J’ai également rencontré deux personnes qui sont déjà dans l’armée : deux soldats de réserve affaissés sur une chaise, fumant des clopes au soleil. Leur tâche du jour était d’enrôler les nouvelles recrues. Ils ne seront appelés à la guerre qu’en cas d’attaque d’un pays de l’OTAN, « mais alors dans ce cas, tout est déjà perdu », m’a dit l’un d’eux.
Milo, l’autre réserviste, se décrit comme un « grand pacifiste », une déclaration étrange étant donné qu’il a rejoint l’armée volontairement. Il s’est engagé comme Marine dans les années 1990 et a ensuite commencé une carrière dans l’informatique. Il m’a raconté être devenu réserviste pour pouvoir exercer une certaine influence au sein de l’organisation.
« Si je ne suis pas d’accord avec quelque chose, j’envoie parfois un mail aux commandants », m’a-t-il expliqué. Par exemple, Milo a fait savoir à ses supérieurs qu’il n’était pas d’accord avec l’envoi de bombardiers en Syrie. Même si ses mots sont tombés dans l’oreille d’un sourd, son objectif est au moins d’être une épine dans le pied de cette organisation hiérarchique. « Je reçois souvent une réponse par e-mail qui commence par “Bonne question” » m’a-t-il dit.
La journée s’est terminée par quelques boissons et la possibilité de s’enrôler, ce que j’ai décliné. J’ai enfin compris pourquoi les gens s’engagent encore dans l’armée : certaines personnalités s’épanouissent dans cet environnement, sans compter les solides opportunités de carrière en ces temps d’insécurité de l’emploi, d’inflation et de marché immobilier complètement zinzin. Malheureusement pour moi et pour les Miss du monde entier, la paix internationale s’avère être un rêve encore très lointain.